Souvent délaissée par l’actualité, la Bosnie-Herzégovine revêt pourtant un intérêt stratégique majeur dans une Europe centrale en pleine mutation. Nichée au coeur des Balkans, au carrefour des langues, des peuples et des religions, la Bosnie-Herzégovine cherche à se frayer un chemin dans la construction européenne et à s’imposer davantage sur la scène géopolitique internationale. Trente ans après la dislocation de la Yougoslavie, la Bosnie-Herzégovine continue de panser les plaies de la guerre mais pense également à l’avenir dans un contexte sécuritaire tendu.
La Bosnie-Herzégovine est un État fédéral d’Europe du Sud situé dans la péninsule balkanique. Bordée par la Croatie, la Serbie et le Monténégro, elle possède une façade maritime sur la mer Adriatique. Ce faisant, elle se trouve au coeur des Balkans. Le pays est composé de trois entités autonomes : la fédération de Bosnie-et-Herzégovine, la République serbe de Bosnie (Republika Srpska) et le District de Brčko. Il s’agit d’un des seuls États d’Europe à majorité musulmane.
Le nom de Bosnie-Herzégovine provient des deux régions géographiques historiques qui constituent le pays : la Bosnie, qui représente environ 80 % du territoire au nord, et l’Herzégovine, qui représente les 20 % restants au sud. L’une des spécificités du pays est d’abriter plusieurs peuples parlant différentes langues, faisant de lui un État multi-ethnique et multi-religieux. Il convient de préciser que la constitution de la Bosnie-Herzégovine ne mentionne aucune langue officielle, renforçant de fait l’identité multiculturelle du pays.
Comme le rappelle Harlem Désir, alors secrétaire d’Etat aux affaires européennes, lors d’une audition tenue à l’Assemblée nationale en 2016, le pays est marqué par un “fractionnement de confessions, de réalités nationales et de pouvoirs” [1] . Pour mieux saisir la complexité de la Bosnie-Herzégovine, il semble nécessaire de revenir sur son histoire.
La Bosnie-Herzégovine est un pays marqué par de nombreuses lignes de fractures
Longtemps placées sous la domination autrichienne, la Bosnie et la Herzégovine deviennent des provinces rattachées à l’Empire ottoman du XVe au XIXe siècle. La Bosnie-Herzégovine devient une province ottomane appelée « Sandjak de Bosnie » et la vie politique se concentre autour de Sarajevo, la capitale. La colonisation ottomane du pays passe par un processus intense d’islamisation. En effet, un tiers de la population se convertit à l’islam afin d’échapper aux impôts payés par les non-musulmans. Dès lors les Serbes et les Croates, de confession chrétienne, deviennent des citoyens de second rang qui ne peuvent exercer que leur liberté de religion dans un pays sous influence ottomane. De fait, les Bosniaques sont pour l’essentiel les descendants des Serbes et des Croates islamisés.
Les Croates catholiques, les Serbes orthodoxes et les musulmans cohabitent dans cette société disparate jusqu’au XIXe siècle. Le déclin progressif de l’Empire ottoman exacerbe cependant rapidement les tensions ethniques entre les propriétaires terriens musulmans et les paysans chrétiens croates et serbes. Plusieurs révoltes éclatent en Bosnie et en Herzégovine entre les années 1830 et 1870. La Serbie et le Monténégro déclarent alors la guerre à l’Empire ottoman en 1876 pour obtenir leur indépendance. La Bosnie-Herzégovine finit par être placée sous la juridiction de l’Empire austro-hongrois suite au congrès de Berlin de 1878.
Suite à l’annexion de la Bosnie-Herzégovine à l’Autriche-Hongrie en 1908, les nouveaux dirigeants ne s’emparent pas du sujet de l’exploitation des Serbes et des Croates par les propriétaires terriens musulmans. L’idée d’un État indépendant regroupant tous les Slaves du Sud, c’est-à-dire la Yougoslavie, séduit de plus en plus les habitants du pays. De surcroît, le favoritisme de l’Autriche catholique envers les Croates est décrié par les Serbes orthodoxes. Les tensions entre les autorités austro-hongroises et les nationalistes serbes se multiplient alors jusqu’à atteindre son paroxysme avec l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand de Habsbourg, héritier du trône d’Autriche-Hongrie, à Sarajevo en juin 1914. Cet événement précipite tout le continent dans une guerre mondiale.
