Vers les élections européennes : le courage d’exister (et de résister)

, par Giulio Saputo, traduit par Matteo Cadenazzi

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Vers les élections européennes : le courage d'exister (et de résister)
Dessin : Giulia Del Vecchio.

C’est depuis les dramatiques années ’30 que l’Europe n’avait pas vécu une crise systémique. Il s’agit d’un retour en arrière qui est difficile à imaginer pour un monde qui ne s’en souvient pas et qui vit dans un présent, sans passé et sans avenir. La plupart des responsables politiques (et des citoyens) ne se risquent pas à une analyse sur le long terme : interpréter l’histoire est complexe et courir après la foule est immensément plus facile.

Malheureusement, les tendances actuelles éloignent nos esprits d’une réflexion autour des lignes chronologiques allant au-delà du hic et nunc (ici et maintenant, NDT). Nous nous réjouissons de notre droit de déléguer (et de ne rien faire), mais ensuite, nous ne pouvons pas éviter de céder à l’irrésistible tentation de tout juger sans rien connaître. Avant tout, une attitude, un véritable style de vie et de pensée prévalent : être gagnant. Tous leaders, grands ou incompris, personne ne perd jamais, personne ne s’assume la responsabilité de ce qui se passe, personne n’essaye de comprendre les raisons des autres, car simplement la défaite, la vieillesse ou la mort n’existent pas. Des catégories inconnues et désormais incompréhensibles pour ceux qui prétendent toujours posséder la vérité.

La politique semble être reléguée au royaume du superficiel, aussi peu profond qu’une flaque d’eau, dans laquelle il est facile de se vautrer inconsciemment. Cris irraisonnés, slogans insensés et rumeurs délirantes sont à l’ordre du jour, comme si nous ne parlions pas de nos vies, de notre demain, de ce que nous sommes et de ce que nous allons devenir. Les grands récits semblent faire complètement défaut, comme d’ailleurs la stature morale nécessaire à penser à l’avenir des générations futures et pas seulement à la conquête d’un pouvoir éphémère et décadent. Il manque la dignité de faire de la véritable politique, celle qui visait à réaliser des valeurs dans l’histoire. Il manque toute forme de bon sens. Il n’y a pas le courage de prendre du recul pour permettre à toute la communauté d’avancer.

Pendant ce temps, nous raclons le fond d’une société abattue, d’une « chose publique » faussée et transformée en passerelle pour satisfaire ses propres fans : voici l’image de la participation à la catharsis collective des tragédies d’un continent de plus en plus grotesque, où il n’y a plus aucune place pour les idéologies, pour une sacralité laïque, pour le respect des autres, pour la dignité et pour l’avenir. Nous vivons un éternel présent, fait de violence, de colère, de haine, d’ignorance, que les démagogues peuvent facilement canaliser contre la prochaine victime. Nous sommes entourés d’un langage de plus en plus simple que les réseaux sociaux ne font que favoriser, dépersonnalisant toute forme de relation. Désormais, tout est permis et peu importe si les choses sont vraies ou fausses, ce qui compte est qu’elles servent à nous donner l’illusion d’une identité et à créer une forme primordiale de groupe, de « troupeau imaginé », souvent fondé sur le racisme, la xénophobie, la haine et le rejet de la science.

Nous exprimons cette fureur aveugle contre un bouc émissaire, comme les migrants, mais nous ne pouvons pas vraiment penser que tous nos problèmes dépendent de ces individus désespérés et de la relativisation du même concept de ce qui est humain (et donc mérite du respect) et de ce qui ne l’est pas. La politique de sauvetage dans la Mer Méditerranée n’est pas un réseau social où l’on ‘poste’ des offenses ou l’on préfigure des sentences de Terreur : en fait, nous parlons d’êtres humains ici. Il y a des responsabilités historiques individuelles et collectives pour nos actions d’aujourd’hui et qui retomberont comme un rocher sur la mémoire que nous laisserons (même pour une réalité sans mémoire et sans futur comme la nôtre). Sauver des personnes à la dérive au milieu de la mer n’est jamais « de l’angélisme », c’est plutôt une expression de civilisation. Il ne faut pas avoir le pedigree de « camarades » pour respecter les droits universels. Croire que la vie doit toujours être protégée n’a jamais été une prérogative de la « haute société de gauche ».

