« Ne nous donnez pas de leçons, nous savons gérer nos institutions. »
C’est avec le même argumentaire ressorti des cartons que Mateusz Morawiecki s’est présenté devant le Parlement européen pour rejeter toute intervention de l’Union dans les affaires de la Pologne : les Etats membres sont libres de réformer leurs institutions comme ils l’entendent. Le Premier ministre a également évoqué la devise de l’Union « Unie dans la diversité » et le respect des identités nationales pour défendre une vision alternative de l’Etat de droit, en concluant sèchement : « Ne nous donnez pas de leçons, nous savons gérer nos institutions ». Depuis son arrivée au pouvoir en 2015, le parti conservateur Droit et Justice (PiS) entend garantir une justice plus efficace en luttant notamment contre le « post-communisme » comme l’a souligné Mateusz Morawiecki, estimant que certains des juges formés sous le régime communiste et actuellement en poste manqueraient d’impartialité.
Le gouvernement a multiplié les attaques contre le pouvoir judiciaire à travers plusieurs réformes muselant progressivement les institutions judiciaires du pays. L’intervention du Premier ministre polonais est ainsi survenue au lendemain de l’entrée en vigueur d’une loi abaissant de l’âge de départ à la retraite des juges de 70 à 65 ans, contraignant près d’un tiers des magistrats de la Cour suprême, dont sa présidente, à quitter leurs fonctions, alors même que la Constitution polonaise protège la durée de leur mandat. La loi introduit toutefois la possibilité pour ces juges de conserver leurs fonctions à condition d’en faire la demande au Président de la République. Les réformes ont également permis au ministre de la Justice de nommer et révoquer arbitrairement un peu plus d’une centaine de présidents de tribunaux ordinaires. Difficile de croire que le gouvernement polonais n’envisage pas de soumettre la justice au bon vouloir du pouvoir exécutif…
Les arguments avancés par le Premier ministre polonais n’ont d’ailleurs pas convaincu les députés européens, à commencer par Guy Verhofstadt du groupe ADLE (Alliance des Démocrates et des Libéraux pour l’Europe) : « Le futur de l’Union européenne est plus qu’un marché intérieur, plus qu’une monnaie unique, c’est une communauté de valeurs. Et placer les juges sous contrôle politique n’en fait pas partie ». Et comme en écho aux débats dans l’hémicycle de Strasbourg, des milliers de Polonais se sont réunis le même jour devant la Cour suprême à Varsovie pour manifester contre le départ contraint de ses magistrats. Acclamée par les manifestants, la présidente de la Cour suprême Malgorzata Gersdorf a fait acte de résistance en se présentant symboliquement à son bureau au lendemain de son limogeage, avec une déclaration forte sur la séparation des pouvoirs : « Je ne m’engage pas en politique. Je le fais pour défendre l’État de droit et marquer la limite entre la Constitution et la violation de la Constitution ».
Un dialogue de sourds
Guy Verhofstadt a tout de même reconnu l’objectif légitime des réformes de la justice alors que la confiance des Polonais en leur système judiciaire serait relativement faible, tout en critiquant les méthodes utilisées. Ni les institutions européennes ni les Etats membres ne contestent en effet le droit souverain de la Pologne de réformer ses institutions, un droit par ailleurs consacré dans les traités européens. Toutefois ces réformes ne peuvent bien évidemment pas échapper au respect des valeurs communes qui fondent le pacte constitutif de l’Union européenne, une condition du vivre-ensemble entre les citoyens européens essentielle pour assurer la viabilité d’un espace européen démocratique.
C’est en ce sens que le commissaire européen Valdis Dombrovskis a balayé les arguments du Premier ministre polonais, sous les applaudissements des députés européens : « Lorsqu’il y a des attaques vis-à-vis de l’Etat de droit, nous ne pouvons pas simplement ignorer ces faits en disant qu’il s’agit de questions nationales. Nous sommes ouverts au dialogue mais jusqu’à présent, cela n’a pas suffi ». Après plusieurs mois de discussions, la Commission a épuisé l’arsenal juridique à sa disposition pour dissuader la Pologne d’adopter ses réformes. Le déclenchement par la Commission de la procédure de l’article 7 du Traité sur l’Union européenne le 20 décembre 2017 a certes poussé la Pologne à s’engager dans un dialogue plus constructif. Mais cette procédure visant à protéger les valeurs de l’Union et pouvant aller jusqu’à la suspension du droit de vote de la Pologne au sein du Conseil de l’Union européenne - sur décision des 27 autres Etats membres à l’unanimité - est extrêmement lourde.
