Pauvre Europe

, par Michel Gelly

 Pauvre Europe

Le Taurillon a ouvert toute la semaine ses colonnes à des militants politiques jeunes qui commentent les résultats électoraux de dimanche dernier. Aujourd’hui, nous retrouvons la vision d’un militant PS.

Ton attrait naïf pour l’odeur du crocus t’a mené à une chevauchée légendaire sur un taureau blanc. Qui aurait pensé que cela te mènerait à devenir un jour la victime expiatoire de tous les maux que la politique peut engendrer ?

Toi qui avais concentré tous les espoirs, après les errements du siècle romantique et la folie funeste du XXème siècle, te voilà réduite au rôle de bouc émissaire.

Quoi de plus archaïque, de plus superstitieux et de plus humain que cette tentative cruelle de faire porter à d’autres ce qui nous résiste ?

A une époque lointaine, tous ceux qui questionnaient et rebutaient la société – indigents, vagabonds ou infirmes - étaient entretenus par la Cité d’Athènes. En cas de force majeure, l’un d’eux était lapidé. Remède inutile face aux symptômes de l’Histoire, il était appelé pharmakos.

La méthode est désuète mais l’Histoire se répète. Pauvre Europe, tu serais responsable de la misère dans nos rues et de la colère de tout un continent.

En matière de justice, il existe d’ailleurs une méthode absurde et irrationnelle, où l’on s’en remet à un ordre supérieur, l’ordalie. L’accusé y doit relever une épreuve, impossible ou improbable, afin de prouver son innocence. Ainsi, il est dit qu’à Leucade, on jugeait les criminels en les projetant d’une falaise et qu’au Moyen-Âge, on gavait les accusés de pain et de fromage jusqu’à ce qu’ils « admettent » leur culpabilité par étouffement. On en a tiré l’expression « rester en travers de la gorge ».

Justement. Ce qui me reste en travers de la gorge, pauvre Europe, c’est que, comme le pharmakos d’Athènes, on entretienne ta mise au rebus de la vie publique pour mieux te sacrifier ensuite.

Ce qui m’indigne, c’est que l’on t’accuse de tout, sans jamais que tu ne puisses contredire, par les mots ou par les actes, ceux qui se plaignent de toi.

Ce qui m’ulcère, c’est qu’on se lance dans l’interprétation du divin de la voix du peuple après l’avoir façonné à dessein.

Enfant de l’Histoire, te voilà tributaire, Europe, de ceux qui la façonnent : des Hommes, avec leurs forces et leurs limites.

Efforçons-nous, dans ce cadre, d’interpréter les résultats du 25 mai 2014.

En France, le tableau est horrible. L’extrême-droite est en tête, la gauche est l’ombre d’elle-même, la droite est distancée. Les espoirs d’une réserve de voix républicaines chez les abstentionnistes ont été douchés par une récente étude de l’IFOP. De plus, d’après le Ministère de l’Intérieur, à cette élection, sur l’ensemble des inscrits, seul le FN dépasserait les 10%. Les deux principaux partis républicains, de leurs côtés, ne représenteraient péniblement que 8,47% et 5,69% des inscrits.

Au-delà de ces chiffres inquiétants, une certitude demeure. Le plus grand contingent élu en France est constitué de femmes et d’hommes se fichant éperdument de siéger à Strasbourg et à Bruxelles. Les Tchèques, qui refusaient l’Autriche-Hongrie telle qu’elle était, avaient en leur temps refusé de siéger à Vienne. L’heure n’est pas pour les frontistes de s’adonner à pareille intégrité, ce ne sont pas même de grands nationalistes. Leur combat n’est pas celui des idées mais celui du pouvoir. En la matière, la manne financière d’un parlement honni ne saurait être écartée. Tant pis pour les électeurs à qui on a promis, pêle-mêle, la sortie de l’euro, la fin de la PAC ou l’arrêt de l’immigration avec la mort de Schengen.

A bien des égards donc, et c’est l’interprétation qu’en ont livré la plupart des commentateurs, ce que nous avons vécu dimanche dernier est historique.

Justement, je me permets aujourd’hui de questionner avec vous cette notion. N’est historique que ce que l’on veut bien percevoir comme tel. L’événement n’est qu’un segment de temps perçu et détaché du reste. Son nom est devenu son périmètre, son unité. Il est connoté par ce qui l’a précédé et par ce qui lui succède. Il s’inscrit dans une chaine logique, explicitée a posteriori.

Sur le passé, mettons-nous d’accord. Les mêmes personnes qui confèrent à l’Europe sa direction, ses compétences et ses moyens sont ceux qui expliquent aux citoyens qu’elle est lointaine et injuste.