D’autre part, l’intelligentsia européenne ne peut pas continuer à s’isoler et à traiter les autres comme des imbéciles ou selon une pédagogie de la raison qui illumine tout d’en haut : elle doit plutôt parler au cœur des citoyens qui n’arrivent plus à supporter des faibles excuses pour justifier le marais dans lequel nous sommes immergés. Elle doit cesser de s’élever sur des tribunes tellement hautes qui lui empêchent de distinguer les personnes, en condamnant sans appel « la racaille ignorante » qui cherche à changer la situation actuelle, un statu quo et un establishment qui ne donnent aucune perspective ni avenir à ce désespoir. Evidemment on ne fait pas de bonne politique de salon sans salaire, sans emploi, sans rêves, sans même une once d’espoir. Une seule chose semble prévaloir : la colère. La colère est commune à toute la société, elle nourrit les cris d’en bas qui montent désespérément et qui reviennent ensuite à insulter la foule : c’est comme un beau brouillard qui enveloppe tout sans distinction et qui empêche de voir la direction d’un navire grand comme un continent à la dérive.

Probablement, la colère provient de la peur de ne plus avoir les coordonnées pour s’orienter dans un monde complexe, où la politique a renoncé à jouer son rôle. Les institutions ne sont pas capables de donner des réponses à nos problèmes et la méfiance nous mène à regarder autour de nous avec désespoir. Nous nous sentons de plus en plus incertains, sans la moindre garantie d’un avenir, puisque nous n’arrivons même pas à le concevoir. Autrefois la religion, puis l’Etat et les grandes idéologies assuraient quelques réponses aux questions ancestrales et donnaient une certaine consolation même dans les moments plus durs. Aujourd’hui il n’y a qu’un gouffre que nous remplissons en consommant et, lorsque nous ne le pouvons pas, cela suscite un mécontentement qui est déjà presque de la haine à verser contre quelqu’un. Une partie dégénérée de la politique souffle sur ce feu et risque de transformer le malaise en violence, en volonté de supprimer toute forme de dialogue, d’effacer la démocratie, les droits et de tout détruire. Un mécontentement permanent qui se transforme en haine irrationnelle et est utilisé comme instrument de gouvernement.

Les responsables de cette situation que nous vivons aujourd’hui proviennent de tous les partis politiques du passé et du présent, sans distinction. Il est inutile de se cacher derrière un masque si l’on veut être entendu par ceux qui n’en peuvent plus des moqueries, des compromis à la baisse, des collusions, des jeux de pouvoir et qui par désespoir préfèrent des réponses faciles et l’appel de ces sirènes qui chantent le consensus plébiscitaire, la crise de la démocratie et la venue de l’autoritarisme. Plus nous attendons à accepter la réalité de ce moment, plus il sera difficile pour nous de trouver la force et de lever la tête pour dire ce qui est juste au lieu de ce qui est plus simple. On avait réussi à vaincre le racisme et le nationalisme avec la force de la raison (et avec la dure expérience d’un « Siècle de fer »), mais aujourd’hui nous sommes à nouveau trompés par ces faux mythes et par leur promesse de nous trouver un ennemi. En effet, notre pire ennemi c’est nous-même et il faut rompre les chaînes d’un système politique et institutionnel national et supranational afin de rester à la hauteur des défis d’un monde globalisé et des réponses que nous exigeons en tant que citoyens. L’Europe doit être changée et non détruite : cela signifie avoir encore un avenir en tant que citoyens nationaux, en tant que citoyens européens et (encore une fois) en tant que civilisation.

L’Union a une valeur historique car c’est le seul modèle existant d’intégration pacifique et démocratique entre des États. Sans aucune guerre, les problèmes ont été traités dans une assemblée et autour d’une table. C’est le seul acteur global qui rejette explicitement le nationalisme compétitif, qui défend l’environnement, les droits humains, la démocratie, la lutte contre le racisme et contre les inégalités entre les sexes, le développement durable et un modèle clair de protection sociale. C’est un quasi-État qui n’a pas la nécessité d’exporter son modèle avec violence, mais qui se base sur l’unité dans la diversité d’une communauté de destin qui partage un projet conjoint de paix et de justice. Qui défendra ces instances dans le monde quand cette unicité sera éteinte ?

