La déclaration de la ministre de la défense allemande Annegret Kramp-Karrenbauer intervient deux semaines après la publication d’une tribune sur le site Politico où la ministre allemande affirmait la nécessité d’en finir « avec l’illusion d’une autonomie stratégique européenne ». Cette prise de position fit immédiatement réagir le président français, qui qualifia de « contresens de l’histoire » ces propos - propos qui s’accordent peu avec la promotion d’une Europe de la défense soutenue par le président Emmanuel Macron depuis le début de son quinquennat.
Pour l’ancien ministre des Affaires étrangères français Hubert Védrine, « la plus grande qualité de l’Europe de la défense est de provoquer les applaudissements lors de rassemblements politiques. Mais il y a un écart important entre le nombre grandissant de personnes qui trouvent cette idée intéressante et l’importance réelle de cette politique ». En effet, l’Union européenne a longtemps subi la critique d’une certaine apathie en matière de défense, apathie qui serait à relier à la réticence des États à délaisser un domaine si régalien. Pour autant, l’émergence de nouvelles menaces globales, la dégradation de la sécurité sur le continent ou le retrait de certains acteurs paralysant toute avancée, viennent relancer le débat d’une Europe de la défense.
Malgré le « faux départ » de 1954, avec l’échec du projet de la CED, le traité de Maastricht et la Déclaration de Petersberg en 1992, viennent ressusciter le spectre d’une politique commune en la matière. Dès lors, l’UE a tenté de renforcer son implication dans la gestion de crise à travers la PSDC (Politique de sécurité et de défense commune) dont les objectifs furent définis lors du traité sur l’Union européenne à son article 42, comme le fait d’« assurer le maintien de la paix, la prévention des conflits et le renforcement de la sécurité internationale conformément aux principes de la charte des Nations unies ». De ces objectifs découlent diverses opérations communes de sécurité et de défense, allant de la prévention des conflits au rétablissement de la paix et la stabilisation à la fin du conflit, en passant par des actions de désarmement ou diverses aides humanitaires pendant la durée de la crise. En 2020, pas moins de 17 opérations sont en cours sur les continents européen, africain et au Proche et Moyen-Orient. L’UE tente dès lors de prouver qu’elle peut se protéger et apporter sa protection également à l’étranger.
Pourtant, selon l’écrivain et expert des questions de sécurité internationale Thierry Tardy, « sur le plan quantitatif, les missions de l’Union révèlent une forme de modestie ». En effet, malgré des missions numériquement conséquentes, leur taille (proportionnellement moindre comparée aux deux autres principales organisations en la matière que sont l’ONU et l’OTAN) laisse transparaître le retard de l’Union européenne dans le domaine. Ce décalage doit-il sa raison d’être à un manque de moyens conséquents pour gérer les crises ? La réponse est double : non l’Union européenne n’est pas sans moyens effectifs pour ce type de mission, pour autant ce retard est lié au manque d’employabilité de ces derniers. C’est du moins l’avis de Christian Malis, auteur de l’« Europe de la défense, alibi du déclin » pour qui l’Europe dispose d’une multiplicité d’outils pour la gestion de crise, mais « ces instruments sont souvent sans grands moyens et végètent ou ne sont jamais utilisés, de l’aveu même du ministère français de la Défense ». Si l’on reprend l’un des exemples cités par Christian Malis dans son ouvrage : les groupements tactiques, on constate dès lors que ces battlegroups, composés chacun de 1 500 soldats, n’ont jamais été engagés sur le terrain. Ce n’est donc pas un manque de moyen mais un défaut de mise en pratique de ces derniers qu’il faut ici relever.
