Yaryna Chornohuz, poétesse et engagée sur le front : “La poésie est la lumière fragile après le vide causé par la mort d’un ami”

, par Kassy Vallejo-Ramirez, Maëlle Aillet

Yaryna Chornohuz, poétesse et engagée sur le front : “La poésie est la lumière fragile après le vide causé par la mort d'un ami”
Conférence organisée à la librairie Dinali et animée par la maison d’édition Tripode à l’occasion de la parution de C’est ainsi que nous demeurons libres de Yaryna Chornohuz Photo de Kassy Vallejo-Ramirez

Médecin militaire et caporal-chef puis pilote de drone au sein des Forces armées ukrainiennes, Yaryna Chornohuz incarne la résistance obstinée d’un peuple confronté à une agression persistante. Poétesse reconnue, son recueil “C’est ainsi que nous demeurons libres” a reçu en mars 2024, le prestigieux prix Taras-Chevtchenko de littérature. Écrit dans les tranchées, lors de brefs instants d’accalmie, son œuvre évoque avec force la perte d’amis, mais aussi d’un premier amour. Elle se bat avec détermination pour préserver son libre arbitre face à la violence. De passage à Strasbourg pour évoquer son expérience de la guerre et le rôle de la poésie dans le conflit, Le Taurillon est allé à sa rencontre.

Le Taurillon : J’aimerais que vous reveniez sur votre expérience en tant que médecin militaire dans le Corps des Marines ukrainiens, entre 2020 et 2024. Avez-vous suivi des études ou une formation en médecine avant de vous engager, ou votre apprentissage s’est-il fait directement sur le terrain  ?

Yaryna Chornohuz : Avant mon contrat militaire en 2020, j’étais déjà engagée comme secouriste volontaire au sein d’une unité appelée Hospitallers pendant la guerre du Donbass [2014-2022]. J’y ai suivi ma première formation et y ai également apporté mes premiers soins à un blessé sur la ligne de front, en 2019, aux côtés d’une équipe de secouristes plus expérimentés. Nous étions trois à assurer son évacuation.

Lorsque j’ai signé comme soldate en 2020, j’ai suivi une formation de six mois selon les standards de l’OTAN : deux mois et demi d’entraînement militaire de base, puis deux mois et demi de formation spécialisée pour les infirmiers de combat. Au total, j’ai donc bénéficié d’environ trois mois d’études en secourisme, très intensives. Toute mon expérience par la suite s’est déroulée sur la ligne de front. Mon rôle consistait à accompagner le peloton sur toutes les missions, notamment lors d’opérations de reconnaissance. Il nous arrivait également de travailler comme simple infanterie, en première ligne, tout en assurant les premiers secours aux blessés.

Le Taurillon : Vous êtes aujourd’hui opératrice de drones dans la même unité, un changement important de rôle et de responsabilités. Aujourd’hui, environ 100 000 femmes servent dans l’armée ukrainienne, dont près de 10 000 sur les lignes de front, occupant des postes allant de combattantes à opératrices de drones. Sachant que la conscription obligatoire ne concerne pas les femmes, qu’est-ce qui a motivé ce changement pour vous ?

Yaryna Chornohuz : Lorsque j’étais encore médecin sur le terrain, j’utilisais déjà des drones : nous avions commencé à les déployer quelques mois avant l’invasion à grande échelle.

L’introduction de l’équipement au sein de l’unité a été difficile, mais j’ai réussi à faire entrer deux petits quadricoptères autonomes [drone à quatre hélices] dans mon peloton, ce qui m’a permis de me familiariser avec leur utilisation et d’acquérir une première expérience concrète sur le terrain. Pendant l’invasion à grande échelle, et notamment durant les premiers mois, les drones ont permis de sauver des vies au niveau du peloton et de la compagnie. En mars 2022, par exemple, le mauvais temps et l’hiver rendaient les observations au sol particulièrement périlleuses. Grâce aux appareils que nous pouvions déployer, nous obtenions une vision claire de la situation. Le commandement pouvait ainsi estimer le nombre d’ennemis présents et décider des actions à engager, notamment lorsque nous étions largement en infériorité numérique. J’ai donc compris très tôt l’utilité opérationnelle des drones.

