Pour une intégration fiscale dans une Europe à plusieurs vitesses

, par Cyrille Amand, traduit par Rhiannon Erdal

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Pour une intégration fiscale dans une Europe à plusieurs vitesses
Pour Cyrille Amand il est plus probable que l’intégration fiscale dans l’UE se fasse dans le cadre d’une Europe à plusieurs vitesses

Concernant l’Union Européenne, il faut noter que la plupart des eurosceptiques et des pro-européens sont d’accord sur une chose : c’est une construction inachevée. Tandis que les premiers voudraient la déconstruire pour n’en garder que les fondations, les seconds font tout leur possible pour la finaliser.

Cependant, tout le monde serait d’accord – pour différentes raisons et avec des visions différentes en tête – que la situation actuelle de l’UE n’est pas satisfaisante. C’est le cas de l’Union Economique et Monétaire. Quels sont les défis de l’intégration fiscale en Europe ? Quelle en sera la gouvernance et dans quel cadre elle doit être mise en place ?

Quel gouvernance et pour quelle légitimité démocratique ?

Selon Alicia Hinarejos, l’obstacle le plus important vers une union fiscale en Europe est politique par nature (et non technique ou économique). C’est un obstacle politique dans le sens où, premièrement, il n’y a actuellement aucune volonté parmi les gouvernements des États membres de l’accomplir et deuxièmement, une telle avancée soulèverait inévitablement la question de la légitimité démocratique.

Pour donner un nouveau souffle et une vraie substance à l’UEM, essayer de faire en sorte que le « E » prenne tout son sens dans « UEM » comme disait Jean-Claude Trichet en mai 2010, une révision des traités serait la meilleure solution. Une révision acceptée par tous les États membres et ratifiée par tous les parlements nationaux bénéficierait probablement de plus de force. Ceci étant dit, ce serait aussi le plus difficile à faire. Sans révision des traités, la Commission européenne a permis des avancées sur l’intégration fiscale. Par exemple, elle travaille depuis mars 2011 à l’introduction d’une « Assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés » (ACCIS). Reste la question de la justification démocratique de l’ACCIS.

Plusieurs fédéralistes européens prennent les États-Unis comme modèle à suivre, c’est-à-dire, comparer à la situation européenne, une fiscalité renforcée, une intégration fiscale ex-ante et des transferts budgétaires. Mais c’est essentiellement une réussite grâce au principe de « la représentation contre la taxation ». Dans l’UE, même si le Parlement Européen est directement élu depuis 1979, ses pouvoirs budgétaires sont limités. De plus, le bicamérisme informel entre le Parlement et le Conseil (comme co-législateurs) est bien plus asymétrique qu’au Congrès des États-Unis.

Cette ambiguïté a été pointée du doigt par les Cours Constitutionnelles nationales, particulièrement en Allemagne. D’abord, dans la décision de Maastricht (BVG 1993 : 18), où la Cour Constitutionnelle allemande a insisté sur le principe de « pas de taxation sans représentation ». Plus important encore, elle a affirmé qu’une telle représentation démocratique pouvait seulement se trouver actuellement au niveau des États membres. Sa décision sur le Traité de Lisbonne va dans le même sens. Cependant, elle ne ferme pas la porte à l’intégration fiscale mais soutient le fait que cette dernière doit être accompagnée de démocratie représentative au même niveau. De la même façon, il faut dire que la décision du BVG repose sur une distinction entre les concepts de déficit démocratique et de légitimité. L’intégration fiscale (décidée et mise en place par la Commission européenne) souffrirait sûrement d’un déficit démocratique. Néanmoins, si elle était faite d’une manière totalement transparente et répondait à des besoins économiques pertinents (comme la lutte contre le dumping agressif), elle ne serait pas nécessairement illégitime.

