Taxe carbone aux frontières : l’UE marche sur des œufs

, par Théo Boucart

Taxe carbone aux frontières : l'UE marche sur des œufs
Le commissaire européen en charge du commerce, Phil Hogan. Source : Wikimédia Commons

La proposition de « taxe carbone aux frontières de l’UE » est vue comme une composante essentielle du Green Deal européen. Pourtant, les contours de ce mécanisme, ainsi que son acceptabilité par les gouvernements nationaux, restent très flous.

Il pourrait s’agir de la mesure la plus controversée du Green Deal européen. Lors de la présentation de sa stratégie pour lutter contre le changement climatique, Ursula von der Leyen a fait de l’instauration d’un « mécanisme d’ajustement carbone aux frontières » du marché unique européen (aussi appelé « taxe carbone aux frontières ») un potentiel moyen pour atteindre la neutralité carbone en 2050 tout en préservant la compétitivité de l’industrie européenne.

Cette proposition concerne particulièrement le secteur industriel européen, qui craint qu’une politique climat-énergie ambitieuse ne les fasse perdre en compétitivité-coût face à des entreprises opérant dans des régions qui ne possèdent pas le même niveau d’ambition climatique.

L’idée d’une taxe carbone aux frontières est aussi une première victoire pour la France, dont le gouvernement soutenait sa mise en place et en aurait même fait une condition sine qua non de son soutien à la nomination d’Ursula von der Leyen à la tête de la Commission européenne. De nombreux partis politiques, en particulier les partis verts, en avaient fait un cheval de bataille durant la campagne des élections européennes en 2019.

Les contours de ce mécanisme, tout comme le nombre de secteurs économiques concernés, restent pour le moment flous. La Commission, par la voix de Phil Hogan, commissaire au commerce, a affirmé que le sujet était encore à l’étude et serait l’objet de propositions détaillées à la fin de l’année, voire en 2021.

Une rencontre entre les ministres du commerce et de l’industrie a pourtant eu lieu le 27 février, à laquelle ont participé les commissaires Phil Hogan, Thierry Breton (marché unique), Paolo Gentiloni (économie) et Kadri Simson (énergie). Cette rencontre pourrait être un premier pas décisif pour proposer des solutions concrètes « le plus vite possible ».

Fuites de carbone

En tout état de cause, la future taxe carbone serait liée au système d’échange de quotas d’émissions de l’UE (SEQE-UE, parfois utilisé sous son acronyme anglais ETS, pour Emissions Trading Scheme).

Le SEQE-UE est le plus grand marché du carbone au monde, couvrant l’Espace Économique Européen (EEE) soit 31 pays. Sa mise en place date de 2005, après le vote d’une directive en 2003. Environ 45% de l’économie européenne est concernée par des quotas d’émissions de gaz à effet de serre, attribués soit gratuitement, soit via le principe de mise aux enchères.

Le marché du carbone est considéré par beaucoup (notamment les économistes libéraux) comme le principal instrument de la politique climat-énergie au niveau européen. Néanmoins, d’autres soulignent de graves dysfonctionnements, minant son efficacité.

L’un d’eux concerne le risque de « fuite de carbone » (lorsqu’une entreprise, pour échapper aux coûts liés aux politiques climatiques, déplace sa production dans un autres pays appliquant des règles moins strictes en matière de limitation des émissions). En effet, alors que ces dernières années ont vu une hausse tendancielle du prix du carbone, tournant environ autour de 30 euros par tonne, l’industrie peut craindre pour sa compétitivité et serait tentée par des délocalisations massives, accentuant alors ce risque, ainsi que celui « d’importations d’émissions de gaz à effet de serre ».

De tels phénomènes détruiraient l’industrie européenne et ruineraient les efforts de l’UE pour réduire ses émissions de GES. C’est pour cela que l’ensemble des acteurs économiques mondiaux doivent être incités à réduire leurs émissions. Après tout, l’Europe ne représente qu’environ 10% des GES dans le monde.

La taxe carbone aux frontières du marché unique serait alors le mécanisme extérieur du SEQE-UE, incitant l’ensemble des entreprises, européennes ou non, à faire des efforts pour réduire leur empreinte carbone.

Projets avortés

L’idée d’une taxe carbone n’est cependant pas nouvelle au niveau européen, et s’est toujours heurtée au refus catégorique des gouvernements nationaux, comme le montrent bien Stefan Aykut et Amy Dahan dans leur article sur l’histoire de la création du marché européen du carbone.

Dès 1991, durant la préparation du Sommet de la Terre de 1992 à Rio de Janeiro, au Brésil, la Commission européenne a proposé une première version « d’écotaxe » prélevée sur tous les types d’énergies, carbonées ou non.

La mesure, portée par le commissaire à l’environnement Carlo Ripa di Meana, est finalement refusée par les États membres, emmenés par la France, la Grande-Bretagne, et dans une moindre mesure l’Allemagne. L’UE s’est ainsi présentée à Rio de Janeiro sans proposition concrète, ce qui a provoqué la démission du commissaire Ripa di Meana.