En 2024, une autre compagnie a été restructurée en unité de drones. Mon commandant savait que j’aimais piloter autant que prodiguer les premiers secours ; il m’a ainsi proposé de devenir pilote de drone. J’apprécie particulièrement de pouvoir observer le terrain et, si nécessaire, d’intervenir sur des cibles ennemies.

Le Taurillon : Dans votre recueil, vous écrivez : “Je vois la mort de si près, mais toujours derrière un écran. C’est une guerre des yeux, de caméras, de mains sur une manette. Et pourtant, c’est toujours de la chair qu’on voit en bas.” Les nouvelles technologies, comme les drones, transforment profondément la manière de faire la guerre, mais aussi de la voir. Pensez-vous que cette forme de guerre “à distance” change le rapport à la violence ?

Yaryna Chornohuz : Bien sûr, cela change la manière dont on perçoit les choses. Dans une guerre classique, ce que peu de gens savent, c’est que de grandes troupes se déplacent dans ce que j’appellerais l’”art du moment”  : cet instant précis où une armée en mouvement s’empare d’un territoire, où tout bascule. Dans ce type de guerre, il peut y avoir des échanges de tirs, mais c’est surtout une affaire de timing  : savoir quand et par qui, parmi les deux camps, un territoire sera conquis.

La violence au contact, les tirs directs, existent bien sûr, mais pas en permanence. Cela se produit surtout lorsque la ligne de front est stable. C’est ce que nous appelions une «  guerre étrange  », comme celle entre 2014 et 2022, avant l’invasion à grande échelle  : une guerre avec beaucoup de victimes causées par des fusils d’assaut, des lance-grenades, etc.

Aujourd’hui, lors d’opérations offensives rapides, qu’elles soient ukrainiennes ou russes, on retrouve ces combats plus classiques, avec leurs pertes habituelles. Mais les drones ont transformé cette dynamique, la guerre dite classique. Les soldats pilotant un drone se sentent plus en sécurité, et peuvent voir beaucoup plus clairement ce qu’ils font. Avec un fusil, à cent mètres de distance, on ne sait pas toujours si la cible a été touchée. Avec un drone, notamment un Mavic [drone connu pour sa caméra haute qualité et sa facilité de pilotage], équipé de grenades ou un quadricoptère pouvant survoler longtemps un objectif, on voit précisément le résultat et on peut frapper plus efficacement.

Le Taurillon : Vous avez écrit un recueil de poèmes intitulé “C’est ainsi que nous demeurons libre”. Dans quelle mesure l’écriture de ce livre vous a-t-elle permis de rester libre ?

Yaryna Chornohuz : En réalité, il s’agit du titre de l’édition française choisi par mon éditrice. À l’origine, le titre ukrainien est “Dasein : In Defense of presence” . Il y a dans ce recueil de poèmes beaucoup d’éléments liés à l’idée de liberté, et notamment la liberté en tant de guerre. Ainsi, le titre français reflète bien selon moi l’idée principale de mon livre : ne jamais perdre de vue la liberté. Je voulais montrer que même en tant de guerre, il y a de l’espace pour l’amour, l’humanité et pour le respect. Je voulais mettre en avant que les combattants ukrainiens n’ont pas forcément la volonté de tuer ou de commettre des violence, mais qu’ils sont pourtant obligés de le faire.

Taurillon : Dans votre livre, tous les titres sont entre parenthèses. Il y a même un poème qui s’intitule “entre parenthèses”. Qu’est-ce que ce choix littéraire exprime ?

Yaryna Chornohuz : Dans l’édition française, les titres sont entre parenthèses, mais à l’origine, ils étaient entre crochets. Je trouve que la guerre rend les titres et les choses importantes de la vie assez insignifiantes. C’est pour cela que mes titres sont entre parenthèses : cela signifie qu’avec la guerre, tout devient si petit et si peu important… Si même les vies deviennent si peu importantes en tant de guerre, que pouvons-nous dire de simples titres de poèmes dans ce cas ? Il fallait donc que je les mette entre parenthèses.