Avec ces éléments, on pourrait proposer deux solutions potentielles en vue de surmonter les barrières politiques qui empêchent l’établissent d’une union fiscale en Europe. Premièrement, elle devra être décidée et mise en place démocratiquement. Deuxièmement, elle devra être efficace pour être légitime.

Pour une intégration flexible dans une Europe à plusieurs vitesses

Une Europe à plusieurs vitesses, encore impensable il y a 10 ans dans l’esprit des fédéralistes, semble être la réalité aujourd’hui, au moins d’un point de vue pragmatique. Par exemple, Enrico Letta la défendait en 2015 lors d’une conférence à Oxford, afin « d’éviter le Brexit et de sauver l’Europe ».

Concernant l’intégration fiscale, il est fondamental de distinguer l’Europe des 28 et la Zone Euro. Un des objectifs de l’intégration fiscale est d’éviter, ou au moins de réduire, l’impact des chocs asymétriques. Dans cette perspective, on pourrait imaginer une Europe des 28 qui conserverait les valeurs fondamentales exprimées dans les traités, et une Zone Euro qui poursuivrait une intégration plus profonde – ce qui marquerait peut-être une rupture avec l’esprit de Maastricht selon lequel l’adoption de l’Euro est inévitable.

La confiance dans la stabilité et la résilience de la Zone Euro chez les investisseurs est essentielle. Paul de Grauwe a ainsi montré comment la simple annonce par Mario Draghi du programme des opérations monétaires sur titres (OMT) a eu des résultats impressionnants. L’impact de cette annonce était peut-être plus significatif que sa mise en place réelle [1]. L’intégration fiscale signifierait surtout une meilleure prévisibilité, dans la mesure où les taux d’imposition devraient être plus difficiles à modifier et moins sensibles aux changements dans les gouvernements nationaux après des élections législatives.

Une remarque peut être faite concernant les potentielles approximations juridiques de certaines lois qui seraient uniquement appliquées dans les États membres de la Zone Euro, et pas dans les autres États membres. Mais la décision de la Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE) dans l’arrêt Pringle vs. Gouvernement de l’Irlande en 2012 a affirmé la légalité du traité instituant le Mécanisme Européen de Stabilité, une organisation de droit public international et composé des pays de la Zone Euro. De la même manière, pour éviter le vote à l’unanimité, ces États pourraient explorer les opportunités offertes par une coopération renforcée. Le projet de la mise en place d’une taxe européenne sur les transactions financières (TTF) en serait un bon exemple. Malgré le peu de soutien, elle pourrait toujours être approuvée dans le cadre d’une coopération renforcée entre onze pays membres.

L’établissement d’une politique fiscale intégrée dotée de taux spécifiques pour chaque secteur divise les fédéralistes. Tandis que certains encourageraient un taux commun fixe pour tout le monde, d’autres préfèreraient une approche plus flexible. Ce débat illustre les forces contradictoires à l’œuvre dans le camp fédéraliste. Un système avec un taux plancher et plafond plutôt qu’un taux fixe pourrait être envisageable.

De la même façon, certains secteurs (comme l’imposition des entreprises pour lutter contre le dumping et la spirale du nivellement vers le bas) profiteraient de plus d’intégration. Ce ne serait cependant pas le cas d’autres domaines (tels que le secteur immobilier) car les dynamiques nationales sont trop différentes (par exemple la plupart des Britanniques sont propriétaires de leur logement, tout le contraire des Allemands). Cela permettrait une convergence progressive tout en prenant en compte les différences nationales. Il est important de se rappeler que le Traité de Rome a utilisé les termes de « convergence » (Art. 27) et de « coordination » (Art. 54). Une intégration fiscale complète, parfois de manière presque dogmatique, n’est pas exactement l’objectif des traités : cela pourrait susciter des effets pervers.

