J’ai passé les deux dernières années de ma vie en France, et mon pays natal est devenu l’étranger.
Fraîchement sortie de l’Eurostar, mais pas trop fraîche, je m’arrête en plein milieu de la gare absolument bondée de London St Pancras. Je me sens invisible, une goutte dans une cascade de milliers d’êtres humains. Dans ce bâtiment vaste et stérile, tout le monde est pressé, personne ne me regarde.
J’ai un vélo, trois sacoches lourdes et un grand sentiment d’incertitude. Parmi les vagues de gens qui se faufilent à travers la foule, il m’est compliqué d’avancer. S’ils trainaient tous une corde à la place de leurs valises à roulettes, ils pourraient faire une toile gigantesque en trente secondes. Entre les annonces du haut-parleur pour les quais et les conversations urgentes sur les téléphones portables, le bruit me submerge. Cela me fait vraiment bizarre d’entendre de l’anglais partout.
Deux types rentrent dans ma roue avant avec leurs valises et se précipitent vers leurs trains, choisissant de ne pas s’apercevoir que j’existe. Les Anglais ne sont-ils pas censés être polis ?
Il me reste une heure avant le train qui m’amènera vers les West Midlands, la région dont je suis originaire, et entretemps, j’ai faim. Je mets dix minutes pour pousser mon vélo avec ses sacs encombrants jusqu’à un café avec trop de passage et trop peu de choix. Je me rends compte que je n’ai pas d’argent anglais, sauf un vieux billet de cinq livres qui traine depuis je ne sais quand dans un coin un peu délaissé de mon portemonnaie. Quand j’essaie de m’acheter un sandwich (le plus basique, puisque tu ne vas pas bien loin avec cinq « pounds » à Londres), le gars me regarde comme si je lui avais proposé du yen. « On les prend plus ceux-là, » dit-il.
Je ne comprends pas. L’Angleterre a-t-elle adopté l’euro après tout ? « Y’a les nouveaux billets de cinq depuis des mois, faut changer les anciens à la banque. » Il se fiche légèrement de moi. « Vous vous êtes cachée où pendant tout ce temps ? »
Je me suis cachée pendant deux ans à Strasbourg. Un peu avant ça, une année à Lyon ; avant ça, trois mois à Montpellier ; avant ça, une poignée d’autres séjours un peu partout dans l’Hexagone. J’ai davantage voyagé en France qu’en Angleterre et à part les vacances et les pèlerinages semestriels dans ma famille deux fois par an (un à Noël, un en été) j’y ai construit la grande majorité de mes souvenirs récents. J’y ai vécu des événements importants – la victoire d’Emmanuel Macron face à Marine Le Pen (que j’ai fêtée, puisqu’il n’y a pas grand-chose de similaire à fêter en Angleterre), le blocage des universités, les grèves de train, la victoire française lors de la Coupe du Monde (que j’ai fêtée, puisqu’il n’y a pas grand-chose de similaire à fêter en Angleterre). Je suis tellement habituée à la France que même le petit jingle entêtant de la SNCF me manque. En Angleterre, je ne sais plus de quoi les gens parlent…à part peut-être d’une chose, si. Mais j’y reviendrai.
« Par carte alors, » je dis, et lui tends ma carte anglaise, me rendant compte deux secondes plus tard que j’ai oublié le code. Heureusement, il y a le paiement sans contact… technologie salvatrice pour laquelle je n’ai pas de mot en anglais, parce qu’elle n’était pas répandue au moment où je suis partie. « Without contact ? » je tente, et les sourcils du gars remontent encore d’un cran. « Do you mean contactless ? » Il a hâte que je m’en aille.
Et je comprends pour la première fois qu’il va y avoir ce décalage, cet écart entre ce que voient les gens et ce que je ressens moi. J’ai grandi ici, on me dit que j’ai une tête anglaise, j’ai un accent anglais assez neutre (et assez ennuyeux). Mais j’ai passé suffisamment de temps en France pour me sentir… quoi ? Anglaise quand même, mais pas que. Française ? Pas vraiment, parce qu’en France je suis étrangère aussi. Européenne ? Certainement. Mais ne peut-on être anglaise et européenne ?