Taurillon : Vous avez reçu le “ Women in Arts Award. The Resistance 2024 ”, qui met en avant votre travail artistique dans le contexte de la guerre et la manière dont il participe à la résistance culturelle. Comment, selon vous, la poésie et l’art peuvent-ils jouer un rôle dans la résistance morale et culturelle d’un pays en guerre  ?

Yaryna Chornohuz : L’identité ukrainienne est liée à l’art et à la littérature. Si tout le monde ne connaît pas l’histoire de l’Ukraine, ceux qui la connaissent savent que notre identité ukrainienne a survécu à des siècles de colonisation. Face à cela, les artistes ont conservé l’identité ukrainienne et l’ont transmise de siècle en siècle. Ils ont réussi à garder cette idée que la langue ukrainienne est importante, que le fait d’être ukrainien est important, qu’il ne faut pas le perdre.

Aujourd’hui, quand on écrit depuis la ligne de front, on fait la même chose : on essaie de préserver cette mémoire des temps difficiles. Les artistes du siècle dernier ont gardé la trace de nombreuses guerres et de périodes dures pour notre peuple, et nous faisons pareil. Je ne suis pas la seule poète sur la ligne de front. On a toute une génération d’artistes qui écrivent avec une vraie réflexion sur cette guerre.

Le Taurillon : Vous avez dit que la guerre aide à repenser la mort, la peur, et même le vieillissement. Quels enseignements avez-vous tiré de cette expérience, et comment cela se reflète dans vos poèmes ?

Yaryna Chornohuz : La guerre ramène tout à sa base primitive. Elle m’a aidée à comprendre que la mort peut être perçue comme une expérience. J’ai vu mes camarades, et plusieurs civils mourir sous mes yeux. Avec ce recueil, il y a cette idée que la mort peut être quelque chose de très proche, même lorsque l’on est jeune. Je voulais montrer ce sentiment de proximité avec la mort : on peut la traiter comme une amie ou une expérience. Elle peut même devenir quelque chose de routinier, que l’on vit au quotidien… Dans ce cas, l’amour devient tout. À la guerre, les gens commencent à aimer des choses très simples qu’ils ne sauraient pas apprécier ordinairement. À la guerre, tu comprends qui tu aimes, ce que tu aimes vraiment, et ce qui est vraiment important pour toi. Dans mes poèmes, j’ai donc essayé de transmettre ce sentiment d’amour.

Pour ce qui est de vieillir, s’agissant de ma génération d’Ukrainiens, je crois qu’avec tout ce que nous avons vu et compris sur la vie à cause de la guerre, nous avons parfois ce sentiment d’avoir plus de 60 ans…

Le Taurillon : Vous avez évoqué la poésie comme un moyen de traverser la guerre et de fixer cet état d’existence “en plein vol”. Écrire vous permet-il parfois de vous échapper, de trouver un moment de respiration ou de refuge face à l’horreur quotidienne ou au contraire, vos poèmes vous obligent-ils à affronter encore plus directement ce que vous vivez, à regarder la peur, la perte et la violence en face  ?

Yaryna Chornohuz : Il y a là un paradoxe. Après la mort d’un ami, il y a un grand vide qui demeure, qui dévore. La poésie est peut-être la seule chose qui peut venir après. Les poèmes sont comme une toute petite lumière après ce vide laissé. En ce sens, oui, la poésie constitue une thérapie. Elle permet de se souvenir, de faire perdurer l’existence de cette personne. Dans mon cas, le pouvoir de la poésie concerne aussi les territoires Ukrainiens sous occupation, que je considère comme des amis proches. Ils me manquent énormément. En tant que militaire, je les connais très bien : rivières, forêts, petits villages… Tout cela est très concret pour moi, et je le conserve dans mes poèmes. Par contre, lorsque je relis mes poèmes, et là est le paradoxe, c’est très douloureux. Je me remémore certains moments que mon esprit souhaite effacer. Malgré tout, mes poèmes sont les plus honnêtes possible. Ils ont été écrits durant des moments difficiles, et je ne cherche pas à les adoucir ou à les simplifier.

Le recueil de poèmes mentionné dans cet article s’intitule C’est ainsi que nous demeurons libres de Yaryna Chornohuz, paru aux éditions Le Tripode en 2025.

Propos receuillis le 03/10/2025 par Kassy Vallejo-Ramirez et Maëlle Aillet

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