Valéry Giscard d’Estaing : le Conseil européen en héritage

, par Samuel Touron

Valéry Giscard d'Estaing : le Conseil européen en héritage
Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, lors du Conseil européen de Bruxelles en décembre 1977 (source : archives de la Commission européenne)

Européen convaincu, l’œuvre politique de Valéry Giscard d’Estaing laisse des acquis importants pour la construction européenne, la création du Conseil européen en constitue l’héritage principal. Devenue depuis une institution dominante de l’Union, retour sur ce singulier rapport entre Valéry Giscard d’Estaing et l’Europe…

« Vous n’avez pas le monopole du coeur » avait-il déclaré lors du débat du second tour de l’élection présidentielle de 1974 face à François Mitterrand, il y a pourtant un monopole que l’ancien président Valéry Giscard d’Estaing fut le premier à s’octroyer et ce monopole, c’est celui de l’Europe. Issu d’une famille prestigieuse de la grande bourgeoisie française, il s’inscrit dans une dynastie familiale d’hommes d’États : petit-fils de parlementaire, arrière petit-fils de ministres, il descendrait même d’une fille illégitime du roi Louis XV. Son mariage avec Anne-Aymone Sauvage de Brantes à la mairie du très huppé VIIIème arrondissement parisien, fit de Valéry Giscard d’Estaing, pour une grande partie des Français, le symbole de cette droite traditionnelle, vieux-jeu, froide et prude, presque austère.

L’Europe comme horizon pour la France d’après les « Trente Glorieuses »

Passé ce constat, la réalité des faits s’impose, dans un contexte international difficile et face à la fin des Trente Glorieuses et au début de la crise de l’État-providence, Valéry Giscard d’Estaing fut l’homme de la modernité et des réformes ayant le rôle ingrat de devoir mener le « navire France » au cœur de tempêtes multiples. Si le capitaine fut débarqué, l’histoire tend à aujourd’hui à reconnaître le bilan globalement positif de son septennat avec un État modernisé et plus progressif (légalisation de l’IVG, majorité à 18 ans, divorce par consentement mutuel, refonte du conseil constitutionnel et du secteur de l’audiovisuel, développement du réseau téléphonique et du nucléaire, débuts du Minitel etc…). Il est cependant un domaine où l’action positive de Valéry Giscard d’Estaing est incontestable, ce domaine, c’est celui de la construction européenne. Ce n’est pas pour rien si Ursula von der Leyen a fait mettre en berne l’ensemble des drapeaux de l’Union devant les bâtiments de la Commission à l’annonce du décès de l’ancien président français.

L’Europe et Valéry Giscard d’Estaing, c’est une histoire d’amour. Tel un signe du destin c’est à Coblence, dans une région de Rhénanie alors sous administration française que le « petit Valéry » vit le jour. Repoussant sa classe préparatoire à Louis-Le-Grand pour participer à Seconde Guerre Mondiale, il participe durant huit mois à la libération de l’Europe du nazisme. Rentré en France, il intègre l’ENA dont il sort sixième de la promotion « Europe », autre signe du destin. L’Europe apparaît comme le fil conducteur de la vie politique de Valéry Giscard d’Estaing, il lui vouait selon ses propres mots : « une foi raisonnée ». En avance sur son temps, il prône avant même le traité de Rome, la création d’une entité européenne économique puis politique avec une France qu’il imaginait en architecte de sa construction. En outre, les réformes majeures pour l’Europe se sont succédées sous le mandat de Valéry Giscard d’Estaing : création du système monétaire européen qui pose les bases de l’euro, élection au suffrage universel du Parlement européen et surtout création du Conseil européen, quasi-gouvernement de l’Union. Si les médias ont beaucoup évoqué l’échec du Traité Constitutionnel issu de la Convention sur l’avenir de l’Europe présidée par Valéry Giscard d’Estaing de 2002 à 2003, c’est une goutte d’eau dans un océan de réformes réussies.

