Un drame silencieux se joue dans les eaux d’Escaut depuis le 9 avril 2020, quand près de 100.000 m3 de liquide noirâtre se sont déversés dans la nature, causant la mort de milliers de poissons en quelques jours. Cette pollution accidentelle causée par une usine de sucrerie française est qualifiée de « catastrophe environnementale majeure » par le cabinet de la ministre wallonne de l’environnement, Madame Céline Tellier, et de nombreuses agences environnementales comme la Fédération du Nord pour la pêche et la protection du milieu aquatique. Pourtant la France n’a pas signalé l’incident aux autorités belges. Ce faisant, la Belgique accuse la France de « négligence » pour avoir omis d’alerter sur cette grave pollution fluviale.
Une « catastrophe environnementale” qui met en danger l’écosystème de la région
Cette pollution de matière organique est due à la rupture d’une digue de l’usine Tereos d’Escaudœuvres qui retenait des eaux de lavage de betteraves. Ces mêmes eaux ont « rapidement saturé le milieu aquatique » dans les ruisseaux autour de Cambrai, selon l’Office français de la biodiversité (OFB), avant d’atteindre l’Escaut, un fleuve de 355 kilomètres traversant la France, la Belgique et les Pays-Bas. Un riverain belge de l’Escaut, s’inquiétant de « la présence anormalement élevée de poissons morts à la surface du fleuve », alerte les autorités wallonnes le 20 avril, soit dix jours après la rupture de la digue. Le silence de la France sur cet incident provoque la colère de la Belgique, qui qualifie cette pollution fluviale de « catastrophe environnementale ».
En effet, les autorités françaises n’ont pas signalé cet incident à leurs voisins belges, rompant plusieurs accords frontaliers engagés avec la Belgique et se mettant en infraction avec une procédure d’alerte internationale [1]. La pollution fluviale se répand autant du côté français que du côté belge, allant de Valenciennes à Tournai. Les conséquences de cette pollution fluviale sont désastreuses : en se dégradant dans l’eau, les matières organiques contenues dans l’eau de lavage de betteraves consomment l’oxygène présente et asphyxient les organismes vivant à proximité, ce qui explique la mortalité piscicole élevée.
La nappe de pollution, équivalent du déversement de 14 000 semi-remorques, « avance au rythme de onze à douze kilomètres par jour et tue tout sur son passage », rapporte Xavier Rollin, responsable de la Direction de la Nature en Wallonie. « Elle est arrivée chez nous le 20 avril. Si on nous avait prévenu à l’avance, on aurait pu faire quelque chose ». La Flandre belge, avertie par les autorités wallonnes, a pu préserver sa faune et sa flore en mettant en place des opérations de ré-oxygénation de l’eau du fleuve avec des pompes le 24 avril, au moment où la nappe de pollution a été repérée par le service flamand des eaux. Néanmoins, le déversement de matières organiques formant une nappe de pollution perturbe l’écosystème de la région : tandis que certains craignent le développement d’algues vertes dans le canal dans les prochaines semaines, d’autres déplorent la destruction de la faune locale puisque les poissons ne retourneront pas de sitôt dans le cours d’eau pollué.
Un dysfonctionnement administratif, judiciaire et politique qui engage la responsabilité de la France
Le déversement de matières organiques dans les eaux de l’Escaut dans la nuit du 9 au 10 avril a été causée par une rupture de la digue de terre d‘un bassin de décantation appartenant à l’entreprise française Tereos. Fragilisée par des terriers de rats musqués, la digue a rompu accidentellement, laissant s’échapper près de 100 000 mètres cubes d’eaux de lavage de betteraves sucrières. L’entreprise reconnaît largement sa responsabilité sur ce point et affirme avoir alerté les autorités préfectorales quelques jour après l’incident, notamment en contrôlant la qualité de l’eau et en installant cinq aérateurs le 22 avril dans le canal afin d’oxygéner le fleuve pollué. Si Tereos ne nie pas la fuite de l’une de ses digues de barrage survenue le 9 avril, il affirme néanmoins quelques jours après l’incident qu’il est « impossible [à ce stade] d’établir un lien de causalité avéré entre l’incident survenu à Escaudoeuvres et ce qui est rapporté de la situation en Belgique ».
Cette déclaration venant d’une entreprise qui a déjà été impliquée dans la pollution de la rivière Oise en août 2018 a l’effet d’une bombe : en effet elle exacerbe la colère des frontaliers belges, déjà ulcérés par la réponse française apportée à cette catastrophe environnementale. Près de deux semaines après l’incident, la préfecture du Nord a publié un communiqué dans lequel le préfet déclare : « [D]ans le cas précis de l’incident de la sucrerie Tereos, les mesures effectuées sur le terrain le 10 avril 2020 n’ont pas mis en évidence de pollution. Néanmoins, bien qu’une diminution d’oxygène avec l’apparition d’une mortalité piscicole ait pu être constatée dans les jours suivant l’accident, un retour progressif à un taux d’oxygène plus normal a été mesuré. Il n’y a donc pas eu d’alerte aux régions situées en aval, en particulier côté belge ».
La Belgique rappelle pourtant que la France, en ne lui signalant pas cet incident, n’a pas respecté ses engagements vis-à-vis de la Commission internationale de l’Escaut, notamment en matière d’alerte et de gestion des situations urgentes. De fait, la France est critiquée par son voisin pour son manque de transparence et est invitée à mener une enquête pour déterminer les responsabilités de l’entreprise Tereos dans la pollution de l’Escaut. Cette dernière risque jusqu’à 75 000 euros d’amende [2] en France et un million d’euros en Wallonie, selon le principe pollueur-payeur [3] reconnu en Europe depuis 1987 (un an après la signature de l’Acte unique européen). Tandis qu’une plainte a été transmise aux autorités françaises par la région wallonne fin avril et que le groupe Europe Écologie-Les Verts exigent une enquête indépendante pour dénoncer une « atteinte grave à la biodiversité », le parquet de Cambrai a ouvert deux enquêtes judiciaires pour « déversement de substances nuisibles au milieu aquatique » confiées à l’Office française de la biodiversité et à la gendarmerie d’Iwuy, commune située près d’Escaudœuvres. Ils sont chargés de déterminer précisément les circonstances dans lesquelles la digue de Tereos s’est rompue.
Cette catastrophe sanitaire et environnementale risque d’entacher pour longtemps les relations entre la France et la Belgique, deux pays qui vont devoir travailler sur eux-même pour réinstaurer la confiance et proposer des réponses adaptées dans la gestion de prochaines situations d’urgence.
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