On remarque dès lors un glissement des missions vers le civil. Parmi les 17 opérations en cours, 6 sont des opérations militaires et 11 sont des missions civiles (alors que la PESD et les missions de Petersberg étaient à l’origine définies comme étant exclusivement de nature militaire). Pour Thierry Tardy, « les raisons de cette évolution sont principalement d’ordre politique et capacitaire ». L’auteur explique qu’un déploiement de missions civiles serait à la fois « plus facile » à faire accepter aux États (moins de risques et de coûts) et « moins exigeantes » en termes de capacité. Dès lors, l’Europe de la défense semble pâtir à la fois de ses capacités mais également de la réticence des États à déléguer un domaine aussi régalien. En effet, les capacités civiles et militaires dont dispose l’Union européenne sont fournies par les États membres eux-mêmes.
Malgré la mise en place d’une structure européenne conséquente en matière de sécurité et de défense, l’UE peine à contester la main mise des États. Divers organes politico-militaires ont été déployés sous l’autorité du Haut représentant de l’UE pour les Affaires Étrangères, responsable de la PESC (Politique européenne de sécurité et de défense). Mais ce sont effectivement les États membres de l’UE qui définissent les orientations générales de la PESC. Plus précisément, l’article 42 du TUE prévoit que les décisions relatives à la PSDC soient prises par le Conseil (à l’unanimité), « sur proposition du Haut représentant de l’Union ou sur initiative d’un État membre ». Les États sont également centraux dans la structure de commandement. Si l’UE donne des directives politiques, aucun état-major permanent n’existe. Cinq pays ont alors proposé leur état-major central, soit la France, l’Allemagne, l’Italie, la Grand-Bretagne (à l’époque) et la Grèce. En effet, lorsque l’UE déploie une mission, elle doit dès lors mandater SHAPE (OTAN) ou un quartier général national d’opération, pour diriger le déroulement de la mission en question. On constate également cette dépendance envers les États dans la question du financement. Si le financement des missions civiles est issu du budget de l’UE, les opérations militaires et de défense sont elles directement liées aux budgets nationaux (selon leur contribution dans la mission).
Le développement de l’Union semble donc freiné par l’emprise étatique sur le domaine, comme l’analyse le journaliste Pierre Haski, pour qui « la défense est […] un sujet central de la souveraineté des États, ce qui explique sa nature ultrasensible ». Les États étant mus par des intérêts différents, mutualiser ce domaine est d’autant plus compliqué. La PSDC fait face à des intérêts géopolitiques trop divergents entre les États pour permettre une réelle mutualisation stratégique. Nous pouvons prendre l’exemple de la France et de l’Allemagne sur le sujet. Bien qu’étant très souvent présentés comme formant un couple moteur, Berlin et Paris ont des cultures militaires qui divergent en de nombreux points. L’Allemagne, en raison de son passé, ne peut engager son armée (la Bundeswehr) sans autorisation préalable du Bundestag, ne prédisposant pas l’armée allemande à l’offensive ou à l’action d’urgence. De son côté, la France partage un modèle très « exécutif », facilitant la mise en place d’interventions militaires.
Si les États membres s’accordent sur le fait que l’Union européenne doit jouer un rôle dans la gestion de la sécurité et des crises - les trois traités signés depuis Maastricht, Nice et Lisbonne, étant de plus en plus ambitieux en la matière - ils divergent sur la mise en pratique. En effet, la nature de ce rôle, la place de l’Union face à celle de l’OTAN ainsi que les ressources à consentir sont autant de sujets qui mettent en avant les divisions des États. Ces divergences mènent à un manque de coopération entre les pays, comme l’explique Philippe Leymarie, dans son ouvrage Europe de la défense, une armée de papier : « Sur les 227 milliards d’euros dépensés en 2017 par l’ensemble des armées européennes, le coût de la « non-Europe » est ainsi évalué à 25 milliards d’euros ». L’auteur conclut ainsi que « l’Europe de la défense se limite actuellement à une simple coordination des efforts nationaux », dès lors les États réussissent à s’entendre.