Le Conseil européen : l’intergouvernemental au service de l’Europe

La création du Conseil européen est sans doute la clé de voûte de la construction européenne et c’est Giscard d’Estaing qui a posé cette pierre lorsque, le 10 décembre 1974, à la suite du Sommet de Paris des chefs d’États et de gouvernement de la CEE, il déclare : « Le Sommet européen est mort ; vive le Conseil européen ! ». Formant un duo éponyme avec son homologue allemand Helmut Schmidt, la petite histoire de la création du Conseil européen raconte que c’est lors du dîner du Sommet européen que président français et chancelier allemand auraient eu l’idée de formaliser cette idée. Trois réunions par an minimum afin de déterminer les grandes orientations politiques de la CEE, voilà la mission du Conseil européen ! Chefs d’États et de gouvernements se réuniront désormais à un rythme régulier pour une mission précise.

Ce Sommet consacre également l’adoption du vote à la majorité qualifiée et non plus à l’unanimité, ce qui avait créé, par le passé, bien des difficultés, des ralentissements et in fine une sensation frustrante d’impuissance dans le processus d’intégration européenne. Il engage également le Conseil européen à permettre l’élection du Parlement européen au suffrage universel direct, ce qui devient réalité lors des élections européennes de 1979. Les progrès réalisés sont ainsi majeurs pour le fonctionnement institutionnel de l’Union.

L’Europe pour rester dans l’histoire

Surtout, la création du Conseil européen témoigne d’une vision particulièrement novatrice de la politique internationale par Valéry Giscard d’Estaing. Comprenant que l’ordre international est en train d’évoluer et que la place de la France dans le monde doit changer pour continuer d’exister, il comprend rapidement que l’intégration européenne est le seul moyen pour la France de peser durablement sur l’échiquier mondial. Aujourd’hui, d’aucuns s’accordent sur le fait qu’une sortie de la France de l’Union reviendrait à sortir de l’histoire mais, il y a 46 ans, l’idée que la France puisse à elle seule égaler les grandes puissances mondiales reste une vision très largement partagée. La fin de la décolonisation, la guerre du Kippour et surtout les chocs pétroliers ont fait comprendre à Valéry Giscard d’Estaing la nécessité de créer un organe politique intergouvernemental servant de guide à une construction européenne dans laquelle la France aurait un rôle dominant. En 2020, face à la montée des nationalismes, aux visées hégémoniques de la Chine et de la Russie, au retrait américain et surtout pour relever l’ensemble des défis économiques, sociaux et environnementaux auxquels nous faisons face, comment ne pas lui donner raison ?

En l’espace d’une cinquantaine d’année, Valéry Giscard d’Estaing a été témoin de ce qu’il appelait cette « inévitabilité du changement » conscients dans le même temps des dangers de ce qu’il qualifie de « rhumatismes de l’histoire » et que les extrêmes exploitent à merveille. Sans doute avait-il compris que la construction européenne serait un processus lent, difficile, complexe, ingrat mais qu’il en allait du destin de la France et de l’Europe et de sa place dans le monde, afin qu’elle ne devienne ce qu’elle est réellement : « un petit cap du continent asiatique » comme le disait si joliment l’écrivain Paul Valéry. Force est de constater que Valéry Giscard d’Estaing aura eu la chance de voir le succès du Conseil européen, véritable gouvernement d’une Union acéphale ou plutôt avec trop de têtes pour trop peu de couronnes. Devenu institution européenne à la suite du traité de Lisbonne, le rôle du Conseil européen ne cesse de croître, des trois réunions initialement prévues, nous sommes passés à huit réunions en 2019 et à 13 réunions en 2020. L’action des États s’européanise de plus en plus et, cela aura peut-être échappé aux Français, mais lorsqu’ils élisent leur Président de la République, ils élisent également celui qui durant 5 ans, les représentera à l’échelle européenne en siégeant au Conseil européen.

