République tchèque : les attaques à l’encontre de la liberté de la presse préoccupent les observateurs

Un article de la série « la liberté de la presse en Europe en 2020 »

, par traduit par Julie-Meriam Benjida, Věra Dvořáková

République tchèque : les attaques à l'encontre de la liberté de la presse préoccupent les observateurs
Une vue de Prague. Licence Pixabay

Depuis 2016 et jusqu’à aujourd’hui, la position de la République tchèque dans le classement mondial de la liberté de la presse ne cesse de chuter. « Violence contre des journalistes », « menaces à l’encontre des chaînes publiques » et « méfiance envers les médias » sont les éléments mis en avant par le rapport de 2020. Que s’est-il donc passé en quatre ans pour que le pays dégringole de la 21e à la 40e place ? La réponse se trouve non seulement dans l’histoire récente du pays, mais également dans le fonctionnement de ses plateformes médiatiques et de leur gestion.

Dépendants des politiques

Les organes médiatiques de la République tchèque sont répartis entre les services publics, payés par les impôts des citoyens, et les médias privés. La partie publique comprend trois pôles : la télévision (CT – Ceska Televize), la radio (CRo – Český rozhlas) et l’agence de presse (CTK – Česká tisková kancelář), et bien que ces derniers soient considérés comme fiables, leur immunité contre les influences politiques est loin d’être acquise. Le Parlement et le gouvernement ont le droit de refuser leurs rapports annuels et, comme le met en avant la Fédération européenne des journalistes, cela peut mener à des changements au sein des différents conseils d’administration.

En d’autres termes, les médias publics sont financièrement dépendants des politiques, qui peuvent potentiellement user de leur influence pour réélire les administrateurs déjà présents. De cette situation pourrait alors découler une perte totale d’indépendance, d’autant plus qu’un remaniement d’un tiers des membres des conseils du service public est prévu en 2020. Cette modification pourrait avoir de graves conséquences sur la liberté de la presse du pays en fonction des nouveaux arrivants.

Possédés par les riches

Au premier coup d’œil, le paysage médiatique de la République tchèque est plutôt coloré. Exception faite du service public, ce pays de 10 millions d’habitants abrite en son sein différents types de presse, allant du tabloïd agressif au magazine « lifestyle », en passant par le journal de propagande nationaliste ou la presse plus sérieuse analysant la situation politique.

La diversité des médias tchèques perd cependant de ses couleurs lorsque l’on regarde de plus près qui les détiennent. Alors que la majorité de la médiasphère appartenait encore à des étrangers il y a une dizaine d’années, ce sont les plus nantis du pays qui ont fini par les remplacer. La plupart des groupes médiatiques sont actuellement entre les mains de millionnaires et milliardaires locaux, qui ont bâti leur fortune sur les années de privation qui ont suivi la révolution de Velours de 1989. Bien qu’il s’agisse plutôt hommes d’affaires, l’utilisation par certains d’entre eux de leurs médias pour influencer l’opinion publique ou les élections a été établie.

Le classement, réalisé par RSF (Reporters sans frontières), fait également mention du plus riche d’entre eux, Petr Kellner, propriétaire du groupe médiatique CME (Central European Media Enterprises) ainsi que de la chaîne de télévision commerciale la plus populaire du pays. C’est d’ailleurs sur cette dernière qu’il a récemment financé une campagne de communication ayant pour but l’amélioration de l’image de la Chine auprès des médias de masse. Bien qu’il nie avoir effectué cette campagne à des fins politiques, ses tentatives d’infléchissement de l’opinion publique à l’encontre d’une puissance étrangère font froid dans le dos. En plus d’utiliser ses richesses personnelles pour imposer ses choix d’articles aux journalistes, il crée également un dangereux précédent en faveur des autres magnats des médias, qui pourraient vouloir faire pivoter la politique étrangère du pays dans la direction de leur choix. En outre, ses marivaudages envers la Chine sapent activement la politique étrangère de la République tchèque (dont les relations avec l’Empire du Milieu ne sont pas toujours bonnes) en plus de saper la démocratie.

Une autre figure probablement plus emblématique au sein des magnats des médias est Andrej Babiš, actuel Premier ministre, comptant parmi les citoyens les plus riches du pays. Il est le détenteur du groupe de presse MAFRA, foyer des médias les plus populaires de la République tchèque. Lors du rachat du groupe en 2013, Andrej Babiš, devenu membre du Parlement la même année, a fait la promesse de ne pas se mêler du travail éditorial du groupe.