Pour autant, l’UE a su faire le constat de certains échecs afin d’y apporter une réponse adaptée via de nouveaux outils, permettant notamment de pallier le manque d’une gestion supranationale. Nous l’avons évoqué précédemment, le financement des opérations militaires et de défense est directement lié aux budgets nationaux des États membres. Un mécanisme baptisé « Athena » a donc été instauré en 2004, pour mettre en commun le financement de certains coûts (seul le Danemark a décidé de ne pas y participer). Dans la même optique, l’AED (Agence européenne de défense) essaie d’apporter des solutions contre la fragmentation du marché de l’équipement de défense. Bien que les marchés publics restent sous contrôle étatique dans le domaine de la défense, l’AED tente de rationaliser les capacités militaires de ces derniers, en encourageant la coopération dans le secteur de l’armement ou de la R&D, pour promouvoir plus largement l’européanisation du secteur de la défense.
Cette Europe de la défense paraît d’autant plus crédible que le contexte actuel lui semble favorable. Tout d’abord, le « désintérêt croissant » des États-Unis pour la relation transatlantique est un autre facteur important pour Maxime Lefebvre, auteur de Jusqu’où l’Europe de la défense pourra-t-elle être relancée. Ce phénomène s’est manifesté à l’époque de Barack Obama, désireux d’opérer un « pivot vers l’Asie ». Bien que le conflit en Ukraine et les tensions avec la Russie aient poussé l’administration Obama à réinvestir l’OTAN, ce fût en échange d’un engagement des Européens à augmenter leur effort de défense (pour le porter à terme à 2 % de leur PIB). Son successeur Donald Trump, s’est inscrit dans cette optique comme l’a montré le sommet de l’OTAN à Bruxelles de juillet 2018. Pour Maxime Lefebvre, « les Européens ont de plus en plus conscience qu’il leur faut prendre leur destin en main ». Ainsi, bien qu’Annegret Kramp-Karrenbauer appelle à un « new-deal » avec Joe Biden, elle affirme que « nous l’Europe devons en même temps prendre à notre charge davantage de choses assumées par les États-Unis jusqu’à présent ». De même, le retrait des britanniques avec le Brexit ouvre le champ des possibles pour l’Europe de la défense, Londres ayant toujours fait blocage à une organisation européenne concurrente à l’OTAN, ou à Washington plus largement (comme la formation d’un état-major permanent de l’Union ou l’élargissement de l’Agence européenne de défense).
Confrontés à tous ces évènements, certains États européens ont lancé de nombreux appels ces dernières années. C’est notamment le cas du président français Emmanuel Macron et de la chancelière allemande Angela Merkel. Le dirigeant français déclarait ainsi au micro d’Europe 1, en novembre 2018 : « on ne protégera pas les Européens si on ne décide pas d’avoir une vraie armée européenne ». Le 25 juin 2018, à la demande de la France, dix États membres de l’UE ont lancé l’Initiative européenne d’intervention (IEI), soit l’Allemagne, la France, la Belgique, l’Espagne, le Portugal, l’Estonie, la Finlande, le Danemark, les Pays-Bas, et le Royaume-Uni (malgré le Brexit). L’objectif est de créer une structure militaire commune pour fixer les priorités stratégiques sur lesquelles les états-majors pourront collaborer. L’IEI comprend un secrétariat permanent qui met en liaison les autorités militaires des États, sur différents types d’intervention : opération militaire classique, catastrophe naturelle, évacuation de ressortissants… Avec l’IEI, le « chantier de la défense européenne avance pour la première fois depuis longtemps », estime ainsi Pierre Haski sur France Inter. Mais de quelle Europe parle-t-on ? La nouvelle structure évoque la mise en place d’une coopération militaire renforcée entre les États jugés « capables et volontaires ». L’Europe de la défense de demain est-elle une Europe à plusieurs vitesses ?
Aux ministres des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian et Heiko Maas, de conclure dans une tribune commune publiée le lundi 16 novembre dans Le Monde : « Aujourd’hui, les Européens ne se demandent plus seulement ce que l’Amérique peut faire pour eux, mais nous nous demandons surtout ce que nous devons faire nous-mêmes pour défendre notre propre sécurité et forger un partenariat transatlantique plus équilibré, si bien que ces deux dimensions soient désormais indissociables ».
Suivre les commentaires : |