Quel avenir pour la réforme franco-allemande du droit européen de la concurrence ?

, par Lucas Michel

Quel avenir pour la réforme franco-allemande du droit européen de la concurrence ?
© European Union, 2019 / Photographer : Lukasz Kobus / Source : EC - Audiovisual Service Margrethe Vestager, Commissaire européenne en charge de la concurrence, lors de la conférence de presse du 6 février 2019 à Bruxelles concernant la proposition d’acquisition d’Alstom par Siemens.

Après l’interdiction par la Commission européenne de la fusion Alstom/Siemens par la Commission européenne ce 6 février 2019, les ministres de l’économie français et allemand, Bruno Le Maire et Peter Altmaier ont condamné cette décision et appelé à une réforme du droit européen de la concurrence et des concentrations. Mais quid de l’état de la politique industrielle en Europe et la faisabilité de la réforme proposée ?

Le mois dernier, la Commission européenne a interdit la fusion des entreprises Alstom et Siemens. La commissaire à la concurrence Margrethe Vestager a cité comme raison à cette décision le manque d’engagements adéquats face aux préoccupations de la Commission. Selon l’institution, la fusion aurait mené à une baisse de la concurrence au niveau européen dans le domaine des signalements ferroviaires et des trains à très haute vitesse. Cela aurait conduit à une hausse des prix, ainsi qu’une réduction de choix dans les secteurs concernés. Ce verdict fait suite à un contrôle approfondi menée par la Direction Générale de la Concurrence qui a permis de révéler les craintes de beaucoup de parties prenantes, concurrents ou consommateurs.

La France et l’Allemagne contre la Commission

Cette décision n’a pas laissé indifférent. En France, le Ministre de l’économie Bruno Le Maire l’a reçue avec déception voire colère, lui qui a longtemps plaidé pour la création de champions européens. Il avait déclaré au micro d’Europe 1 en janvier que « le droit de la concurrence européen est obsolète [car] il ne permet pas à l’Europe de créer ses propres champions industriels » et a ajouté qu’interdire la fusion Siemens/Alstom serait « une faute politique ». Trois jours plus tard, à l’occasion du WELT Economic Summit à Berlin, la commissaire Vestager répondit que la Commission n’est « pas supposée être politique » et que « nous ne pouvons pas construire ces champions en détournant le regard quand les entreprises européennes enfreignent nos règles ».

Ces extraits illustrent la tension existante entre d’un côté un homme politique soucieux de ses intérêts nationaux et de son agenda politique, et de l’autre une commissaire européenne censée défendre l’intérêt général européen de manière indépendante et impartiale. Ce schéma est suivi en Allemagne où, malgré le soutien du Bundeskartellamt, le Ministre allemand de l’économie Peter Altmaier a rejoint son homologue français dans un tweet.

"L’interdiction par l’UE de la fusion Siemens / Alstom démontre le besoin urgent d’une stratégie industrielle européenne. Il s’agit de commandes de plusieurs centaines de milliards de dollars dans le monde. C’est pourquoi nous avons besoin d’un champion européen fort. La France et l’Allemagne sont d’accord sur ce point."

Quelle politique industrielle pour le contrôle des concentrations ?

Cette levée de boucliers pose la question de la place que devrait occuper la politique industrielle dans le contrôle européen des concentrations. Les deux objectifs du contrôle européen des concentrations sont le maintien d’une concurrence effective dans le marché unique et la protection de l’intérêt du consommateur, comme le révèle le Règlement 139/2004 sur le contrôle des concentrations. La lecture du règlement nous apprend deux choses : d’abord, les critères d’analyse sont économiques et ne prennent pas en compte des considérations politiques. Les quelques rares exceptions ont trait à des domaines sensibles comme la sécurité publique, le pluralisme des médias et les règles prudentielles.

