D’après le comptage d’environ 95% des bulletins de vote, le leader pro-russe du Parti des régions, Viktor Ianoukovitch, remporterait de peu l’élection présidentielle ukrainienne contre l’actuel premier ministre Ioulia Timochenko, avec une avance de 2%. Les résultats très serrés laissent augurer une contestation vive des résultats par le camp Timochenko, mais une grande vague populaire rééditant la Révolution Orange avec ses deux anciens protagonistes est peu susceptible de se reproduire. D’autant plus que le scrutin du deuxième tour se serait déroulé normalement comme au premier tour de cette élection.
Les Ukrainiens sont en effet lassés, et 5 ans après, « l’esprit du Maïdan », la place de l’Indépendance de Kiev, siège des protestations de 2004 contre les fraudes et l’influence russe, semble éteint. Viktor Ioutchenko, le président sortant, avait promis de mener l’Ukraine sur le chemin de l’UE, de l’OTAN, de la croissance et de la bonne gouvernance. Défait dès le premier tour avec seulement 5,5% des voix, il paie la situation catastrophique qui frappe ses 46 millions de compatriotes. En 2009, le PIB s’est effondré de 15%. Les investissements étrangers ont été divisés par deux. La devise nationale, la hryvnia, a perdu 60% de sa valeur depuis la fin 2008.
Illusions et déceptions de la « voie occidentale »
Viktor Ioutchenko avait la volonté d’ancrer l’Ukraine à l’Ouest, mais il n’a su ni ménager ses partenaires russes, ni rassurer l’Occident sur sa capacité à réformer. Le pays reste fortement partagé entre un Ouest ukrainophone et pro-occidental, et des régions de l’Est et du Sud russophones, proches affectivement et culturellement de Moscou. Les provocations antirusses du héros de la Révolution Orange ont poussé Moscou à interrompre à plusieurs reprises ses livraisons de gaz à l’Ukraine, provoquant de graves ruptures d’approvisionnement en Europe. 30% du gaz de l’UE provient de Russie, et 80% du gaz russe transite par l’Ukraine : cette menace a tempéré le soutien des capitales européennes à Ioutchenko, alors que l’UE et l’OTAN ont montré à l’été 2008 une reconnaissance de facto à la Russie d’un « droit d’ingérence » dans l’ex-espace soviétique. L’incapacité de Ioutchenko à juguler la corruption endémique et à établir une gouvernance rassurante pour les milieux d’affaires a d’ailleurs poussé le FMI à suspendre ses prêts à l’Ukraine à l’automne 2009.
La campagne de 2010 a été particulièrement rude, riche en provocations et en coups bas. Désemparés par la démobilisation de l’électorat, les partis n’ont pas hésité à payer des figurants pour assister aux meetings électoraux. Un site web a même proposé aux citoyens de monnayer leur suffrage.
Ancien partenaire devenu ennemi déclaré, le président Ioutchenko a refusé de soutenir son premier ministre Ioulia Timochenko durant la campagne. Il s’est montré hostile jusqu’à la dernière minute : dans les dernières semaines de son mandat, il a limogé le gouverneur de Dniepropetrovsk favorable à « Ioulia la Tigresse » et a voté un règlement électoral qui défavorise son parti, le Bloc Ioulia, dans la tenue des commissions électorales chargées de valider la présidentielle. Un outsider est venu perturber le jeu : ancien président de la banque centrale, l’homme affaires Serguei Tiguipko, avec 13% des voix au premier tour, a séduit l’électorat éduqué des grandes villes par sa rhétorique nuancée et sa volonté de renier les erreurs du passé, dans l’équilibre entre Russie et UE. Le refus de Tiguipko de devenir premier ministre de Mme Timochenko si elle remportait la présidentielle a rendu insuffisant son bastion traditionnel, l’Ouest ukrainophone, plus catholique et proche de l’UE.
De son côté, Ianoukovitch a eu l’intelligence de ne pas répéter son erreur de 2004 où il était passé pour le « candidat du Kremlin », en apprenant l’anglais et en peaufinant son ukrainien. Il a su défendre au moins en apparence des vues d’indépendance face à la Russie, et soigner ses réseaux chez les industriels de l’Est plus soucieux de leurs débouchés européens que du lien avec Moscou.
Pendant ce temps le clivage Est-Ouest s’est brouillé dans l’esprit des électeurs, quand Ioulia Timochenko a signé à l’automne 2009 un accord gazier inédit entériné avec Vladimir Poutine. L’ex-héroïne de la Révolution Orange a déçu les plus nationalistes par sa Realpolitik et son appétit de pouvoir personnel.
Vers une normalisation des relations Ukraine-Russie ?
L’élection de M. Ianoukovitch ancre l’Ukraine à l’Est, dans la sphère d’influence de son voisin russe. Piètre orateur, ce géant de deux mètres a des manières rudes et le verbe rugueux. Ancien mécanicien de 59 ans, détenu dans sa jeunesse, il est un produit du Donbass industriel et russophone. Deux fois premier ministre durant l’ère Koutchma et sous Ioutchenko, il s’est toujours opposé à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Après la guerre en Géorgie en 2008, il avait proposé la reconnaissance de « l’indépendance » de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud. Contrairement à Ioulia Timochenko, il ne soutient pas l’adhésion à l’UE mais un « partenariat stratégique » avec Bruxelles.
La Russie est donc assurée de conserver sa base navale stratégique de Sébastopol, auparavant menacée d’expulsion, et le russe pourrait devenir la seconde langue officielle du pays. Pour autant, son retour aux affaires pourrait être synonyme de stabilisation : Moscou a d’ores et déjà annoncé le retour de son ambassadeur à Kiev, et les milieux d’affaires semblent rassurés par le « statu quo ante », synonyme de bon approvisionnement énergétique, et la fin d’un aventurisme politique audacieux mais coûteux sur le plan économique. Le réalisme et la nostalgie ont triomphé à Kiev.
Une élection avec un vrai débat démocratique
Malgré ces péripéties, le bilan de l’élection présidentielle ukrainienne reste éminemment positif. Il est en effet le signe de l’installation d’une démocratie libre et bien vivante, ce qui est une exception dans l’espace postsoviétique hors UE. La participation de 70% montre une mobilisation inattendue des 37 millions d’électeurs, et le caractère démocratique du premier tour de scrutin a été validé par les observateurs de l’OSCE et de la Commission européenne.
Contrairement à Bakou, Moscou ou Astana, il est tout à fait impossible en Ukraine de prévoir à l’avance l’issue d’un vote. A Lviv, à Kharkov ou à Odessa, dans les cafés, on lit et on commente la presse, et il est possible de défendre librement ses opinions politiques haut et fort sans craindre la répression.
La démocratie ukrainienne est encore dans son adolescence : si la victoire de Ianoukovitch l’éloigne de l’UE sur le plan géopolitique, son chemin encourageant vers l’état de droit montre qu’elle partage nos valeurs européennes.
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