La Guerre Froide : une parenthèse culturelle artificielle
Bien que la politique étrangère européenne soit récente, sa conception remonte aux origines de la création des communautés européennes. Le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale a en effet amené les pays d’Europe occidentale à s’organiser économiquement pour empêcher toute future guerre dévastatrice. C’est notamment à cet égard qu’est fondée la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA) qui, dans un premier temps, a mis en commun, et sous le chapiteau d’une Haute Autorité supranationale, la production de charbon et d’acier des deux frères ennemis : la France et l’Allemagne. Cette création donnera résolument le ton économique à la communauté européenne, qui s’officialise des 1957 avec les traités de Rome, et se poursuivra avec la création du marché commun puis unique. Jusqu’au traité de Maastricht de 1992, la politique étrangère se discute principalement sur des bases nationales, bi- ou multilatérales, par le biais d’organisations comme l’Union de l’Europe Occidentale, mais en réalité quasi-exclusivement par l’OTAN. Cela est principalement dû à la Guerre Froide, qui crée un principe de polarisation, et donc de solidarité face à la désignation d’un ennemi commun. Les obstacles à une défense résolument européenne tiennent alors aussi bien d’une autocensure (coopérer avec le grand frère Nord-Américain qui a sauvé l’Europe grâce au plan Marshall) que d’un atlantisme prononcé de certains pays comme le Royaume-Uni ou les Pays-Bas. Ceci explique alors les avancées européennes très limitées en matière de politique étrangère, défense, et coopération en matière de sécurité.
Pourtant, cette apparente homogénéisation culturelle n’est que circonstancielle. Comme vu, elle tient en effet à une polarisation, par ailleurs bien fragile ; en témoigne à cet égard le scepticisme du général de Gaulle vis-à-vis des Etats-Unis et de leurs alliés. Le Royaume-Uni, considéré comme « cheval de Troie » de Washington, en payera notamment les conséquences, affrontant par deux fois le veto de l’ancien leader de la Résistance Française à son entrée dans l’ex-CEE en 1962 et 1967. Le contexte international et l’ancrage de l’Europe à l’ouest parviennent à maintenir, quelques temps, l’illusion de l’unité.
Pas longtemps toutefois. L’éclatement de l’URSS en 1991 refait apparaitre les différences culturelles fondamentales entre les pays membres de l’ex-CEE. Cet évènement révèle l’artifice qu’était la polarisation de Guerre froide : une guerre qui n’en a que le nom et ayant duré 44 ans était en effet bien insuffisante pour changer la culture profonde des pays européens. Cela explique l’engagement à la fois tardif et brouillon de la nouvelle Union Européenne dans le conflit de Bosnie-Herzégovine. Les habitudes ont la vie dure dit-on, eh bien les intérêts nationaux aussi : le soutien de François Mitterrand aux Serbes et le soutien d’Helmut Kohl aux Croates mènent à une voie sans issue. Très vite, la guerre de Bosnie-Herzégovine plonge dans l’effusion de sang, et seule l’OTAN parvient – difficilement – à mettre un terme au conflit.
Cette première – et importante – défaite de l’Union Européenne a l’étranger constituera une motivation à pousser plus loin. Et dans la mauvaise direction ?
Analyse institutionnelle et limites
Le traité de Maastricht de 1992 pose en effet les bases en introduisant pour la première fois la Politique Etrangère et de Sécurité Commune sur une base purement intergouvernementale. Elle s’approfondit par l’incorporation des missions humanitaires et civiles, ainsi que la création d’un poste de Haut Représentant avec le traite d’Amsterdam de 1997.
Bien que mineures en tant que telles, ces avancées restent majeures dans la trajectoire de l’intégration politique. Il s’agit donc d’étapes critiques dans la construction européenne, d’autant plus qu’elle suit un déroulé logique : création des groupes de travail en 2002, des groupements tactiques européens (EU Battlegroups) en 2004, et du QG Européen Permanent pour l’entrainement tactiques des armées nationales européennes en 2017.
Le traité de Lisbonne de 2007 est à cet égard édifiant. Le Haut Représentant devient également Vice-Président de la Commission Européenne (impliquant un rôle grandissant d’une institution supranationale dans un domaine à la base intergouvernemental) et l’Union Européenne acquiert une personnalité légale lui permettant de conclure des accords en tant qu’entité avec des pays tiers, et donc de facto d’être amené à jouer un rôle à l’international. Cette disposition légale est également renforcée et accompagnée par la création d’une délégation ‘UE’ à l’Organisation des Nations Unies (ONU), qui lui permet d’avoir une voix, certes pas unique, mais au moins à part, sur la scène internationale. Enfin, toute décision de politique étrangère européenne se prenant à l’unanimité des pays membres, le Conseil se dote également d’un Président, dont le but est de synthétiser les avis des pays membres pour déboucher sur davantage de décisions communes. Tout porte à croire, effectivement, que l’UE suit une pente politique en devenant le premier espace de discussions en termes de politique étrangère et de sécurité commune.
Et pourtant… Si son rôle dans les conflits civils et son intervention en tant que médiatrice est encensée, ce n’est en revanche pas le cas de son immobilisme face aux évènements internationaux majeurs. De manière surprenante, c’est encore davantage le cas dans les conflits armés, impliquant une réponse à la fois forte et proportionnée. Christopher Hill l’analyse comme un « capability-expectations gap », c’est-à-dire qu’il y aurait un fossé entre les capacités opérationnelles et concrètes de l’UE et les attentes qu’elle pouvait avoir sur son « actorness » (i.e. sa capacité et sa volonté à devenir un acteur important et influent dans les relations internationales et les conflits majeurs). C’est ainsi que son manque « d’actorness » est apparu face à la guerre d’Irak de 2003 ou face à la guerre de Syrie débutée en 2011. L’analyse institutionnelle, en se limitant à la structure légale et aux modes de décision (critères objectivés) ne répondent pas à des problèmes autrement plus politiques, comme l’asymétrie de la distribution des pouvoirs (que peut dicter la Hongrie face à la France ?) ou les intérêts nationaux divergents et parfois opposés.