Les Etats membres au sein du Conseil peinent à dépasser la première étape de l’article 7, qui permet seulement de constater un « risque clair de violation grave » des valeurs de l’Union. À défaut, la Commission a lancé le 2 juillet une procédure d’infraction contre la Pologne, dans l’espoir d’exercer des pressions sur le gouvernement pour revenir sur le départ anticipé des juges de la Cour suprême. Le débat semble néanmoins cristallisé dans un clivage irréconciliable. D’un côté, la Commission européenne, essayant tant bien que mal de maintenir la cohérence et la crédibilité de l’Union européenne en tant que construction politique unie autour de règles et de valeurs communes. De l’autre, la Pologne, gouvernée par un parti résolu à réformer la justice à des fins autoritaires, sous prétexte de vouloir restaurer la confiance des citoyens.
Une vision alternative de l’intégration européenne
Mateusz Morawiecki a tenté de recadrer le débat en présentant sa vision de l’avenir de l’Union, centrée sur les Etats nations et le respect de leurs traditions respectives, tout en proposant des politiques européennes plutôt ambitieuses en matière de protection des frontières, de compétitivité ou encore de révolution numérique. Le chef du groupe majoritaire PPE (Parti populaire européen) Manfred Weber s’est montré sceptique face à cette vision d’une Europe à la carte : « l’Europe du nationalisme et de l’égoïsme ne peut pas servir l’intérêt des citoyens ».
La question de l’Etat de droit n’a non plus pas tardé à refaire surface dans les réponses des députés. Guy Verhofstadt a rappelé que les politiques européennes ne peuvent être efficaces qu’à condition que les Européens partagent des valeurs communes et les mêmes standards démocratiques, en demandant personnellement au Premier ministre de « ramener la Pologne dans la famille des nations démocratiques, loin des Etats illibéraux ». De même, le chef du groupe S&D (Alliance progressiste des socialistes et démocrates) Udo Bullmann a invité Mateusz Morawiecki à revenir sur les réformes adoptées, en insistant sur l’importance de la Pologne dans la famille européenne : « Revenez au cœur de l’Europe, ne détruisez pas les valeurs au sein de votre propre pays ». Seule une certaine frange du Parlement européen a regretté la tournure prise par le débat, comme l’a exprimé le député européen Ryszard Legutko, membre du parti PiS affilié au groupe CRE (Conservateurs réformistes européens) : « Apparemment, personne n’est prêt à discuter du futur de l’Europe et préfère se concentrer sur les attaques contre la Pologne ». Dans l’ensemble, les députés européens n’ont pas ménagé Mateusz Morawiecki en lui faisant clairement comprendre que la Pologne ne peut participer au débat sur les orientations de la construction européenne tant qu’elle n’aura pas réglé la question du respect de l’Etat de droit.
Au-delà d’une simple question nationale, les politiques menées par le gouvernement polonais remettent en cause l’ensemble de la construction européenne, du rôle des Etats et des institutions de l’Union au sentiment d’appartenance des citoyens européens à une même communauté. L’intervention du Premier ministre aura de nouveau soulevé beaucoup de questions sans permettre de trouver des réponses concrètes, chacun essayant de maintenir une position ferme. C’est peut-être cette déclaration de Mateusz Morawiecki face aux députés européens qui permet d’apporter un élément de compréhension : « Sans le rideau de fer et la tragique division de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale, la Pologne aurait été parmi les fondateurs de l’Union européenne ». Indéniablement européenne, la Pologne traverse une crise dans son appartenance à l’Union qui trouve son origine à la fois dans une histoire trouble et dans les défis complexes d’un monde récemment interconnecté. La question est d’autant plus épineuse que le PiS bénéficie de la légitimité qu’il tire des élections législatives de 2015, un argument dont il n’hésite pas à se prévaloir pour cadenasser le système judiciaire. Dans l’impossibilité de voir le conflit résolu, la question de l’Etat de droit en Pologne reste actuellement dans une impasse. Les regards se tournent alors vers 2019, une année déterminante pour la Pologne comme pour l’Union européenne. Il nous reste à voir quel avenir les citoyens européens choisiront pour l’Europe aux élections européennes de mai 2019, et quelles conséquences les Polonais tireront des politiques menées par leur gouvernement aux élections législatives de novembre 2019.
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