D’une indépendance historique à l’autre
Les relations entre pays voisins sont généralement problématiques pour plusieurs raisons. Entre conflits larvés, revendications territoriales par le biais d’un passé riche mais oublié ou volonté de mettre en avant sa puissance affichée face à l’autre, les raisons sont multiples et complexes. Dès lors, il n’est pas étonnant de voir la Grèce et la Turquie, deux nations historiquement opposées sur bon nombre de points, dans un conflit qui dépasse le simple cadre d’une relation de bon voisinage. Deux pays, deux cultures et deux « libérations » de l’un envers l’autre ont montré combien les problématiques en vigueur des siècles plus tôt peuvent ressurgir dans l’actualité. La présence durant près de 400 ans de l’Empire ottoman en Grèce, jusqu’à la libération de cette dernière lors de la « Guerre d’Indépendance » entre 1821 et 1829, sera ressentie comme une blessure profonde par les Grecs des siècles durant.
En contrepoint, l’Empire ottoman notamment après sa défaite lors de la Première Guerre mondiale et son effondrement subira à son tour la présence militaire grecque, sur les bases du Traité de Sèvres de 1920. Jusqu’à, à son tour, sa libération du joug grec en 1922 avec la « Guerre d’Indépendance » turque menée par Mustafa Kemal, futur Atatürk, prémices de la fondation de la République turque le 29 octobre 1923. Pas étonnant donc qu’avec une telle histoire entre voisins, il soit difficile de mener un véritable travail permettant d’aboutir, à l’instar de ce que la France et l’Allemagne firent sous l’impulsion du duo Mitterrand-Kohl, à l’écriture d’une page blanche. Un contexte rendu très difficile également par l’adhésion dès 1981, de la Grèce à l’Union européenne et qui n’aura de cesse de bloquer, selon Ankara, le processus d’adhésion de la Turquie. De ce fait les multiples attaques entre les deux pays se concentreront sur l’espace méditerranéen considéré par chaque partie comme dans sa sphère d’influence. Le cas chypriote montre également qu’aux portes de l’Europe des conflits larvés subsistent encore tant et si bien que l’Europe assiste actuellement en spectatrice aux invectives et autres joutes verbales et militaires entre Athènes et Ankara.
Le conflit chypriote et les îles : un conflit larvé entre Ankara et Athènes
Un des nombreux points d’achoppement conduisant régulièrement à cette escalade verbale entre les deux pays repose sur Chypre qui est le point de discorde depuis près d’un demi-siècle. À l’origine dans le giron de l’Empire ottoman, cette île située au sud de la Turquie est le centre du conflit toujours en cours, et l’objet actuellement d’une nouvelle confrontation gréco-turque. En 1974, suite à l’intervention militaire d’Ankara pour « protéger la population locale », Chypre sera à partir de cette date coupée en deux avec au sud la partie « liée » historiquement, culturellement et économiquement, à la Grèce et qui est membre de l’UE depuis 2004. Au nord, la « République turque de Chypre du nord » (KKTC), uniquement reconnue par la Turquie et dont l’avenir revenait sur le devant de la scène lors des différents stades de négociation d’Ankara à l’UE. Pas étonnant dans ces conditions que la présence de bateaux de forage au large de Chypre soit vu d’un très mauvais œil par la Grèce qui considère cette présence comme un « casus belli ».
À travers le concept des « 6 vs 12 Miles » qui définissent la frontière sur mer que doit respecter les deux belligérants, selon les Turcs, la Grèce doit respecter sa zone située aux « 6 Miles » tandis que les Grecs revendiquent le droit d’aller à 12 miles vers les îles du Dodécanèse. Une question cruciale puisque chaque partie accusant l’autre de ne pas respecter les limites de son espace maritime. Ankara indiquant que la Grèce militarise ses îles à tout-va et veut à tout prix aller au-delà des « 6 Miles » pour étendre son territoire en zone turque. Une question tellement problématique qu’au début de l’année 1996, une crise d’ampleur internationale aura vu le jour dans les eaux territoriales turques et qui aura failli mener les deux pays vers la guerre. « Nous refusons que la Grèce étende ses frontières maritimes de 6 à 12 Miles, c’est une déclaration de guerre inacceptable », déclarait ainsi Mevlüt Çavuşoğlu, Ministre des Affaires étrangères turc.