Ce ne sera jamais assez : les effets pervers de trop d’intégration

Beaucoup de fédéralistes adhèrent à une vision néo-fonctionnaliste de la politique européenne, à savoir des effets d’entraînement stimulant l’intégration intersectorielle, comme Lindberg l’a écrit en 1963. En d’autres termes, une intégration fiscale plus ou moins limitée ne sera jamais assez. En 2011, Marzinotto, Sapir et Guntram Wolff ont par exemple appelé l’UE à avoir ses propres ressources fiscales. De telles ressources pourraient être redistribuées afin de stabiliser la Zone Euro et aider les États individuellement – avec un débat forcément obscur sur la façon d’éviter la violation de l’article 125 du TFUE et de la clause de non-renflouement.

La stabilisation financière, selon les fédéralistes, ne peut pas se produire sans l’accompagnement d’instruments fiscaux propres avec lesquels on pourrait la mettre en place. En effet, ils affirment que le niveau supranational devrait avoir la capacité de distribuer et récolter ses propres recettes. C’est à ce stade où l’intégration fiscale est liée à la capacité à lever l’impôt. Ce n’est pas encore clair si cela prendrait la forme d’une obligation pour les États membres d’augmenter leurs transferts ou bien d’un impôt européen directement prélevé sur les citoyens. Dans les deux cas, un amendement des traités existants semble inévitable.

Fondamentalement, une intégration fiscale aussi extensive, dans le cadre d’une UEM remodelée, ne peut pas être considérée seule car elle a des conséquences politiques et structurelles plus vastes.

D’un côté, on s’attend à ce que les États membres ajustent leurs stratégies de politique économique en réaction aux transferts fiscaux au niveau de l’UE. Pour un pays comme la France, avec des taux d’imposition élevés, cela impliquerait certainement une réduction de certaines taxes, et par conséquent une baisse des recettes de l’État, ce qui mènerait nécessairement à une redéfinition de son modèle de redistribution. D’un autre côté, pour un pays avec des taux d’imposition bas comme l’Irlande, toute augmentation signifierait une baisse du pouvoir d’achat et une perte de compétitivité et d’attraction pour les investisseurs, ce qui affecterait son équilibre économique.

Les progrès depuis 2010 vers une plus grande intégration fiscale sont en substance largement basés sur ce que F. Nicoli a appelé le « modèle FMI » : l’aide financière en échange de reformes structurelles. L’exemple de la Grèce est assez frappant. La conditionnalité ici implique un transfert de souveraineté au niveau de l’UE qui n’a jamais été évoqué dans les traités. Paradoxalement, l’intégration fiscale plus poussée (selon la vision fédéraliste) impliquerait des transferts nets entre les États, et dans une certaine mesure, moins de motivation pour respecter l’orthodoxie budgétaire à cause de la certitude d’aides financières étrangères.

Exhortant les États-Unis de former une union fiscale, A. Hamilton affirma en 1790 qu’elle contribuerait « à un degré éminent vers un arrangement harmonieux, stable et satisfaisant des finances de l’Union ». Dans le cas européen, cela pourrait être juste l’inverse. Peut-être que le problème devrait être traité à l’envers : d’abord s’assurer que les économies nationales convergent et ensuite créer une union fiscale et non pas l’inverse.

Pour conclure, afin d’achever l’intégration fiscale dans l’UE, celle-ci doit être basée sur des actions légitimes et sur une légitimité démocratique. De manière réaliste, il est plus probable qu’elle se fasse dans le cadre d’une Europe à plusieurs vitesses et avec un haut degré de flexibilité dans son application. Non seulement c’est plus réaliste mais c’est aussi plus souhaitable : trop d’intégration risque de transformer l’UEM en une entité perverse. Dans une certaine mesure, le défi de la formation d’une union fiscale est probablement l’illustration de la question existentielle que l’UE va devoir aborder dans l’avenir : trouver le bon équilibre entre l’intégration nécessaire et le danger d’outrepasser son rôle.

Notes

[1De Grauwe, P., & Y. Ji (2013). “Panic-driven austerity in the Eurozone and its implications”, Vox EU, Paper on voxeu.org, 21 February 2013

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