OPINION.Le paradoxe géorgien ou l’instrumentalisation du discours européiste

, par Maxence Gallais

OPINION.Le paradoxe géorgien ou l'instrumentalisation du discours européiste
Bidzina Ivanishvili, fondateur du parti Rêve Géorgien ©Flickr : Solvita Āboltiņa tiekas ar Gruzijas premjerministru

Le 14 décembre 2023, la Géorgie célèbre son obtention du statut de pays candidat à l’Union européenne avec des scènes de liesse nationale. Le quotidien Resonance Daily salue une « décision historique », tandis que l’hebdomadaire Kviris Palitra voyait déjà la Géorgie comme une “perle de l’Europe” de part sa position géostratégique et sa culture. Pourtant, moins d’un an plus tard, le 28 novembre 2024, le gouvernement géorgien annonce la suspension de sa candidature. Ce revirement brutal illustre parfaitement le paradoxe géorgien face à l’Europe : une Union européenne omniprésente dans le discours politique mais instrumentalisée à des fins de légitimation plutôt qu’ adoptée comme modèle de gouvernance.

L’UE, pilier incontournable du discours politique géorgien

Depuis l’indépendance, l’Union européenne a servi de boussole politique en Géorgie. En effet, l’Union européenne et plus particulièrement son adhésion a souvent été perçue comme un objectif à atteindre, ce qui permettait aux gouvernements successifs d’orienter leur politique en concordance avec l’acquis communautaire européen. La Révolution des Roses en 2003, la signature de l’Accord d’association en 2014, puis, l’instauration de la libéralisation des visas en 2017 ont marqué le rapprochement entre Tbilissi et l’Union. Progressivement, la rhétorique pro-européenne est devenue une norme imposée à toute la classe politique, afin d’atteindre la tête du gouvernement. Même le parti au pouvoir, le Rêve Géorgien (GD) s’est érigé en défenseur d’une identité européenne. Lors de la campagne électorale de 2020, le Premier ministre promettait de déposer la candidature à l’UE d’ici 2024. En effet, dans un pays où 79 % des Géorgiens soutiennent l’adhésion à l’UE, afficher une orientation pro-européenne est indispensable et permet non seulement de séduire un électorat massivement europhile mais également de renforcer l’image internationale du pays et de rassurer les voisins européens.

Cependant, ce discours ne s’est pas traduit par des réformes structurelles profondes. Il s’agit davantage d’une mise en scène politique où le projet européen est réduit à un argument électoral et diplomatique. Affirmer l’adhésion à l’Europe sert avant tout à légitimer le pouvoir auprès d’une opinion publique europhile, tout en limitant les réformes susceptibles d’affaiblir les fondements d’un régime de plus en plus illibéral.

L’européanisme : un instrument de légitimation stratégique

Ainsi, dans How the Political Elite in Georgia Frames and Contests the EU, David Aprasidze démontre que ce soutien affiché à l’intégration européenne répond davantage à des calculs politiques internes qu’à une véritable adhésion aux valeurs démocratiques de l’Union. L’UE devient ainsi un outil de stratégie électorale et de communication, sans pour autant entraîner de transformations profondes dans les pratiques de gouvernance. En 2022, en réponse à la guerre en Ukraine, le Rêve Géorgien saisit l’occasion pour accélérer la demande de candidature, alors qu’il manifestait jusqu’alors une grande prudence. Cette soudaine accélération reflète une stratégie opportuniste visant à capitaliser sur la vague de solidarité occidentale sans pour autant réviser fondamentalement la gouvernance intérieure.

Cet opportunisme s’inscrit dans une logique de « cherry-picking » (choix à la carte), où la Géorgie coopère avec l’UE lorsqu’elle peut en tirer des avantages économiques, sécuritaires ou symboliques, mais rejette les exigences jugées trop contraignantes pour le maintien du pouvoir. Par exemple, le gouvernement géorgien a rejeté en août 2021 une aide macrofinancière de l’Union européenne, officiellement pour limiter son endettement. En réalité, ce refus masquait l’incapacité à remplir les critères en matière de réforme judiciaire, condition posée par Bruxelles.