Deux autres propositions d’écotaxes ont été présentées par la Commission, en 1995 et 1997, à chaque fois en donnant plus de marges de manœuvre aux Etats. Un échec à chaque fois. L’unanimité étant la règle pour les questions fiscales, tout progrès sur l’harmonisation des taxes en Europe relevait déjà à l’époque, alors que l’UE ne comptait que 12 à 15 membres, de la gageure.

Marché versus taxe

L’échec de l’approche par la taxe a favorisé paradoxalement les réflexions sur le marché comme instrument privilégié pour lutter contre le changement climatique.

D’abord préconisée par le gouvernement américain, l’idée d’un instrument de marché comme base à la politique climatique, rejetée par l’UE dans un premier temps, a été ensuite adoptée par Bruxelles à la fin des années 1990, à la suite des nombreux échecs de l’écotaxe européenne.

Ironiquement, le marché européen du carbone actuel est le résultat d’une victoire américaine, en faveur des instruments de marché, sur la vision européenne davantage en faveur des taxes et de la régulation.

Seulement, alors que le bilan du SEQE-UE dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre depuis 2005 est lourdement critiqué (selon une étude du centre de recherche néerlandais CE Delft, citée par Claude Turmes dans son ouvrage sur la transition énergétique européenne, il n’aurait contribué qu’à moins de 1% à la réduction des émissions entre 2005 et 2012), l’idée de la taxation semble refaire son retour dans les hautes sphères bruxelloises.

Mission impossible ?

Même si de l’eau a coulé sous les ponts depuis les échecs inauguraux de la taxation environnementale, et malgré l’échec du relatif du marché comme moyen de régulation des émissions de GES, le chemin est semé d’embûches pour le projet de la Commission.

La présidente von der Leyen a d’ailleurs assuré qu’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières serait une solution de dernier recourt si les partenaires commerciaux de l’UE ne faisaient pas d’efforts satisfaisants pour réduire leurs émissions de GES. Il pourrait en outre ne concerner que des secteurs intensifs en énergie, comme la sidérurgie, fortement exposés à la concurrence internationale.

De nombreux experts et groupes de réflexions ont d’ores et déjà souligné la difficile application d’une telle mesure. L’un d’eux, le Think Tank économique Bruegel, l’un des plus influents dans le monde, a émis trois réserves principales sur le projet de la Commission.

La première concerne l’acceptabilité d’une telle mesure pour les pays en voie de développement, comme la Chine ou le Brésil, dotées d’industries très intensives en énergie, ou même pour les États-Unis, prompts à accuser l’UE d’entraver le libre-échange mondial.

Sur ce point-là, d’autres analyses proposent que l’argent collecté par la taxe soit utilisé pour financer des projets favorisant la transition énergétique dans ces pays

La seconde se concentre sur la compatibilité d’une telle mesure avec les règles de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) qui pourrait qualifier la taxe carbone de « protectionniste ».

Pour contrer cette accusation, il faudrait prouver que la taxe s’applique également aux entreprises européennes opérant dans le marché unique, liant étroitement la taxe carbone avec le SEQE-UE. Des clauses spécifiques du traité du GATT (et notamment son article XX) peuvent être invoqués pour justifier l’entrave au libre-échange, au motif de la protection de l’environnement.

La dernière raison est certainement la plus pertinente. La taxe carbone aux frontières pourrait être infaisable en pratique. Comment en effet demander à l’ensemble des partenaires commerciaux de l’UE (quasiment tous les pays de la planète) de calculer précisément l’empreinte carbone de leur économie et de leur industrie ? Des mesures internationales harmonisées sont en cours de conception, mais cela nécessite du temps.

La question du méthane, un gaz générant 30 fois plus de GES que le dioxyde de carbone et responsable du quart du réchauffement climatique, est également en suspens. Pour le moment, il n’existe aucune mesure des émissions satisfaisante et généralisée, même au sein du marché unique. Comment alors forcer des Etats fortement émetteurs de méthane, comme la Russie ou l’Argentine, à livrer à l’UE des statistiques précises et des informations sur les risques de fuites de méthane, lors notamment de l’extraction de gaz naturel ?

Enfin, le projet pourrait tout simplement avorter à cause de certains États européens hostiles. La taxation au niveau européen exigeant le vote à l’unanimité, il est peu probable que l’ensemble des États membres soient tous d’accord pour mettre en place une telle taxe. La Commission devra pour cela dérouler des efforts de pédagogie et de persuasion pour expliquer au mieux son projet.

La question de l’outil pertinent se pose alors : faut-il instaurer une taxe aux frontières du marché unique, avec toutes les difficultés que cela impliquerait ? Ou bien doit-on réfléchir à une réforme en profondeur du SEQE-UE, en intégrant dans le calcul du prix du carbone des mesures pour éviter les fuites de carbone, au risque de rendre le tout peu lisible et transparent ? Le débat promet d’être houleux entre les différentes parties prenantes.

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