Salaire minimum européen : démystification d’une « idée miracle »

, par Théo Boucart

Toutes les versions de cet article : [Deutsch] [français]

Salaire minimum européen : démystification d'une « idée miracle »

C’est une idée discutée depuis la fin des années 1990, une idée phare pour une Europe plus sociale et plus juste : un « SMIC européen » ou de manière plus exacte une « norme européenne de salaire minimum ». Pour ou contre un SMIC européen. Le sujet fait débat, notamment au sein de nos rédacteurs. Pour Théo Boucart, si la proposition a de quoi séduire, la marge de manœuvre de l’UE est quasi nulle. De ce fait, des alternatives plus réalistes doivent être envisagées.

Jean-Claude Juncker l’a dit lors de sa campagne en 2014 : il voulait que chaque pays membre de l’UE ait un système de salaire minimum adapté à ses structures économiques. Cette norme européenne de salaire permettrait de lutter contre le dumping social venant des pays de cohésion (PECO avant tout). Cette situation « d’optimisation sociale » est un véritable désastre pour l’image des institutions européennes et toute proposition allant dans le sens d’une Europe qui protège est une chose nécessaire. Pour autant, l’idée très hypothétique d’un « SMIC européen » serait loin d’être suffisante.

Quel salaire minimum pour quels pays ? La situation hétérogène de l’UE

Il faut déjà prendre le problème à la racine et établir un panorama du salaire minimum dans l’UE. En 2018, 22 pays possèdent une telle rémunération (seuls l’Autriche, Chypre, le Danemark, la Finlande, l’Italie et la Suède n’en disposaient pas). Parmi les 22, la situation peut difficilement être plus hétérogène : si l’on calcule en euro PPP [1], les salaires minimums oscillent de 546 euros en Bulgarie à 1597 euros au Luxembourg (l’écart est encore plus flagrant si on compte en euro nominal, de 261 à 1999 euros) [2]. La proportion du salaire minimum par rapport au salaire moyen est également assez différente : elle est de moins de 40% en République tchèque, tandis qu’elle atteint presque 65% au Portugal. Enfin, le pourcentage des salariés gagnant le salaire minimum est extrêmement divers : il va de moins de 0,5% en Espagne à presque 20% en Slovénie. [3]

Tous ces indicateurs montrent une situation très diverse, signe que la politique salariale d’un pays est le fruit d’un système économique et social qui lui est propre. C’est en quelque sorte une partie de sa souveraineté qui est concernée ici. Gageure d’autant plus difficilement surmontable que la méthode de négociation du salaire minimum est différente d’un pays à un autre. Mais avant de réfléchir à un salaire minimum européen, encore faudrait-il savoir… ce que pourrait être un salaire minimum européen.

A quoi pourrait ressembler une norme européenne de salaire minimum ?

Cela peut paraître évident, mais il n’est pas question d’instaurer un salaire minimum prévoyant une somme unique pour l’ensemble des pays de l’UE, l’hétérogénéité du marché unique rendrait cela totalement incohérent. De ce fait, il faudrait plutôt réfléchir à un pourcentage du salaire moyen commun à toute l’Union. Comme écrit plus haut, l’écart de ce pourcentage va de 40% à 65%, ce qui est énorme. Le Conseil de l’Europe a proposé à la fin des années 1990 le seuil de 60% pour disposer d’un « salaire équitable » assurant un certain niveau de subsistance socioculturelle. [4] Actuellement, seuls trois pays ont un salaire minimum équivalent ou supérieur à 60% du salaire moyen (la Slovénie, la France et le Portugal). Une telle harmonisation par le haut serait extrêmement difficile à atteindre.

Il faut toutefois reconnaître que l’instauration d’une norme européenne de salaire minimum ambitieuse aurait des avantages : elle permettrait de lutter contre la pauvreté et contre l’augmentation des inégalités. En période de crise économique, un salaire minimum européen permettrait aussi de relancer sensiblement la consommation et la demande, les bas salaires ayant une propension à consommer beaucoup plus importante que les salaires plus élevés, plus enclins à épargner. Passée la théorie, il faut réfléchir à l’application concrète de cette idée. Et c’est là où le bât blesse.