Sa parole, comme celle de Petr Kellner, s’est révélée illusoire. De nombreuses démissions de journalistes de MAFRA, en signe de protestation, ont suivi le rachat du groupe. Depuis lors, le Premier ministre enchaîne les accusations de conflit d’intérêt et d’influence sur la couverture médiatique de son parti et de lui-même. Ces accusations se sont principalement renforcées durant la période précédant les élections parlementaires de 2017, à la suite de la divulgation d’un enregistrement secret sur Twitter. On entend dans ce dernier le milliardaire indiquer à l’un des employés de MAFRA les informations à publier sur ses opposants politiques, et quand le faire, afin d’améliorer ses chances aux élections. Malgré cet incident et de nombreux scandales d’évasion fiscale, de conflit d’intérêts et de détournement de subsides européens, Andrej Babiš a remporté les élections, devenant le Premier ministre du pays, ainsi que son oligarque.

Agressés par les puissants

Comme dit précédemment, Reporters sans frontières met en avant les « violences à l’encontre des journalistes » et les « attaques verbales […] par les représentants du plus haut niveau. » Si de nombreux politiques tchèques se complaisent dans ce genre d’attitude, aucun n’arrive à la cheville de l’influence et de la détermination du président Miloš Zeman. Élu en 2013 (année du rachat de MAFRA et de l’entrée au Parlement de Andrej Babiš) durant les premières élections présidentielles par suffrage universel direct du pays, il a mené une campagne présidentielle qualifiée de « sale ». Cette mauvaise attitude ne s’est jamais arrêtée depuis.

Le discours d’investiture du président a d’ailleurs permis aux citoyens d’avoir un avant-goût de son ressenti envers la médiasphère. Selon lui, celle-ci s’écarte du droit chemin, et il appelle la population à l’aider dans son combat. Depuis lors, il limite stratégiquement ses apparitions sur les chaînes publiques et choisit méticuleusement les moyens de diffusion qu’il accepte en entrevue, peut-être pour éviter les questions et sujets fâcheux. Ce comportement lui permet donc de rendre acceptable le fait de ne pas discuter de manière critique les actes du chef d’État. Il existe encore évidemment des journalistes qui marquent leur désaccord, mais ils ne peuvent confronter le président en personne, puisque seuls quelques chaînes ou journaux triés sur le volet peuvent le recevoir.

Le président insuffle donc une atmosphère de haine à l’encontre des journalistes osant le critiquer, lui ou le Premier ministre, comme le montre un enregistrement d’une conversation avec Vladimir Poutine où il s’exprime sur son envie de « liquider les journalistes. » Ce climat semble s’être déchaîné durant la fête célébrant la deuxième victoire du président après les élections de 2017. Lors des réjouissances, des membres de l’équipe de campagne de Miloš Zeman ont attaqué gratuitement un groupe de journalistes et de travailleurs de l’information, après que ceux-ci aient filmé ivre l’un d’entre eux.

Ces exemples illustrent la façon dont le président érode la confiance que les citoyens portent aux médias, et les conséquences réelles de son attitude. La position de force que lui confère sa fonction lui permet de contrôler les discours médiatiques et journalistiques ; plutôt que d’agir en chef d’État, symbole d’unification, il préfère polariser la société et diffuser une atmosphère imprégnée de peur et de haine. En insinuant constamment que les journalistes incarnent « le mal », en évoquant la possibilité de s’en débarrasser avec violence, il normalise ce sentiment. Si le président, le porte-parole d’un pays, tient un tel discours, ces idées pénètrent alors dans l’inconscient collectif avec un sentiment de justesse, de normalité ou de sens commun. Ce climat pourrait donc, comme démontré précédemment, mener à des menaces verbales et à des violences physiques franches envers les journalistes ou à pire encore, si l’on pense à l’assassinat du journaliste slovaque Ján Kuciak.

La liberté de la presse en République tchèque perd du terrain, c’est un fait. D’abord, le Premier ministre, dirigeant du parti majoritaire au gouvernement, détient une large portion des médias de masse, et s’en sert sans doute pour transmettre sa vision politique. Ajoutons à cela le fait que le reste du gâteau se répartit principalement entre les magnats des médias très aisés, dont les motivations politiques sont soit floues, soit bien trop claires. Ensuite, le président s’attaque à la presse « sans vergogne », même en présence de dirigeants d’autres pays, insufflant dans les mentalités une méfiance à l’égard des médias, en plus de polariser la société. Enfin, les médias publics bataillent pour garder leur indépendance. Toute cette situation résulte d’un processus mis en place petit à petit au cours de ces dix dernières années, voire plus encore. Cependant, celui-ci ne fait que s’accélérer, comme le démontre clairement le classement de RSF.

L’évolution du problème est difficile à prévoir, mais il ne faut pas chercher bien loin pour comprendre ce qu’engendre le manque d’opposition journalistique. La liberté et les droits s’étiolent en Hongrie et en Pologne, ce qui profite aux politiques. Si l’on ajoute à ce tableau le meurtre d’un journaliste en Slovaquie, cela donne un aperçu terrible du potentiel avenir de la République tchèque.

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