Une liberté conditionnée par la précarité
Le Portugal connaît une progression de deux rangs par rapport à 2019 dans le classement de Reporters Sans Frontières. A son compteur, le pays ibérique ne connaît pas d’assassinats de journalistes et/ ou collaborateurs. Mais si les pressions externes sur les journalistes sont de moins en moins fréquentes, la « précarité croissante » et le « manque de moyens » sont toujours pointés par RSF comme des facteurs à risque pour le futur de la profession dans le pays lusophone.
Lors du dernier Congrès des Journalistes Portugais, le 12 janvier 2017, la présidente Maria Flor Pedroso déclarait que « Sur dix journalistes en activité, six gagnent moins de mille euros, cinq sont précaires, quatre ont des recibos verdes, quatre ont peur de perdre leur emplois et seulement un a plus de 55 ans ». En effet, il est fréquent que des journalistes soient considérés comme des travailleurs indépendants, devant ainsi remplir des recibos verdes – factures émises déclarant leurs revenus. Ils ne jouissent donc pas des droits de salariés comme les indemnités de chômage et/ ou de maladie, les congés, entre autres.
En 2017, un tiers des journalistes portugais gagnaient moins de 700,00 euros net – le salaire minimum étant de 557,00 euros à ce moment-là. Et malgré la reprise économique du pays ces dernières années, cela ne se reflète pas dans une augmentation significative des salaires des professionnels de la presse et dans de meilleures conditions d’embauche. Le constat est qu’il s’agit toujours d’une profession de jeunes qui est très tôt abandonnée vers une reconversion professionnelle.
La récente crise économique provoquée par la pandémie de COVID-19 ne fera qu’aggraver la situation des journalistes, souligne le syndicat des journalistes portugais. Il faut s’attendre à moins d’opportunité de travail et une multiplication de journalistes à recibos verdes.
Condamnations du Portugal par la CEDH
Les conditions de travail des journalistes ne sont pas le seul risque à la liberté de la presse. Ces 15 dernières années, le Portugal a été condamné plus d’une vingtaine de fois pour « violation de la liberté d’expression » par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Il s’agit de l’un des pays européens qui détient le plus de condamnations dans ce domaine. En cause, la diffamation et l’injure sont encore considérées comme des crimes au Portugal, alors que pour la majorité des pays européens, il s’agit d’un délit passible d’une amende.
La législation portugaise, et surtout l’interprétation faite par les tribunaux portugais, est un facteur de risque majeur pour la liberté d’expression dans la mesure où l’on remarque que la balance de la Justice Portugaise penche plus souvent en faveur de la protection de l’honneur par rapport à la liberté d’expression, ce qui a constitué à plusieurs reprises pour la CEDH une violation du 10ème article de la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Face à la menace qui plane de lourdes conséquences, il existe de l’autocensure, en particulier chez les journalistes. Pourtant, ils ont pour but de mettre en lumière la vérité, prérequis indispensable pour la bonne santé de la démocratie.
L’assemblée du Conseil de l’Europe s’est prononcée il y a quelques années sur cette situation et a considéré que la législation portugaise était « obsolète et féodale ». Elle recommandait que « la législation portugaise en matière de diffamation doit être reformulée de manière à prévoir des normes claires de défense, incluant la vérité, la publication raisonnable et l’opinion, et quelconque indemnisation attribuée doit être raisonnable et proportionnel au mal causée ».
Malgré ces recommandations, la dernière condamnation du Portugal par la CEDH date d’il y a moins d’un an, en septembre 2019. Le changement de législation est une question de volonté politique. Tout comme la rapidité de transposition des directives européennes dans le domaine de la liberté d’expression. Alors que le lanceur d’alerte portugais Rui Pinto – à l’origine des deux grands scandales d’évasion fiscale et corruption les « Football Leaks » et les « Luanda Leaks » - a été arrêté et sera jugé par les autorités portugaises pour 90 crimes, la directive sur les lanceurs d’alerte adoptée par le Parlement européen le 19 avril 2019 n’a toujours pas été transposée par l’Assembleia Nacional. Soulignons qu’à ce jour, la législation portugaise ne prévoit pas le statut de lanceur d’alerte, ni la protection des journalistes diffusant les dénonciations.
Le football, le nouvel opium du peuple
Et c’est dans le domaine du football que les journalistes portugais sont le plus souvent menacés et victimes de pressions venues de grands clubs. Même les adeptes ne se gênent pas d’insulter tout journaliste qui critiquerait leurs joueurs et/ ou clubs de football préféré. Lorsque le hacker et lanceur d’alerte Rui Pinto, à l’origine de nombreuses révélations des « Football Leaks », fut arrêté en janvier 2019 à Budapest puis extradé au Portugal, les supporters du club lisboète du SL Benfica se sont déchaînés contre lui sur les réseaux sociaux. Le hacker avait été associé à « l’affaire des e-mails » par les médias, dans laquelle il aurait la source des emails internes du Benfica utilisés par le FC Porto comme preuve que le club lisboète contrôlait les arbitres.
Lors d’une conférence sur le combat de la corruption dans les États membres le 14 juin 2019 dans la Maison du Portugal à Paris, Ana Gomes affirmait que « le football est le nouvel opium du peuple portugais » pour souligner le phénomène d’aliénation collective le plus flagrant dans ce pays. La diplomate portugaise et ancienne députée européenne (2004-2014) a été la personnalité politique qui a le plus œuvré pour la libération de Rui Pinto en 2019. Selon elle, ce dernier ne devrait pas être en prison, il devrait collaborer avec la justice afin de mettre en lumière plusieurs schémas de corruption au Portugal, en Europe et dans le monde.
Le 17 janvier 2020, la justice portugaise avait notifié que le hacker serait jugé pour 90 crimes d’accès illégitime et incorrect, violation de correspondance, sabotage informatique et tentative d’extorsion. En prison préventive depuis son extradition en avril 2019, Pinto est depuis le mois dernier finalement sorti de prison. Il accepta de décrypter les dix disques externes qui avaient été confisqué par les autorités. Malgré un bon score dans le classement mondial, le Portugal est encore loin d’être un paradis de liberté pour la presse. De meilleures conditions de travail, un changement de législation et une évolution des mœurs concernant le monde du football sont indispensables pour le futur de la presse au Portugal, mais aussi pour le bon fonctionnement de la démocratie.
Retrouvez également la version de cette article en portugais
Suivre les commentaires : |