Et si, au final, la réponse à apporter n’était pas institutionnelle, mais culturelle ?
28 cultures stratégiques différentes et autant de raisons d’échouer ?
Alors que viendrait faire la culture là-dedans ? Il faut d’abord définir ce que l’on entend par là. La culture nationale, composée de mythes, de héros, de valeurs et d’interactions sociales, de normes etc., forme un ensemble. Cet ensemble va orienter la politique étrangère d’un Etat : il s’agit de la culture stratégique (Howorth, 2014). Alors, concrètement, quels liens entre Vercingétorix, véritable mythe de la culture Française, et son intervention en Mali ? Il suffit d’analyser la culture française, particulièrement violente : référence a des personnages militaires (Napoléon, de Gaulle), a des mythes de victoire (conquêtes napoléoniennes, Première Guerre mondiale), a une fierté nationale (Révolution Française). Cette culture est alors institutionnalisée : rappelons que la France est considérée comme la première puissance militaire d’Europe, qu’elle dispose de la bombe nucléaire et d’un siège permanent au Conseil de Sécurité. Cette institutionnalisation va conditionner les préférences de la France en termes de politique étrangère : de 1939 à 1962, la France est en effet en état de guerre permanente : Seconde Guerre mondiale et guerres de décolonisation d’Indochine et d’Algérie. Ce que l’on pourrait appeler une culture de la guerre explique aujourd’hui encore les décisions fortes de la France, ainsi de l’intervention au Mali, ou des bombardements en Syrie.
Mais voilà, l’UE se joue à 28, et la France est bien seule. Sa « hard strategic culture » n’est réellement partagé que par le Royaume-Uni, et rencontre une franche opposition de pays à l’histoire pacifiste ou pacifiée, a l’image des pays Nordiques ou de l’Allemagne. Par opposition, ces pays préfèrent en effet le multilatéralisme, la diplomatie et la protection des civils (« soft strategic culture »).
Allez, on en rajoute une couche ? Car en-dehors d’intervenir / ne pas intervenir se cachent des clivages bien européens. Comme l’analyse Howorth, on compte en effet bien trois clivages : atlantisme / européanisme, politique étrangère civile / militaire, décision nationale / européenne. Quels point communs entre un Royaume-Uni atlantiste interventionniste et national et une Allemagne européaniste diplomate et europhile ? Bien que partiellement réglés après le traumatisme de la guerre d’Irak ayant entrainé un recentrage sur l’Europe, les clivages n’ont pas totalement disparu. Et le plus fort, celui qui fait appel à la culture stratégique des pays, est bien entendu le type de politique étrangère voulue (civile ou militaire, soft ou hard). Cette opposition théorique se vérifie dans les faits : tandis que la France et le Royaume Uni bombardent la Syrie, l’Allemagne s’y refuse. Tandis que les pays Scandinaves se concentrent sur la diplomatie des droits de l’Homme, les pays d’Europe centrale et orientale usent de la diplomatie économique. Tandis que certains veulent l’exit, d’autres veulent l’access.
Tout n’est pas désespéré pour autant. Le constructivisme historique a en effet montre que certains choix sont bloqués (« locked in ») : ils ont intégré la culture nationale, et seront presque impossibles à changer sans bouleversement majeur. Comme vu, certains pays partagent certains de ces choix : la France et le Royaume Uni sur la question d’intervenir, l’Allemagne et les pays d’Europe centrale et orientale sur la diplomatie économique, l’Allemagne et les pays Scandinaves sur le multilatéralisme. Des points de convergence existent entre plusieurs pays et des consensus sont facilement atteignables, comment l’accord franco-britannique du Touquet.
Partant, si l’Union veut gagner en « actorness », en influence et en légitimité, la solution n’est-elle pas de faire travailler les pays proches culturellement et désireux de s’investir sur des évènements précis ?
1. Le 3 septembre 2017 à 14:13, par J.Enno En réponse à : Politique étrangère européenne : une crise avant tout culturelle ?
Aux clivages et concurrences que vous évoquez s’ajoutent les suivants :
– ceux qui regardent surtout vers le sud/l’Afrique (France, Italie, Espagne), ceux qui regardent surtout vers le nord/l’espace OSCE (Europe centrale), et ceux qui s’intéressent à tout.
– ceux qui ont une politique bilatérale de coopération au développement (Allemagne, Scandinaves, Angleterre) et ceux qui n’en ont pas vraiment (France, Europe du sud et de l’est).
Il faudrait aussi évoquer la concurrence entre Européens pour rejoindre le club anglosaxon des Five Eyes, enjeu bien plus structurant que tout le reste, l’idée française d’une politique étrangère européenne indépendante ayant été abandonnée depuis bien longtemps.
A l’inverse, la diplomatie commerciale n’est pas une spécialité de l’Europe centrale : tout le monde en fait. Quand on dit que c’est une spécialité de l’Europe centrale, on veut surtout dire que l’Europe centrale, en fait le club de Visegrad, n’a aucune spécialité car elle n’a aucune ambition ou contribution, autre qu’une confrontation stérile et néfaste avec l’Allemagne et la Russie.
Dans ce paysage, le SEAE fait ce qu’il peut mais les États membres, tous, sont essentiellement préoccupés par leurs intérêts nationaux.
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