Socialistes français, reconnaissons que nous n’avons pas fait beaucoup mieux que la droite. Nous signions le pacte budgétaire européen pour le lendemain critiquer les commentaires « non-avenus » de la Commission européenne sur le budget national. Nous lui avions pourtant demandé de le faire.

Sonnés par la défaite, certains, jusqu’au sommet de l’Etat même, critiquent encore la distance et l’illisibilité des institutions européennes alors qu’elles procèdent des gouvernements nationaux.

Afin de ne pas rendre le 25 mai 2014 historique, refusons de continuer cette farce.

Comment se surprendre qu’un quart des électeurs aient décidé de dresser, dans le secret de l’isoloir, un immense majeur à Bruxelles ?

La voilà ton ordalie, pauvre Europe, on te jette de la falaise et on attend que la probabilité ou une force suprême – la raison de l’Histoire ? – t’innocentent in extremis.

Sortons de l’incantation, ne laissons pas les générations futures confrontées à nouveau avec le repli sur soi, les nationalismes et leurs démons. L’expérience a déjà été menée, avec les résultats que l’on connait.

Mieux, puisqu’on sait combien il est dur de se sentir responsable pour ceux qui vont nous succéder, pensons à nous. Voulons-nous vraiment la fin de l’Europe ?

Il serait temps, pour nos dirigeants comme pour nos relais médiatiques, de cesser de parler de l’Union européenne de manière négative et sporadique. Il serait temps pour nos peuples de se pencher sur cet espace qui n’est ni simple, ni illisible mais qui offre une preuve de dépassement des mauvais côtés de la nature humaine.

L’Union pour l’union n’est pas pérenne. Europe, tes ennemis hurlent de toutes parts. Saisis cette chance pour changer.

En matière économique, il faudra bien que soient absorbés les changements qu’implique la poursuite de notre intégration. En d’autres termes, que toi, Europe, tu te penches enfin sur ceux que tu as abandonné à leur sort, que ta construction a laissé au bord de la route.

En matière sociale, cela implique que tu offres le visage de la protection et non celui de la mise en concurrence.

En matière politique, cela implique que tu sois assez indépendante des Etats membres pour agir et pour répondre aux calomnies, en vingt-quatre langues.

En matière symbolique, il est grand temps que tu incarnes plus qu’un marché sans gloire. Tu es aux confluences du romantique et de la raison. Le chantier est immense mais c’est l’un des plus beaux qui fut offert à tes peuples. Si le tableau est abject, rien n’est immuable. Agissons pour inverser le cours des choses et pour faire renouer les peuples avec cet admirable projet.

La transgression des lois de l’Etat-nation ne saurait justifier le désamour auquel tu es confrontée.

Les résultats des européennes et les projets multiples qui veulent te déposséder de tes larges compétences comme de tes maigres pouvoirs ne sont en rien une évolution naturelle.

La montée des populismes, des simplismes et des aphorismes n’est ni une surprise, ni une fatalité. C’est une honte.

Alors même qu’ils incarnent mieux que quiconque les dérives de la politique, les partis populistes se sont engouffrés dans le vide laissé par les partis dits traditionnels. Comment peut-on encore laisser un parti comme le FN, qui s’hérite de père en fille, de tante en nièce, critiquer le « tous pourris » ? Comment peut-on laisser un parti digne de la IIIème République, entre cumuls, absentéisme et électoralisme, incarner une alternative ? Il est de la responsabilité de nos dirigeants de les contredire en apportant un visage avenant de l’action publique. Il faut ainsi que soit réglée au plus vite l’urgence sociale et économique. Sans l’Europe, la tâche est compromise. Par ailleurs, il faut que soient épurés les partis des magouilles et scandales qui les rendent inaudibles.

Pourtant, plusieurs espoirs subsistent. Arrivé en tête pour la première fois en France, le Front National pourrait bien décevoir à son tour ceux qui le croyaient capable, au mépris de la réalité, de dynamiter Bruxelles.

L’Europe pourrait enfin se rapprocher des peuples plus vite qu’on ne le croit. Le Conseil européen devrait désigner bientôt comme Président à la Commission européenne l’un des chefs de file de parti européen. Ces derniers ayant fait campagne, il serait incompréhensible pour les électeurs que l’un d’eux ne soit pas désigné. Le risque perdure pourtant qu’après nous être faits voler l’élection par les populistes de tous poils, les gouvernements nous confisquent à leur tour l’embryon de démocratie apporté par le Traité de Lisbonne. Ce serait là une grave faute qu’il ne faudrait, en rien, rendre historique.

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