Depuis 1974, l’île de Chypre est divisée de facto par une zone tampon contrôlée par les Casques Bleus de l’ONU. La partie sud reste sous le contrôle de la République de Chypre, le seul état reconnu sur l’île depuis son indépendance du Royaume-Uni en 1960. La partie nord est considérée comme occupée par l’armée turque et s’est autoproclamée Etat indépendant en 1983 sous le nom de République Turque de Chypre du Nord (RTCN), reconnue seulement par la Turquie. En 2004, la République de Chypre a adhéré à l’Union européenne et l’acquis communautaire a été suspendu dans la partie nord de l’île. En 2003, la RTCN a unilatéralement ouvert des points de passage dans la capitale partagée de Nicosie. Il y a maintenant neuf checkpoints qui traversent la frontière, les deux derniers ont été ouverts en novembre 2018.
Il est important de savoir que les Chypriotes turcs peuvent être des citoyens de la République de Chypre. Ils peuvent donc voter et sont éligibles aux élections du Parlement européen. Ces élections se font en deux temps sur un même bulletin de vote. En premier lieu, les électeurs choisissent une liste de 6 candidats. Puis ils peuvent sélectionner jusqu’à deux noms sur cette même liste. Les sièges sont répartis à la proportionnelle entre les listes et au sein des listes ce sont les candidats avec le plus de votes directs qui prennent les sièges alloués. C’est par ce système que Niyazi Kızılyürek a été élu avec 25 051 voix, arrivant deuxième sur la liste de l’AKEL (le principal parti de gauche à Chypre) qui a obtenu deux sièges.
Le Taurillon (LT) : Qu’est-ce que l’Union européenne signifie pour vous ?
Niyazi Kızılyürek (NK) : L’Union européenne est une transition permanente. C’est un pas au-delà des Etats-nations, mais loin d’être abouti. En ce moment, elle a une sorte de fonctionnement confédéral avec certains éléments de fédéralisme et je pense qu’il faut qu’elle se rapproche de l’idée fédérale à un moment. Je ne suis pas très satisfait non plus des politiques économiques néo-libérales de l’UE en général. J’aimerais qu’il y ait plus de justice sociale. Mais quoi qu’il en soit, l’UE est un pas en avant historique. Une des plus belles réussites. Faire avancer tout un continent loin des guerres de religion et des guerres nationales en direction d’une sorte de paix perpétuelle, comme l’imaginait Immanuel Kant, est bien évidemment une réussite extraordinaire.
LT : Quelle nationalité et/ou citoyenneté considérez-vous avoir ?
NK : En ce qui concerne la citoyenneté, je n’ai pas le choix. Je suis un citoyen de la République de Chypre. Bien sûr je suis aussi un citoyen européen. En ce qui concerne la nationalité, je n’aime pas trop faire de différence entre la nationalité et la citoyenneté. Je crois en une construction civique de l’identité. La citoyenneté et la nationalité ne coincident pas toujours, mais c’est un dilemme créé de toutes pièces par la logique des Etats-nations. Si on dépasse ces Etats-nations on aura une communauté de citoyens plutôt qu’une diversité de nationalités et de citoyennetés. Je crois au concept de patriotisme constitutionnel et je préfère une communauté politique à une nation ou une congrégation de nationalités.
LT : Selon vous, est-ce que l’UE fait partie de la vie quotidienne à Chypre ? Au nord comme au sud.
NK : Je ne peux pas dire qu’elle est également présente dans la vie des deux communautés. Il y a une différence avec la partie nord puisque l’acquis communautaire n’y est pas appliqué. En ce sens purement technique, la partie nord n’est pas si proche de l’UE dans la vie quotidienne. Il y a bien sûr des efforts qui sont faits, un certain traitement spécial si vous voulez, envers la communauté chypriote turque. Par exemple à travers le Règlement 389/2006 du Conseil concernant la création d’un instrument de soutien financier visant à encourager le développement économique de la communauté chypriote turque. L’UE essaye de rapprocher au mieux les Chypriotes turcs des institutions européennes et de l’UE. Il y a quelques aides financières, mais ce n’est pas suffisant pour dire que l’UE existe dans la vie quotidienne de la partie nord. Alors que dans le sud, les choses sont évidemment différentes. La République de Chypre est un Etat-membre à part entière et le territoire sous contrôle de l’Etat dans la partie sud est directement lié à l’UE. Même si les citoyens ne semblent pas être si conscient de la place de l’UE dans leurs vies.
LT : Pensez-vous que l’UE peut faire quelque chose pour Chypre et le conflit chypriote ?