Bien sûr, l’UE peut être améliorée : il lui faut des institutions qui fonctionnent de façon réellement démocratique et un budget autonome pour construire des politiques. A présent, il s’agit d’une construction de plus en plus fragile entre les mains des États et du Conseil qui sont en train de la transformer en un monstre incompétent (voir les avancements intergouvernementaux et la technicisation croissante). L’UE a été utilisée comme justification des échecs ou des erreurs d’une classe dirigeante incompétente mais, malgré cela, les citoyens peuvent toujours la voir comme un espoir par rapport à ce qu’ils observent sur le plan national. Le problème est que le peuple européen devrait enfin s’indigner et récupérer sa souveraineté, en l’inscrivant sur un plan supranational et en l’arrachant des mains avides et rachitiques des États, mais malheureusement son égard est encore myope et incapable de viser haut.

Il nous reste toutefois de l’espoir. A droite et à gauche des nombreuses forces politiques ont compris que la vraie bataille de notre temps doit être combattue en Europe, en reformant la structure de l’Union avec la contribution du seul organe véritablement représentatif du peuple de ce continent dans son intégralité : le Parlement européen.

En ce sens, il est absurde que les organismes intermédiaires et l’associationisme ne collaborent pas et n’opèrent pas ensemble afin de sauver la démocratie, les droits humains, la liberté. Il semble que l’on vive le long d’une route qui tourne inexorablement en rond, incompréhensiblement distante de la réalité concrète. Bien qu’apparemment il y ait des grands efforts, ce sont toujours les différences qui prévalent, mais aussi les spécificités infinies, la sectorialité, la classique expression « ma bataille est plus importante que la tienne ». Les pensées catholique, libérale ou socialiste ont toutes certains points communs qui sont à la base de l’histoire des idées qui caractérise notre culture : l’homme, la modernité, l’universalité. Malgré cela, les incompatibilités l’emportent, même si c’est le monde démocratique forgé par ces trois idéologies ensemble qui est en train de mourir. Désormais, les mêmes organismes intermédiaires risquent de devenir seulement une minorité dans cette nouvelle société « pathologiquement insécure / non libérale » et de représenter des intérêts tellement marginaux qu’ils sont négligeables pour les citoyens eux-mêmes.

Il est tard, il n’y a plus de temps pour la chasse aux sorcières, pour les épurations, pour les congrès permanents ou pour les procès médiatisés. Arrêtons de nous perdre dans des luttes intestines et parlons plutôt de propositions, de récits, de projets qui construisent et qui ne détruisent pas. Dans ces moments désespérés, on aurait besoin de dialogues, de ponts, d’humilité, mais malheureusement il me semble (chaque jour davantage) que tout cela est aussi rare que l’or.

La question est simple : pour quel type de Pays et pour quelle Europe voulons-nous nous battre ?

La confrontation politique ne se joue plus sur le terrain de l’ancienne ligne de démarcation qui sépare la droite et la gauche, mais elle ne peut non plus être réduite à une lutte entre européistes et nationalistes. Le nationalisme (vous pouvez l’appeler aussi souverainisme ou fascisme ou comme vous préférez), vaincu par la vague d’européisme spontané qui a envahi les rues de Rome et de toute l’Europe il y a un peu plus d’un an, maintenant – comme une hydre – dévoile son nouveau visage. Le manque de courage dans la réalisation des grands changements institutionnels, nécessaires pour que l’Union européenne soit à la hauteur des attentes de ses citoyens, a involontairement favorisé le retour de ces monstres sous une forme encore pire. L’alliance que les nationalistes européens sont en train de construire révèle que leur but n’est plus de démanteler l’Union, mais au contraire de renverser complètement les principes sur lesquels elle a été fondée jusqu’à aujourd’hui. Maintenant leur véritable objectif est clair : réaliser une Europe-Forteresse qui soit fondée exclusivement sur le marché unique et sur les fonds structurels, mais qui élimine tout le reste de l’Acquis communautaire. Cela ne signifie qu’une seule chose : détruire la démocratie et renoncer aux droits de l’homme.

