Taxe européenne sur le numérique : où en est l’UE ?

, par Noémie Chemla

Taxe européenne sur le numérique : où en est l'UE ?
Image : La Commission européenne, source : Pixabay

Alors que la France vient d’annoncer qu’elle taxera bien les géants du numérique, les Digital Services Act et Digital Market Acts, dévoilé par la Commission européenne le 13 décembre, ne contient pas de volet sur la fiscalité des géants du numérique – en dehors des amendes en cas de manquement. Pourtant, plusieurs pays Européens ont déjà mis en place une forme de taxe sur les revenus des « Gafam » (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft), et les nouvelles réglementations européennes démontrent bien une volonté de s’attaquer à ces empires de la Silicon Valley.

Les origines d’un projet qui peine à progresser

C’est en 2018, le 21 mars précisément, que la Commission européenne dévoilait pour la première fois un projet de taxation sur le numérique. Dans son communiqué de presse, elle expliquait vouloir « éviter que des mesures unilatérales soient prises pour taxer les activités numériques dans certains États membres, ce qui pourrait entraîner une multiplicité de réponses nationales, préjudiciables pour notre marché unique ».

En effet, au sein de l’Union européenne, la politique fiscale n’est pas unifiée, mais laissée à la souveraineté de chaque État. Les pays peuvent donc jouer sur la concurrence fiscale pour inciter les grandes entreprises : c’est ainsi que les géants du numérique pratiquent l’optimisation fiscale en basant leur siège social en Irlande (Apple) ou aux Pays-Bas (Facebook, Google).

La taxation des entreprises au sein de l’UE se base en effet sur le principe de « l’établissement stable », c’est-à-dire qu’une entreprise ne paye ses impôts que sur les bénéfices réalisés dans le pays où elle est présente physiquement. Ainsi en 2018, Google avait déclaré en France un chiffre d’affaires de 325 millions d’euros et payé 14 millions d’euros d’impôt, alors que ses seules recettes publicitaires étaient estimées à environ 2 milliards d’euros.

Le projet de loi n’a néanmoins pas abouti, car le Conseil des Ministres n’est pas parvenu à trouver un accord entre les États membres. Dès 2018, les pays désireux de mettre en place cette taxe – dont la France – se sont tournés vers l’OCDE pour trouver une solution avant 2020, mais malgré un premier accord de principe obtenu en 2019 de 127 pays, le projet bloque toujours – Washington a retiré sa participation aux négociations jusqu’à l’élection présidentielle.

Les initiatives nationales en Europe

Face à l’impasse au niveau européen et international, certains Etats ont pris les devants et commencé à appliquer une taxe sur les bénéfices des grandes entreprises du numérique sur leur territoire. En 2019, la France a appliqué un taux d’imposition de 3% sur le chiffre d’affaires réalisé en France des entreprises dont les chiffres d’affaires annuels sont supérieurs à 750 millions d’euros dans le monde et à 25 millions d’euros en France. Les modalités de la taxation varient en effet d’un pays à l’autre : l’Italie imite le modèle français avec des critères légèrement différents, le Royaume-Uni taxera 2% du chiffre d’affaires, tandis que d’autres États font plutôt le choix de taxer les revenus publicitaires, comme la « taxe Google » espagnole, mise en place en 2019, qui applique un taux de 3%, ou l’Autriche.

Le Digital Services Act et le Digital Market Act, textes dévoilés le 13 décembre par la Commission européenne, devant fixer un cadre réglementaire aux géants du numérique, n’évoque pas l’instauration d’une taxe européenne sur le numérique. Il est à craindre qu’une telle décision ait des conséquences sur le marché européen, à l’image des sanctions commerciales imposées par l’administration Trump à la France en représailles à sa taxe Gafa, pour l’instant suspendues jusqu’en 2021.

Cependant, la présentation du DSA et du DMA a tout de même ramené la question de l’encadrement des Big Tech sur le devant de la scène, et ce, d’autant plus que ces derniers ont été financièrement les grands gagnants de la crise du coronavirus, tandis que les Etats se sont lourdement endettés – à titre d’exemple, en France, la taxe sur le numérique a déjà rapporté 280 millions d’euros à l’État, et ses revenus étaient estimés à 400 millions.

L’élection de Joe Biden changera-t-elle la donne ?

La saga de l’affrontement entre l’UE et les Gafam se fait sur fond de présidences américaines successives, la présence des États-Unis derrière les Gafam demeurant incontournable.

Barack Obama était fermement opposé à toute ouverture concernant la taxation sur le numérique, ce qui n’a rien de surprenant : les géants de la tech entretiennent depuis des années des liens avec l’administration Obama, et pas uniquement parce que la Silicon Valley se trouve en Californie, bastion démocrate depuis près de trente ans. L’investissement des Gafam dans le lobbying auprès de la Maison Blanche a été significatif (entre 2009 et 2015, des salariés de Google ont été reçus au moins 471 fois à la Maison Blanche) et payé de retour : Barack Obama s’est largement appuyé sur les géants de la Tech, au point que l’administration Obama et les Gafam se sont échangé un certain nombre de talents au fil des années - on peut citer les 200 anciens de l’administration démocrate enrôlés depuis par Alphabet, maison-mère de Google.

Puis vint Trump. Lors de sa rencontre avec le président Emmanuel Macron, Donald Trump avait prononcé une phrase résumant assez bien sa position : « we want to tax American companies ; they’re not for somebody else to tax. » Autrement dit : si quelqu’un doit taxer les Gafam, ce sera les Etats-Unis et pas l’Europe.

L’élection de Joe Biden, qui avait mis en avant la lutte antitrust pendant sa campagne, donne espoir à certains, d’autant que la politique des plateformes en matière de contenus haineux – et ses failles – se sont retrouvées sur le devant de la scène avec l’élection. Mais il est hautement probable que ce dernier, qui s’entoure également de conseillers issus des Big Tech (dont il a eu le soutien financier durant sa campagne), poursuivra la politique de ses prédécesseurs : s’il est vrai que son programme comprend une augmentation de la taxation des très grandes entreprises, il ne soutiendra sans doute pas une taxation supplémentaire à l’internationale, et encore moins le démantèlement des GAFAM prôné par l’aile la plus à gauche des Démocrates.

Joe Biden est donc attendu au tournant et ce sujet sera vraisemblablement au cœur de la relation entre l’UE et les États-Unis sous sa présidence. Alors que l’élection de novembre a été présentée comme une occasion d’apaiser les tensions qui avaient marqué l’ère Trump, la France a confirmé au lendemain de la présidentielle qu’elle appliquerait bien sa taxe sur les Big Tech, comme pour annoncer l’accueil qu’elle réserve au nouveau président des États-Unis.

Reste à savoir si la volonté de taxer les revenus numériques sera suffisamment forte au sein de l’Union Européenne pour aboutir politiquement. Comme l’a rappelé l’OCDE, les négociations seront absolument essentielles pour éviter de sombrer dans la guerre commerciale et de pénaliser fortement les espaces faisant le choix de cette mesure. Dès 2017, la commissaire à la concurrence Margrethe Vestager déclarait qu’elle souhaitait « des avancées rapides » et se disait « en faveur de quelque chose qui fonctionne », en évitant par exemple la pénalisation des start-ups et de la tech européennes ou la double taxation, qui est l’une des inquiétudes exprimées concernant une possible taxe européenne sur le numérique.

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