NK : Oui bien sûr. Je crois que l’UE devrait faire plus. Tout d’abord, je ne m’attends pas à ce que l’UE fasse des merveilles et trouve la solution miracle. C’est un conflit international qui est déjà entre les mains de l’ONU et ça devrait rester ainsi. Toutefois, l’UE a une expérience considérable dans le domaine de la réconciliation, dans les actions pour rapprocher les peuples, les communautés, et c’est exactement ce que j’envisage de faire à Chypre. Introduire ce modèle européen de la réconciliation aux deux communautés. On ne voit pas grand-chose se faire dans ce domaine. Par exemple on ne voit pas de projets à l’intention des jeunes, des échanges, des visites scolaires, ni même des activités bilingues. Concernant la société civile, l’UE aurait pu faire tellement mieux. Bien sûr, je pense que si les Chypriotes ne le demandent pas, n’insistent pas là-dessus, on ne peut pas faire ce genre de projets unilatéralement. Mais j’aimerais vraiment introduire à Chypre toute l’expérience de l’UE dans le domaine de la réconciliation, tout son héritage. Pour ne donner qu’un exemple, ce serait une espèce d’Arte chypriote. La même programmation mais deux langues différentes. Ce genre de projets peut être fait. Si les Chypriotes le demandent et travaillent en ce sens bien sûr. J’espère que l’UE l’accompagnerait. Il y a beaucoup à faire dans ce domaine à Chypre. On peut impliquer les écoles, on peut faire des programmes d’échanges scolaires, promouvoir le bilinguisme etc. En fin de compte, je crois aussi que ce type de processus peut créer une sorte de pression par le bas pour pousser à une résolution du conflit sans attendre que les élites négocient un traité par elles-mêmes.
LT : Pourquoi avez-vous décidé de vous présenter à ces élections européennes ? Et comment avez-vous choisi le parti avec lequel vous avez fait campagne ?
NK : Ça fait des années que je suis un activiste pour le fédéralisme à Chypre. J’ai beaucoup publié sur le concept et sur une solution fédérale à Chypre. J’ai créé de temps en temps des mouvements bicommunautaires, j’ai fait partie de mouvements pacifistes. Je vis dans les deux communautés, ce qui fait de moi une exception bien sûr, vivant avec des Chypriotes grecs ou turcs en même temps. Je suis par définition engagé dans le processus de paix et de réconciliation. Je suis maintenant engagé en tant qu’universitaire, qu’auteur, qu’intellectuel. Je n’avais pas prévu de faire de la politique dans ma vie. Maintenant que je suis élu je ne vois pas vraiment de différences entre ma praxis politique et mon travail intellectuel. Je vois même quelque chose en commun.
J’ai été approché par AKEL et j’ai répondu par la positive. J’ai accepté parce que je crois que les choses peuvent être faites plus facilement si je suis eurodéputé. Je savais aussi que ma candidature même serait une praxis fédérale parce que ça aurait été la première fois que des Chypriotes grecs et turcs travaillent ensemble dans une campagne électorale. Et on l’a fait. Et j’ai été élu, pour la première fois de l’Histoire de Chypre, avec des votes de chaque communauté.
LT : Comment se déroule une campagne sur une île divisée par une zone démilitarisée ?
NK : J’ai fait campagne sur toute l’île. Ce qui était aussi un fait unique. Nous menions la campagne de Kyrenia à Limassol et du Karpas à Paphos. J’essayais toujours de prendre avec moi des Chypriotes grecs, d’autres candidats d’AKEL, quand j’allais à la rencontre de Chypriotes turcs. Je devais travailler dans des groupes avec des Chypriotes turcs et grecs qui coordonnaient la campagne ensemble. Notre campagne était bien sûr bilingue, en grec et en turc. Alors on a essayé de surmonter les obstacles en utilisant les deux langues, en allant à la rencontre du plus de personnes possibles, Chypriotes grecs comme turcs, et en ayant des groupes de travail mixtes qui coopérait tout au long de la campagne. A mes yeux, c’était ça la praxis fédérale. C’est ce que j’en ai compris, ce n’était pas du fédéralisme théorique mais le fédéralisme en pratique.
LT : Que pensez-vous du fait qu’avec la différence de citoyenneté entre les Chypriotes grecs et les Chypriotes turcs, il soit possible de considérer les côtés comme différents ? Les chiffres montrent les résultats des électeurs Chypriotes grec et séparément des électeurs Chypriotes turcs. Que pensez-vous de cette séparation qui existe encore aujourd’hui ?