Ensuite, le règlement n’interdit nulle part la création de champions européens ou de très grosses entreprises. Le but du droit européen du contrôle des concentrations est de s’assurer que les opérations déboucheront sur des entités qui seront « compatibles avec le marché commun », ce qui n’exclut pas d’office la création de très grandes entreprises, comme l’autorisation du rachat de Monsanto par Bayer l’a montré.

Les ministres Bruno Le Maire et Peter Altmaier souhaitent proposer une réforme la manière dont l’Union européenne contrôle les fusions et acquisitions afin de permettre à des entreprises européennes d’échapper aux règles communes à tous afin de concurrencer des géants étrangers, comme Amazon, Apple, ou Microsoft. Concrètement, les propositions des hommes politiques impliquent soit une réforme de l’examen des marchés concernés, soit un pouvoir pour le Conseil européen de contrôler les conditions auxquelles sont soumises certaines autorisations, soit finalement un pouvoir d’évocation du Conseil européen. La première proposition permettrait à la Commission de considérer non plus seulement le marché commun mais également le marché mondial, et les deux autres introduiraient le bras du politique dans le contrôle économique de l’Union européenne.

Faut-il réformer le contrôle européen des concentrations ?

La réforme portée par les Ministres est le fruit d’une alliance étrange entre le néolibéralisme et le bras interventionniste de l’État, qui soutien paradoxalement un quasi-monopole privé alors même que le but du contrôle des concentrations est d’empêcher cela. Cette méthode aboutit à ce que certaines entreprises soient favorisées à des fins stratégiques et qu’elles bénéficient de laisser-passer discrétionnaires.

Il y a trois problèmes avec cette vision. Le premier problème tient à la définition de la politique industrielle. En effet, à vingt-huit États membres, quelle politique définir ? Est-ce qu’une fusion comme celle d’Alstom et de Siemens recouvre le même intérêt pour la France et un pays comme l’Estonie ou la Roumanie ?

Le deuxième problème est que cette vision méconnait le droit européen et le rôle de la Commission. Cette institution centrale de l’Union européenne doit être, selon les traités européens, indépendante de toute pression politique et a vocation à promouvoir et sauvegarder l’intérêt général européen. Cette fonction fait en sorte que l’Union ne soit pas confisquée au profit des plus grands États membres.

Or, une vision politisée du contrôle européen des concentrations met à mal cet objectif et blesse le projet européen : en effet, comment les plus petits États membres auraient-ils confiance en une Commission soumise au bon vouloir de la France ou de l’Allemagne ? Cette observation est accentuée par le fait que la plupart des grandes entreprises européennes sont issues des plus grands pays membres.

Le troisième problème est que cette vision va à l’encontre d’un des principes fondateurs de l’Union européenne qu’est l’État de droit. La force du système de contrôle des concentrations européen est qu’il est basé sur le droit et sur des règles objectives auxquelles tous peuvent se fier. Le fait que la Commission soit indépendante, tant des États membres que des pressions politiques, renforce cette garantie d’objectivité et d’impartialité.

Si l’on suit les propositions vues plus haut, on aboutit à un système dans lequel les États membres contrôleraient les décisions de la Commission, or un tel contrôle ignorerait ces attributs précieux du contrôle européen et créerait une insécurité juridique injustifiable. Ce système verrait le pouvoir discrétionnaire voire arbitraire primer, dans lequel entreraient en compte des considérations autres que celles devant présider au contrôle des concentrations, à savoir s’assurer que la concurrence soit effective et joue pleinement.

S’il est besoin d’une politique industrielle européenne, elle doit être définie à ce niveau-là également. Cela implique une parfaite indépendance des politiques des États membres auxquelles l’Union ne pourrait être soumise, sur base d’un régime juridique clair, et déterminé de manière transparente afin de sauvegarder les impératifs d’État de droit et de sécurité juridique.

Comment réformer ?