Au lendemain de la guerre naît la "première Yougoslavie", une monarchie réunissant les Serbes, les Croates et les Slovènes jusqu’en 1941, année marquée par l’invasion des troupes allemandes. La “deuxième Yougoslavie” est une république fédérale à parti unique communiste fondée en 1945 regroupant six républiques constituantes, dont la Bosnie-Herzégovine. Elle est dirigée d’une main de fer par Josip Tito, symbole de la lutte contre le nazisme et “maréchal de Yougoslavie”, jusqu’en 1980. Après sa rupture avec l’URSS en 1948, Tito adopte une politique de neutralité et entretient de bonnes relations avec l’Ouest. S’il parvient à calmer les tensions entre les différentes nations composant la Yougoslavie, il le fait en instaurant un régime autoritaire. Comme il l’explique lui-même : “La Yougoslavie a six républiques, cinq nations, quatre langues, trois religions, deux alphabets et un seul parti” [2]. Malgré les tentatives de Tito pour accorder un statut ehnique distinct aux Bosniaques dans les années 1960, les tensions s’accentuent et affaiblissent la république de Bosnie-Herzégovine jusqu’à sa dislocation en 1992.
L’indépendance de la Bosnie-Herzégovine ravive les tensions entre les Serbes, les Croates et les Bosniaques qui ne partagent pas la même vision politique. Le pays sombre alors dans une guerre civile de quatre ans. Elle oppose l’Etat bosniaque nouvellement indépendant et le Conseil de défense croate d’un côté, à la République serbe de Bosnie, soutenue par l’Armée populaire yougoslave de Slobodan Milosevic de l’autre. Durant le conflit, la capitale est prise d’assaut par l’armée populaire yougoslave (JNA) puis par l’armée de la Republika Srpska. Il s’agit du siège le plus long qu’une capitale ait connu dans l’histoire contemporaine. Mieux armés, les Serbes instaurent une politique de “nettoyage ethnique” contre les Bosniaques et commettent de nombreux massacres, notamment celui de Srebrenica - ville pourtant déclarée « zone protégée » par les Nations unies - en 1995.
Malgré la signature des accords de Dayton, la situation politique de la région ne s’est pas apaisée
Face à l’intensité du conflit interethnique qui ensanglante le pays, le Conseil de sécurité des Nations-Unies adopte à l’unanimité la résolution n°743 en juillet 1992. Cette résolution autorise le déploiement de milliers de casques bleus en Bosnie-Herzégovine au sein de la Force de protection des Nations Unies (FORPRONU) [3]. Son mandat s’articule en trois axes : assurer la protection de l’aéroport de Sarajevo pour acheminer de l’aide humanitaire, fournir de l’assistance au sol dans les zones à risque et surveiller les zones d’exclusion d’armes ainsi que les cessez-le-feu. Durant trois ans, FORPRONU contribue grandement à la stabilisation de la région. L’une des priorités est d’établir à terme un Etat de droit en Bosnie-Herzégovine, alors balayé par le fracas des armes.
Les accords de Dayton signés en décembre 1995 entre la Serbie, la Croatie et la Bosnie-Herzégovine apparaissent comme une étape essentielle dans le processus de paix des Balkans. Cet accord de paix conclu sous l’égide des Etats-Unis assure le maintien de l’État bosniaque dans ses frontières reconnues par la communauté internationale. Quant à Sarajevo, elle devient la capitale d’un pays à l’intérieur duquel s’élabore un système complexe de gouvernance tripartite. Sarajevo abrite en son sein deux communautés : l’une croato-musulmane (51% du territoire), l’autre serbe (49% du territoire). Ce faisant, l’intégrité territoriale bosnienne est préservée et les entités croato-musulmanes et serbe peuvent agir avec une plus grande autonomie. Le Bureau du Haut Représentant international est chargé de la mise en œuvre de l’accord après sa signature.