Si nous voulons une Europe de la paix, une Europe démocratique et solidaire, une Europe qui soit focalisée sur la liberté et sur les droits, il ne nous reste plus qu’à construire un nouveau front commun et réagir. Les manifestes se multiplient, mais nous avons besoin d’une véritable alternative qui parle d’un projet politique et institutionnel partagé et acceptable par tous. Peu de choses, mais essentielles, sont capables de marquer le pas pour une bataille d’existence (et de résistance).

Jean Monnet disait que « rien n’est possible sans les hommes, rien n’est durable sans les institutions ». Créer ensemble des institutions démocratiques européennes est la dernière défense que nous pouvons ériger contre le retour de ce nouveau nationalisme et encore plus dangereux, pour une Europe qui sache se montrer dans le monde comme une forte alternative à l’impérialisme chinois et à l’image « America First » de Trump. C’est le meilleur héritage que nous pouvons tirer des batailles décennales de Spinelli, de Ventotene à Bruxelles.

Je ne fais pas référence à des « grandes listes » ou à des « larges rassemblements ». Il ne s’agit pas non plus d’être seulement « anti » ou « contre ». Il ne suffit pas de combattre le nationalisme avec des beaux slogans, mais il faut sortir de cette impasse dans laquelle l’Union se trouve. Le Parlement européen fait beaucoup, mais il devra s’investir davantage. En ce sens, nous n’avons pas besoin de « trains en marche » pour donner des signaux nationaux « de contre-attaque », s’ils ne sont pas en mesure d’assurer une référence unitaire à Bruxelles. Que chacun fasse sa propre campagne électorale, mais fixons quelques fermes principes pour donner un avenir à l’Europe et à la démocratie, tout en regardant bien au-delà de ces élections.

Le grave danger qu’il faut éviter est de ne pas se retrouver impliqués dans une bataille avant-gardiste, de se perdre dans les bagarres des partis, de ne pas avoir combattu pour une vraie révolution et d’être vaincus sans même la dignité d’avoir montré le courage de viser haut contre une réaction qui a très bien compris comment profiter des gloires d’un passé édulcoré par une faible mémoire. Si nous insistons dans la défense de ce qui existe et d’un anachronique statu quo national et européen, nous aurons déjà perdu. Au contraire, si nous voulons avoir la moindre possibilité, il faut donner encore de l’espoir aux gens, à travers des idées qui sachent aller dialectiquement au-delà de ce qui existe et qui puissent ouvrir une fenêtre sur l’avenir : remettons sur la table des propositions concrètes afin de montrer ce que nous voulons être en tant que citoyens européens, avec une précise feuille de route pour une véritable union fédérale. C’est le récit qui peut vraiment donner une réponse aux citoyens dans ses déclinaisons politiques (sécurité civile et sociale, représentation, politiques de migration et d’intégration, etc.).

Tous les candidats aux élections du mois de mai qui se considèrent démocratiques devraient souscrire cet engagement historique, en laissant de coté les grandes listes dans lesquelles ils seront insérés ou leur référence politique. Une fois élus, ils pourront le mettre en œuvre lors de la première confrontation qui verra le Parlement contre le Conseil européen (presque certainement immédiatement pour la nomination du Président de la Commission), en s’appelant à la société civile et aux citoyens. Ils devront répondre.

Mario Albertini disait : « Sans participation à la politique on ne laisse pas les choses comme elles le sont, pas même dans la vie privée. On crée des vacances du pouvoir, c’est-à-dire qu’on confie le pouvoir aux autres, et on accepte que les autres deviennent les maîtres de leur propre avenir ». Il est inutile de nous répéter que nous vivons dans le monde habituel et rassurant que nous connaissons tous. Nous pouvons continuer à rêver que l’Europe et la démocratie soient des finalités de l’histoire et non des processus humains. Nous pouvons aussi imaginer avoir encore du temps pour nous battre entre nous autour des banalités, mais ce ne sera qu’une illusion car aujourd’hui il faut que nous nous concentrions sur la définition concrète de notre avenir.

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