De sommets disparates à l’institutionnalisation : la montée en puissance du Conseil européen

Les prérogatives du Conseil européen n’ont également cessé de croître, les traités lui disposant des compétences dans presque tous les domaines la plaçant en position dominante sur l’architecture institutionnelle européenne. Pouvoir d’initiative dans la plupart des domaines régaliens que les États n’ont pas souhaité placer sous le ressort de la Commission, orientation des politiques et des intérêts stratégiques de l’Union, contrôle de la Politique Étrangère et de Sécurité Commune (PESC) et pouvoirs de nominations importants dont le président de la Commission, le président du Conseil européen, le président du Conseil de l’UE et le Haut-Représentant pour la PESC autrement dit toutes les personnalités les plus importantes de l’Union. Dans les faits, même le pouvoir d’initiative de la Commission dans le « pilier communautaire » est dilué. En outre, le Conseil européen n’hésite pas à influencer et à orienter par ses conclusions les initiatives de la Commission comme Didier Blanc, spécialiste du droit européen, l’explicite à merveille. Néanmoins, le Conseil européen bien que dominant n’est pas un véritable gouvernement de l’Union. De par sa forme, il n’est pas reconnu comme tel et de par son fond, il ne concentre ni officiellement ni officieusement les prérogatives du pouvoir exécutif.

Un dernier point reste à explorer pour comprendre toute l’importance du Conseil européen et l’importance de cet héritage que nous a légué Valéry Giscard d’Estaing. En effet, celui-ci a une influence importante sur les politiques menées au niveau national. Ainsi, lorsque le président Emmanuel Macron annonce le premier confinement le 16 mars 2020 celui-ci fait suite à une vidéoconférence des membres du Conseil européen les 10 et 11 mars et à un appel téléphonique des présidents de la Commission, du Conseil européen et de la chancelière allemande. Le 17 mars, une autre vidéoconférence du Conseil européen est programmée. Le constat est similaire pour le second confinement annoncé en France le 28 octobre 2020, celui-ci est précédé d’une réunion du Conseil européen les 15 et 16 octobre. Le Conseil européen est donc capable d’agir tel un gouvernement en période de crise, sa grande souplesse, le caractère informel de ses discussions et surtout son institutionnalisation commencée par Valéry Giscard d’Estaing rend possible cette puissance de frappe et cette domination du Conseil européen.

Non-officiellement considéré comme un père fondateur de l’Europe, Valéry Giscard d’Estaing n’en reste pas moins l’un de ses grands architectes. Instigateur du Conseil européen tel que nous le connaissons actuellement, président de la malheureuse Convention sur l’avenir de l’Europe, il était devenu ou peut-être l’avait-il toujours été, un fervent défenseur d’une Europe fédérale resserrée autour de 12 États les plus avancés dans le processus d’intégration [1]. Peut-être est-ce là, la dernière prophétie de celui qui nous avait demandé de « rêver d’Europe ».

Notes

[1Valéry GISCARD d’ESTAING, Europa : la dernière chance pour l’Europe, XO Editions, 2014.

Vos commentaires
  • Le 16 décembre 2020 à 09:26, par Valéry-Xavier Lentz En réponse à : Valéry Giscard d’Estaing : le Conseil européen en héritage

    Oui mais bon... le Conseil européen c’est la confiscation du pouvoir européen par les exécutifs des États membres. C’est l’innovation qui a rompu avec la méthode communautaire pré-fédérale et a précipité l’intergouvernementaisation de l’Union européenne. Bref, c’est l’eurosclérose et le coup d’État permanent à la fois, une version relookée du Congrès de Vienne. Le seul héritage intéressant de Giscard en matière européenne c’est qu’il a accepté la demande des fédéralistes que le Parlement soit élu au suffrage universel direct.

Vos commentaires
modération a priori

Attention, votre message n’apparaîtra qu’après avoir été relu et approuvé.

Qui êtes-vous ?

Pour afficher votre trombine avec votre message, enregistrez-la d’abord sur gravatar.com (gratuit et indolore) et n’oubliez pas d’indiquer votre adresse e-mail ici.

Ajoutez votre commentaire ici

Ce champ accepte les raccourcis SPIP {{gras}} {italique} -*liste [texte->url] <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Suivre les commentaires : RSS 2.0 | Atom