NK : Il n’y a pas de citoyenneté différente. Les Chypriotes turcs sont aussi des citoyens de la République de Chypre. Ce qui était différent, c’était les urnes. Je n’aime pas l’idée qu’il y ait des bureaux de vote spécifiques pour les Chypriotes turcs. C’est à cause de ça qu’on sait ce qu’ils ont voté. Ce n’est pas une manière très démocratique de procéder. Mais étant donné les circonstances, le fait que Chypre soit une île divisée, qu’il n’y ait que la République de Chypre qui soit reconnue et que c’est elle qui organise les élections en tant qu’Etat-membre, elle souhaitait que les Chypriotes turcs votent dans la zone sous son contrôle et qu’ils n’emmènent pas les urnes au nord. Mais malgré tout ça, les choses auraient pu être menées différemment. On aurait pu laisser les Chypriotes turcs voter dans n’importe quel bureau de vote et pas juste dans des bureaux faits exprès pour eux. Et il y a aussi eu beaucoup de problème avec l’identité des Chypriotes turcs. De nombreux électeurs n’ont pas pu voter en arrivant aux bureaux de vote, leur carte d’identité, fournie pourtant par la République de Chypre, posait problème. Et du coup ils ne pouvaient pas voter. C’est un autre souci que la République de Chypre devrait régler. Tous les Chypriotes turcs doivent pouvoir voter sans aucun obstacle bureaucratique. Ce sont des choses que je souhaite changer avant les prochaines élections européennes.
LT : Comment vous sentez-vous suite à votre victoire ?
NK : Excellent ! Je n’étais pas très étonné pour être honnête. D’abord, je ne suis pas nouveau. Je ne suis pas juste apparu en politique, je n’étais pas un petit nouveau. Peut-être dans la politique de partis… mais j’étais engagé depuis des années déjà, sur chaque partie de l’île. Bien sûr je me suis senti très fier d’avoir fait voter des Chypriotes turcs et grecs ensemble, sinon, comme je le disais depuis le début de ma campagne, je n’aurais pas considéré ça comme une victoire si je n’avais été élu que par une seule communauté. En tant que fédéraliste, je voulais précisément cette union des citoyens. Et on a réussi, dans une certaine mesure. En ce sens, je suis très satisfait.
LT : Pensez-vous qu’il est important que les Chypriotes turcs participent aux élections du Parlement européen ?
NK : Tout d’abord, les Chypriotes turcs et les Chypriotes grecs ne peuvent voter ensemble que pendant les élections européennes, jamais les élections nationales puisque celles-ci sont toujours construites sur des questions ethniques et sont menées séparément. Alors l’unique sphère publique dans laquelle on peut agir politiquement ensemble, tous les citoyens de l’île, ce sont les élections européennes. C’est exactement ce genre d’exercice du fédéralisme qui peut améliorer le futur de Chypre il me semble. La deuxième chose, c’est que pour ces élections on vote selon nos idées et pas selon notre nationalité. C’est donc un pas au-delà du nationalisme, ce qui me plait beaucoup bien sûr. Et pour les Chypriotes turcs plus spécifiquement, c’est très important pour eux. C’est une communauté isolée, elle ne fait pas partie de la communauté internationale. Alors ces élections européennes étaient une espèce de cri de détresse, le vote était un appel « JE SUIS UN CITOYEN EUROPÉEN ! » et ça c’est très important pour les Chypriotes turcs.
LT : Comment imaginez-vous l’Europe, l’UE dans 30 ou 100 ans ? Comment imaginez-vous Chypre dans cette Europe ?
NK : La question me rappelle cette lecture historique très intéressante d’Ernest Renan en 1882 dans Qu’est-ce qu’une Nation ?. Il dit que les nations sont des choses créées historiquement, alors un jour on les dépassera, un jour on créera une confédération européenne. Un jour nous serons tous fédéralistes. C’est mon vœux pieu mais ma vision réaliste du futur de l’Europe c’est qu’il faut une Europe fédérale, c’est sa seule chance de survie sur le long terme. Chypre… et bien je vais vous dire quelque chose de très cynique : Chypre peut toujours être un pays divisé au sein d’une Europe fédérale. Je parle du manque de volonté politique des élites, d’un manque de compréhension fédérale. Bien sûr, ça changera. Aujourd’hui la plupart des élites sont encore fermement dans un modèle nationaliste, alors ils doivent se fédéraliser eux-mêmes, leurs esprits, leurs cerveaux. J’espère que les générations futures y parviendront. J’espère voir Chypre devenir un état fédéral dans une construction fédérale européenne encore plus grande.
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