Suite à la signature des accords, la FORPRONU cède son autorité à l’IFOR (Implementation Force), force multilatérale de 63 000 hommes - dont 20 000 soldats américains - placée sous le commandement de l’OTAN et chargée du maintien de la paix en Bosnie-Herzégovine. Les commentateurs de l’époque espèrent voir, grâce à cet accord, un renforcement des capacités locales pour établir un État de droit en Bosnie-Herzégovine. L’IFOR est remplacée en 2004 par EUFOR-Althea, la force militaire de maintien de la paix de l’Union européenne. Composée de 600 hommes, cette mission concourt à la bonne mise en œuvre des volets civils et militaires des accords de Dayton. Elle vise également un double objectif : d’une part, permettre à la Bosnie-Herzégovine de devenir un État stable, pacifié et multiethnique capable de coopérer avec les pays voisins et d’autre part à soutenir les efforts menés par la Bosnie-Herzégovine pour remplir les critères d’adhésion à l’Union européenne [4].
Cependant, les accords de Dayton ne parviennent pas à apporter la stabilité institutionnelle dont la Bosnie-Herzégovine a cruellement besoin après la guerre. En établissant un système de partage fondé sur la représentation de trois entités territoriales non indépendantes, les accords de Dayton contribuent d’une certaine façon à la fragmentation institutionnelle du pays.
Effectivement, la complexité de cette structure basée sur un système de quota affaiblit le pouvoir de l’exécutif central qui peine à transcender les divisions ethniques. La stabilité gouvernementale reste précaire car elle dépend des relations entre ces trois communautés serbe, croate et musulmane. Or, les tensions ethniques ponctuent la vie politique bosnienne : les partisans serbes remettent en question l’intégrité territoriale du pays en appelant à la dissolution de la Bosnie-Herzégovine et à l’indépendance de la Republika Srpska. Aux yeux des observateurs, la Bosnie-Herzégovine apparaît comme l’un des plus grands laboratoires politiques de la communauté internationale depuis 1945.
Quelles perspectives pour la Bosnie-Herzégovine ?
Par son histoire, sa culture et sa géographie, la Bosnie-Herzégovine est profondément ancrée dans l’Europe. Aussi, elle est appelée à entrer un jour dans l’UE. Néanmoins, elle doit encore surmonter un certain nombre de défis avant de partager une communauté de destin avec l’Europe. Le commissaire européen à l’élargissement Johannes Hahn évoque en février 2016 “le début d’un long voyage” [5] pour la Bosnie-Herzégovine au moment du dépôt de candidature.
Comme d’autres pays d’Europe centrale et orientale depuis l’effondrement de l’URSS, la Bosnie-Herzégovine est confrontée au vieillissement de sa population et voit ses jeunes travailleurs partir en direction de l’Europe de l’Ouest. Vingt ans après le conflit intercommunautaire qui a entraîné un déplacement massif de population, le pays a perdu près de 20% de sa population. Ce phénomène constitue une menace réelle pour la Bosnie-Herzégovine, déjà fragilisé par les difficultés socio-économiques. La corruption, le clientélisme, la pauvreté et le taux de chômage élevé sont des obstacles majeurs au développement économique du pays. L’économie bosnienne n’étant pas assez compétitive, le gouvernement a lancé un programme de réformes structurelles pour la période 2019-2021 afin de stimuler les investissements privés et les exportations. D’autre part, la Bosnie-Herzégovine continue d’être dépendante de l’aide étrangère, comme en témoigne l’octroi de crédits via les plans et programmes d’aides de l’UE et du FMI.