Aujourd’hui, le contrôle des concentrations est un élément du droit de la concurrence qui est absent des traités. L’idée d’un tel contrôle, inspiré de ce que les Américains firent très tôt avec le Clayton Act en 1914, n’aboutit finalement qu’en 2004 avec le règlement 139/2004, lequel créé un système de contrôle des « changements de contrôle » d’entreprises.

Pour réformer le contrôle des concentrations, les deux pays devront proposer d’amender ce règlement via une procédure législative européenne. Mais, ils se heurtent ici à un premier obstacle. Dans l’Union européenne, les États membres ne détiennent pas l’initiative législative, c’est la Commission, celle-là même que les deux États membres veulent voir changer son fusil d’épaule. De plus, la politique de concurrence est une compétence partagée entre les Etats membres et l’Union, ce qui justifie l’action de la Commission à l’échelle supranationale.

En admettant que la Commission propose une réforme du règlement, la proposition franco-allemande devra toutefois passer par le filtre d’une procédure législative spéciale impliquant un vote à l’unanimité au Conseil. Or, il est peu probable que les États membres de l’Union permettent à des géants industriels de se constituer en monopole au sein de leurs marchés respectifs. Cela vaut surtout pour des plus petits États, plus vulnérables à un risque de monopole. Le même problème se pose si la France et l’Allemagne souhaitent directement modifier le droit primaire : toute modification des traités nécessite l’unanimité des États membres.

Quelle opportunité politique ?

Dans les deux cas, la France et l’Allemagne devront convaincre leurs partenaires européens et assurer leur soutien politique à cette proposition. S’il est apparu récemment que dix-neuf États membres souhaitent réformer le droit européen de la concurrence pour permettre la création de champions européens, peu a été dit sur ce que cela voulait dire exactement.

Un diplomate européen de haut niveau a fait part en privé du fait que, bien que les représentants permanents des États membres au Conseil soient prêts à discuter de ce projet, les règles actuelles sont satisfaisantes et ne nécessitent selon lui pas de modification. L’équilibre entre compétitivité mondiale et concurrence au sein du marché intérieur semble faire pencher la balance vers le maintien d’une concurrence saine en Europe, qui est la condition sine qua non de la compétitivité européenne dans le monde, particulièrement face à la Chine et à des géants du rail comme CRRC.

Cependant, le fait qu’il soit reproché à la Chine de pratiquer du dumping en subventionnant fortement ses entreprises ne justifie pas qu’on fasse fi de nos propres règles de concurrence en Europe. Une telle manière de penser entraînerait la communauté internationale vers le fond. La meilleure méthode pour contrer les mauvaises pratiques chinoises est de promouvoir un système fondé sur le droit et d’entraîner les autorités de la concurrence à travers le monde vers ce modèle.

C’est ce qu’a fait l’Europe depuis plus d’une décennie avec la Chine : le système chinois actuel du contrôle des concentrations est calqué sur le modèle européen et, malgré la présence de considérations politiques et l’opacité de la bureaucratie chinoise, les observateurs internationaux saluent la volonté de la Chine de s’aligner progressivement sur les meilleures pratiques internationales.

Détricotage du droit ou sauvegarde du droit européen ?

Différentes tensions existent. D’une part, entre pouvoir politique et technocratique et entre les gouvernements nationaux et la Commission, censée rester indépendante. D’autre part, et plus fondamentalement, entre une volonté interventionniste faisant la promotion de l’insertion de considérations politiques dans le contrôle des concentrations, et de l’autre la sauvegarde de la sécurité juridique et d’un système fondé sur le droit, l’objectivité, et l’impartialité. S’il est vrai que la concurrence chinoise est une réalité, ce n’est pas en bafouant nos règles que nous resterons compétitifs sur les marchés mondiaux, mais c’est au contraire en faisant la promotion d’un système basé sur l’État de droit, au risque sinon d’entraîner toute la communauté internationale vers le fond. Une réforme du droit européen de la concurrence est possible, mais aboutira-t-elle à un détricotage du droit ou saura-t-elle sauvegarder l’acquis européen ?

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