Fin 1995, un bateau battant pavillon turc échoue au large des îles de Kardak (en turc), que les Grecs nomment Imia. Un minuscule confetti de deux îlots perdus et inhabités au large de la Mer Egée mais qui seront au centre de toutes les attentions des deux côtés de la Méditerranée. À partir de là, ce qui s’apparentait à une panne de bateau débouchera sur une des plus graves crises, depuis celle de Chypre en 1974, entre Ankara et Athènes qui revendiqueront la propriété des deux îlots. Entre les militaires grecs qui iront mettre le drapeau de leur pays puis les turcs qui viendront, avec leurs commandos maritimes, hisser le leur en lieu et place de celui du voisin, les deux pays seront sur le pied de guerre durant un mois.
Pour la Turquie, Kardak est considéré comme son point avancé face à la Grèce et elle revendique ce territoire comme étant dans sa zone des « 6 Miles ». D’ailleurs, la crise est d’une telle ampleur que même le président des États-Unis de l’époque, Bill Clinton, se tiendra informé de la situation heure par heure tant la tension était palpable. Cette crise en entraîne une autre, politique et militaire en Grèce et le souvenir est encore vivace des deux côtés de la Mer Egée.
Escalade en mer Méditerranée sur fond de gisements d’hydrocarbures
Au niveau européen, l’UE, excepté la France du président Macron et l’Italie qui manœuvrent avec les Grecs en Méditerranée, est bloquée par l’accord signé avec Ankara en 2016 permettant de contrôler le flux de réfugiés, notamment en Grèce, et éviter de voir arriver à ses frontières un afflux massif de personnes avec toutes les conséquences humanitaires engendrées. Dès lors, Erdoğan joue également à fond sur cette carte et sait qu’il ne peut risquer que des mesures de rétorsions symboliques ou des invectives sans conséquences, notamment par l’Allemagne de la chancelière Angela Merkel.
Mais le président turc a lui aussi des difficultés sur le plan national et se doit de montrer qu’il contrôle la situation dans son pays. Avec la crise de la Covid 19 la monnaie turque perd chaque jour de sa valeur face à l’Euro (1 € = 8 livres turques) et le Dollar (1 Dollar = 7 livres turques). Néanmoins, la Turquie a annoncé la découverte d’un gisement d’hydrocarbures en mer Noire. Mer Méditerranée, mer Noire, l’objectif avéré du pouvoir turc est donc de montrer au monde sa capacité d’action et de puissance pour illustrer l’apogée du président Erdoğan qui a bien l’intention de célébrer en 2023 le centenaire de la naissance de la Turquie fondée en 1923 par Atatürk. La recherche maritime de la Turquie dans les eaux méditerranéenne, la présence de vaisseaux de guerre turcs balayant le front de mer et la violence verbale du président turc envers la Grèce et la… France sont donc à interpréter comme un coup de force calculé. Et une manière de montrer à son opinion, en Turquie, que des débouchés économiques seront trouvés pour perpétuer le grand dessein de puissance et de grandeur voulu par Recep Tayyip Erdoğan. « Nos ennemis doivent le savoir cartes sur table ainsi que leur peuple. La Grèce et la France sont gouvernés par des dirigeants faibles et ils en paieront le prix. » [1]
Fin août, un clip à la gloire du « Kızıl elma » (pomme rouge) est apparu sur les écrans de télévisions turcs, hautement sponsorisé par la présidence turque. Ce terme reprenant toute la symbolique (en oubliant au passage la création de la République turque en 1923) des Turcs depuis leur arrivée en Anatolie, jusqu’à l’Empire ottoman et la réouverture au culte de Sainte-Sophie. Une ode à la gloire aux leaders passés et qui démontre que la Turquie veut renouer avec son passé et axer sa puissance, tel un empire qu’elle fut, sur tout le pourtour méditerranéen, de la Libye à Chypre ou Proche-Orient où elle étend son influence.
Au-delà de cette volonté hégémonique et l’attrait de puissance évoqué, personne ne sait jusqu’où ira cette escalade. Entre besoin économique et symbolique historique pour la Turquie et volonté de faire respecter ses attributions pour la Grèce, chaque partie devra jouer finement pour ne pas être accusé d’avoir mis le feu aux poudres. Dans une région déjà propice aux conflits, la position d’Athènes et d’Ankara sera scrutée avec acuité pour ne pas être accusé d’être le déclencheur du conflit militaire. L’Europe, quant à elle, pourra-t-elle voir un de ses membres être bousculé militairement et être acculé diplomatiquement par la Turquie sans réagir ? C’est toute la question que l’on se pose aujourd’hui et que la Grèce et, même la Turquie, devra régler sous peine de se lancer sur un chemin dangereux pour toutes les parties.
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