Je vais réapprendre à acheter des sandwiches sans dire n’importe quoi, mais pour le reste, mon expérience à l’étranger constitue une partie de mon identité et je vois maintenant mon propre pays avec un regard nouveau. En même temps, ces deux ans et quelques mois ont bouleversé et transformé la société britannique, qui est elle aussi en pleine crise d’identité.
« Le Brexit est omniprésent dans l’esprit des gens et nous assaille de tous les côtés »
Au cours de la semaine, je commence à comprendre que le Brexit fait désormais partie de la vie quotidienne. C’est le premier thème quand on allume la télé pour les infos le soir. On y accorde la moitié des gros titres dans les journaux. On y consacre toute une catégorie de blagues dans les émissions humoristiques. On en discute sans cesse (ou on l’évite avec prudence) entre amis ou en famille. Avec notre voisin, que je n’ai pas vu depuis un an, c’est un sujet qui arrive au bout de quelques minutes de conversation. Au pub, le couple assis à la table à côté de celle où je mange avec mes parents en parle. Sachant que je m’intéresse à la politique, ma tante me demande mon avis plusieurs fois dans la même soirée.
Le Brexit est omniprésent dans l’esprit des gens et nous assaille de tous les côtés. Face à cette obsession, il est même difficile d’imaginer comment serait le Royaume-Uni aujourd’hui sans le Brexit, puisque la décision de sortir de l’Union européenne a fondamentalement changé le parcours du pays dans l’Histoire et a irrévocablement changé nos perspectives sur nous-mêmes et ce que signifie être British.
Annuler le Brexit demain ne suffirait pas pour revenir au Royaume-Uni d’avant, puisque personne ne pourra oublier la montée de la criminalité raciste dans la foulée du référendum, la perte de confiance en notre système politique ou les divisions exposées, voire créées, entre les régions, les classes et encore pire, au sein même des familles.
Nous nous sommes posés trop de questions auxquelles il n’y a pas de réponses faciles pour revenir en arrière. Pouvons-nous prétendre être une nation ouverte et tolérante, comme je la percevais avant ? Si oui, pourquoi sommes-nous si facilement prêts à fermer la porte à la coopération internationale, même symboliquement ? Est-ce que notre fierté nationale, qui paraissait inoffensive et même charmante, est devenue un complexe de supériorité ? Parce que c’est nous, quand même, qui avons connu la première révolution industrielle, qui avons colonisé un quart de la Terre, qui vivons sur une île… Est-ce qu’il y a des gens qui ont voté « Leave » pour protéger un besoin de se sentir puissant et unique ?
Dans ce cas, ne s’agit-il pas plutôt d’un sentiment d’insécurité, puisque si c’est un appel pour revenir au passé, s’agit-il d’un refus de reconnaître que le monde a changé, d’un rejet d’un ordre mondial duquel nous ne sommes pas la figure de proue ? Est-ce que notre sentiment d’appartenance nationale est vraiment si fragile, basé sur l’arrogance et l’orgueil ?
Au fur et à mesure de ma réinstallation en Angleterre, j’espère continuer ma réflexion sur ces questions et en soulever plein d’autres, même si, en partie, je crains les réponses.
J’ai changé et ce pays a changé sans moi. J’ai trouvé mon appart à Strasbourg le jour avant le référendum, et depuis, je suis loin de tout ça. Je retourne en Angleterre pour mon Master, et je m’en rapproche. Et ça fait mal.
C’est le (difficile) retour au bled.
1. Le 12 décembre 2018 à 19:13, par hervé pressouyre En réponse à : Retour au bled
tombant vraiment par hasard sur votre article, je ne peux m’empêcher de vous féliciter Madelaine. Vous féliciter de votre sensibilité, de votre finesse, de votre rigueur.
Il y a certainement beaucoup de choses à dire sur le Brexit. Vu d’ici cela parait presque surréaliste et je ne me risquerai pas à toute position partisane.
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