L’un des principaux défis que doit relever le pays est la difficile entente entre les différentes communautés formant la Bosnie-Herzégovine. Pourtant les délégations ne cessent de rappeler que seul un État bosnien « stable et uni » pourra intégrer l’UE et l’OTAN. Du côté bosnien, si un consensus existe en faveur de l’intégration européenne, les débats autour de l’adhésion de leur pays à l’OTAN sont davantage houleux. Bien que la coopération avec l’OTAN est souhaitée par la plupart des forces politiques bosniennes, surtout bosniaques et bosno-croates, les bosno-serbes sont davantage réticents. Nonobstant, la Bosnie-Herzégovine entend s’intégrer de plus en plus dans l’appareil institutionnel européen et à prendre position sur des sujets qui intéressent l’Europe occidentale.
Pour rappel, le pays est membre du Conseil de l’Europe, de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et est un membre actif de l’initiative centre-européenne. Elle aspire également à rejoindre l’OTAN, ce qui explique sa participation à différents programmes [6] comme le processus de planification et d’examen (2007), le Programme du partenariat pour la paix (2006) ou encore le plan d’action pour l’adhésion (2010). Elle coopère avec les Alliés et d’autres pays partenaires dans de nombreux domaines stratégiques comme la cyberdéfense, les technologies de pointe et la lutte contre le terrorisme. Si le pays se trouve au coeur de l’écosystème politique et sécuritaire européen, la Bosnie-Herzégovine investit également le champ des relations internationales en jouant un rôle prépondérant dans les enceintes multilatérales comme les Nations-unies comme membre du groupe des 77 ou en coopérant avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie afin de condamner les auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.
La Bosnie-Herzégovine devient un nouvel espace de rivalités pour les puissances régionales en quête d’influence comme la Turquie et la Russie. Les six candidats à l’adhésion à l’UE se trouvent au centre des préoccupations de ces deux grands voisins aux ambitions affichées. Alors que les tensions entre les Turcs et les Européens gagnent en intensité, le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan cherche à renforcer sa présence dans les Balkans, notamment en Bosnie-Herzégovine, “pays frère et ami” pour reprendre l’expression du ministre des affaires étrangères turc Mevlüt Çavuşoğlu [7]. Si la Turquie et la Bosnie-Herzégovine, par leur histoire, entretiennent des relations bilatérales fortes et développent de nombreux partenariats comme le Processus de coopération en Europe du Sud-Est (SEECP), ces-dernières tendent à être instrumentalisées pour des raisons politiques ou culturelles. La Turquie, qui prend ses distances avec l’UE, jouit d’un prestige certain après de plus en plus de musulmans bosniaques qui rêvent de ressusciter l’âge d’or de l’Empire ottoman. Par conséquent, la sphère d’influence turque en Bosnie-Herzégovine s’étend sans difficulté par le biais des médias et de l’éducation. Quant à la Russie, elle compte accroître sa capacité d’influence dans un pays majoritairement slave et orthodoxe, autrefois tenté par le panslavisme. Fort de ce constat, la Russie et la Turquie souhaitent s’opposer frontalement à l’Allemagne et, par extension, à l’Union européenne en se rapprochant des Balkans. Elles se servent de la Serbie et de l’Albanie comme “relais” pour s’immiscer dans la vie politique bosniaque et contribuent à la déstabilisation de la région.
La Bosnie-Herzégovine comme artisan de son propre destin
Ainsi l’unité de la nation bosniaque se fera sans doute au prix d’une forte mobilisation des communautés composant le pays. Toutefois, les velléités politiques et les tensions interethniques risquent de miner les efforts poursuivis par les acteurs institutionnels et de compromettre, à terme, l’avenir de la Bosnie-Herzégovine dans un espace géopolitique international fragmenté. L’écrivain yougoslave Ivo Andric peint avec justesse ce drame dans ses écrits : “Musulmans, chrétiens et juifs mêlés. La force des éléments et le poids du malheur partagé rapprochaient ces gens et jetaient un pont, pour un soir du moins, au-dessus de l’abîme qui séparait une communauté de l’autre” [8] Enfin, il semble urgent pour la Bosnie-Herzégovine de se réconcilier avec son histoire et de renforcer les liens avec ses partenaires européens. En effet, les deux poumons de la Bosnie-Herzégovine, l’un occidental, l’autre oriental, ne peuvent se développer que dans un corps politique uni et apaisé.
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