L’Union européenne possède une marge de manœuvre très limitée dans le domaine de la politique salariale

Les compétences de l’UE dans le domaine social sont assez limitées, c’est encore plus le cas dans la politique salariale. A vrai dire, les institutions ont tout de même eu leur mot à dire dans ce domaine… Mais cela a été désastreux d’un point de vue médiatique. Pendant la crise de la zone euro, la troïka a exigé des réformes structurelles en Grèce et au Portugal, impliquant notamment une compression du salaire minimum (il a dégringolé en Grèce depuis 2008). Après cet épisode peu reluisant, il est encore plus difficile pour l’UE d’avancer dans le domaine d’une harmonisation de la politique du salaire minimum. En tout cas, la Commission va devoir avancer très lentement et progressivement pour convaincre les États membres de rapprocher leur politique. La crise existentielle que traverse l’UE ne permet malheureusement pas de prendre autant de temps, il faut trouver d’autres idées pour lutter contre le dumping social.

La compétitivité-coût, un dogme à combattre

Il est une idée répandue qui veut que la différence de salaires favorise le dumping social. [5] Les pays d’Europe centrale et orientale envoient des milliers de travailleurs détachés sous-payés qui voleraient le travail des salariés des pays d’Europe occidentale. Cette idée est terriblement exagérée, elle est d’un cynisme lamentable… mais elle a quand même un fond de vérité. Des pays comme la Pologne ou la Roumanie tiennent absolument à cette compétitivité-coût pour combler leur retard et refusent toute révision de la législation concernant les travailleurs détachés. Le problème n’est pas le travailleur détaché en tant que tel, mais plutôt les abus des entreprises qui n’hésitent pas à transgresser les règles pour payer des salaires toujours plus faibles sans droits sociaux dignes de ce nom. Avec l’instauration d’une norme commune de salaire minimum au bénéfice des travailleurs, il faut renforcer les contrôles pour s’assurer que les travailleurs détachés ne soient pas exploités et que leur travail ne nuise pas aux travailleurs des pays d’Europe de l’Ouest.

Néanmoins, même avec un salaire minimum harmonisé, il y aura toujours des différences sur lesquelles jouer pour la simple et bonne raison qu’il existe des écarts de niveaux de vie dans le marché unique (même si les différences entre l’Ouest et l’Est se sont sensiblement réduites depuis 2008). L’obsession pour cette « idée miracle » est la preuve que de nombreux acteurs économiques et politiques ne jurent que par la compétitivité-coût, le remède pour affronter la mondialisation dérégulée. Cela a surtout servi de prétexte à une compression continue des salaires. Une solution alternative et efficace serait tout simplement de développer la compétitivité hors-coût de l’économie européenne. La transition énergétique offre d’ailleurs une très bonne occasion, on peut imaginer une spécialisation régionale (un mix énergétique dominé par l’éolien dans les pays du Nord, par le solaire dans les pays du Sud, par la séquestration de CO² dans des pays producteurs de charbon comme la Pologne ou la Roumanie) doublée d’une politique d’innovation créatrice d’une forte valeur ajoutée. Ce projet fédérateur serait une véritable aubaine pour assurer la convergence réelle des économies et des niveaux de vie européens, portant un coup fatal au dumping social intraeuropéen.

Développer la compétitivité hors-coût prendrait également plusieurs années, voire décennies, mais cela semble être une idée plus facile à mettre en place qu’une norme européenne pour un salaire minimum, qui du reste ne serait pas suffisante pour assurer une Europe qui protège mieux.

Notes

[1NDLR. purchasing power parity – parité de pouvoir d’achat en français. Cet indicateur prend en compte ce que le revenu donné permet d’acheter selon le pays en comparant sur la base d’un même panier de biens.

[2Le Figaro : « En Europe, le salaire minimum oscille de 261 euros à 1999 euros » http://www.lefigaro.fr/social/2018/02/23/20011-20180223ARTFIG00213-en-europe-le-salaire-minimum-oscille-de-261-euros-a-1999-euros.php

[4Cairn.info : Pour une politique de salaire minimum européen : perspectives et obstacles https://www.cairn.info/revue-de-l-ires-2016-2-page-89.htm

[5Le Courrier d’Europe centrale : « Les Européens de l’Est ne sont pas les profiteurs de l’Union ! » https://courrierdeuropecentrale.fr/les-europeens-de-lest-ne-sont-pas-les-profiteurs-de-union-europeenne/

Vos commentaires
modération a priori

Attention, votre message n’apparaîtra qu’après avoir été relu et approuvé.

Qui êtes-vous ?

Pour afficher votre trombine avec votre message, enregistrez-la d’abord sur gravatar.com (gratuit et indolore) et n’oubliez pas d’indiquer votre adresse e-mail ici.

Ajoutez votre commentaire ici

Ce champ accepte les raccourcis SPIP {{gras}} {italique} -*liste [texte->url] <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Suivre les commentaires : RSS 2.0 | Atom