La question de la justice est également particulièrement révélatrice de ce rapport ambigu. Le Conseil supérieur de la magistrature, accusé de pratiques corporatistes, est resté largement hors de portée des réformes malgré les pressions européennes. Ce déficit d’indépendance judiciaire a été retenu, par l’Union, comme un des freins majeurs à la progression de la Géorgie vers l’adhésion affirme Nazi Janezashvili, fondatrice de l’association géorgienne Courtwatch.

Cette attitude opportuniste contribue à une forme de dé-européanisation par désengagement discursif progressif, où le gouvernement continue de mobiliser une rhétorique pro-européenne, tout en vidant cette dernière de son contenu substantiel.

Des dissonances entre discours et pratiques

Si le gouvernement géorgien tend à s’éloigner de l’Europe, ce n’est pas par déception mais bien par une volonté délibérée de se détacher de certaines normes perçues comme incompatibles avec son modèle de pouvoir.Dès 2021, un premier signal de rupture est apparu avec le retrait de l’accord de médiation négocié par Charles Michel, accord qui devait permettre de sortir de la crise politique née des élections législatives houleuses de 2020. Ce retrait illustre déjà une réticence à s’engager sur la voie des réformes institutionnelles exigées par l’UE, notamment en matière judiciaire.

La dynamique s’est aggravée en 2024 avec l’adoption d’une loi géorgienne, inspirée de la législation russe sur les "agents étrangers", visant à restreindre l’activité des ONG bénéficiant de financements étrangers. Cette mesure a été perçue comme une attaque frontale contre la société civile et a provoqué de vives réactions au sein des institutions européennes, allant jusqu’à la suspension du processus d’adhésion.

Cette évolution ne relève pas d’une dérive accidentelle, mais bien d’une stratégie consciente. La priorité du Rêve Géorgien est de consolider son emprise à l’échelle nationale, quitte à sacrifier l’alignement avec les normes européennes. Cette politique est rendue possible par le contexte géopolitique puisqu’en conservant des relations cordiales avec Moscou, le gouvernement géorgien s’octroie une marge de manœuvre entre l’Est et l’Ouest. Face à ces glissements, l’Union européenne a réagi en durcissant ses conditionnalités, en gelant certains financements et en suspendant la libéralisation des visas pour certains officiels géorgiens.

Une société civile mobilisée toujours en quête d’Europe

Face à l’attitude ambivalente des élites, la société civile géorgienne reste massivement attachée au projet européen. En 2023 et 2024, de larges manifestations ont secoué Tbilissi pour dénoncer la loi sur les agents étrangers et réaffirmer l’aspiration européenne du pays.

La fracture entre gouvernants et gouvernés ne cesse de s’élargir. Alors que les dirigeants utilisent l’Europe comme un outil de communication, la population voit dans l’adhésion européenne une perspective réelle de développement démocratique, économique et social. Ce décalage est un enjeu central pour Bruxelles, qui doit désormais choisir entre continuer de traiter avec des gouvernements illibéraux ou renforcer ses liens directs avec les sociétés civiles.

Ainsi comme l’explique très bien Lia Tsuladze dans son article pour le Journal of European Integration De-Europeanization as discursive disengagement : has Georgia “got lost” on its way to European integration ? Pour rester crédible dans la région, l’UE devra repenser ses instruments d’influence, en diversifiant son appui aux ONG locales, aux médias indépendants et aux acteurs de la transition démocratique.

Le paradoxe géorgien illustre avec force les limites du soft power européen. Si l’adhésion à l’UE reste un horizon populaire majeur, elle est devenue pour les élites un levier d’opportunisme, utilisé, mais contesté dès que les exigences deviennent trop contraignantes. Ce cas souligne l’urgence pour l’Union de redéfinir sa stratégie de voisinage : non plus seulement soutenir des gouvernements "pro-européens" en paroles, mais aussi soutenir activement les sociétés civiles, véritable ciment du projet européen dans cette région.

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