En 2022 cependant, lorsque Vladimir Poutine lançait son invasion totale de l’Ukraine, on a pu croire – un temps - à un sursaut. Les européens avaient su se montrer forts et unis, soutenant économiquement et militairement Kyiv, tout en accordant dans le même temps à l’Ukraine, à la Moldavie et à la Géorgie le statut de candidat à l’accession. Ce fut une décision forte qui relançait un processus endormi depuis 10 ans, dans une zone que la Russie considère comme son “étranger proche“. Ce qui a pu s’apparenter à l’émergence de l’Europe géopolitique voulue par Ursula Von der Leyen n’était en réalité que la première étape d’un long processus. Or, si elle veut réussir ce nouvel élargissement à l’est, l’Europe devra lui donner une dimension géopolitique.
Élargissement n’est pas impérialisme
Étant donné que le processus d’élargissement de l’Union européenne que nous évoquons ici s’inscrit dans le contexte plus large du réveil des impérialismes, il convient de souligner la différence fondamentale de nature de ces deux entreprises. L’élargissement est une association politique volontaire entre des entités politiques souveraines (l’État candidat et les États membres de l’Union européenne), régie par un cadre légal précis qui s’inscrit lui-même dans le droit international. L’État candidat soumet à l’Union européenne sa candidature à l’accession, laquelle est acceptée (ou refusée) par les États membres à l’unanimité. Une fois cette étape “politique“ passée, c’est une étape “juridique“ qui s’ouvre, où le pays candidat - en coopération avec les institutions européennes et les États membres -, harmonise son droit national avec l’acquis communautaire (l’ensemble du corpus législatif européen). A l’issue de ce long processus, l’État candidat et les États membres ont à ratifier un traité qui consacre l’intégration d’un nouveau membre à l’Union. Un processus bien différent donc, des sanguinaires invasions russes de l’Ukraine de 2014 et 2022 et des discours impérialistes de Donald Trump concernant le Groenland ou le Canada.
Une valse complexe, en plusieurs temps
Le processus d’accession à l’Union européenne a donc simultanément débuté en juin 2022 pour l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie, lorsque les États membres leur accordaient le statut de candidat (sous condition pour la Géorgie). Cela démontrait la volonté des deux parties de construire leur avenir ensemble, et marquait le début d’une valse complexe, en plusieurs temps, et avec plusieurs partenaires : la valse de l’élargissement. La Commission européenne est celle qui mène la danse, s’assurant de la coopération entre les États membres et le candidat. D’une main, elle s’assure que l’État candidat met en œuvre les réformes nécessaires à l’harmonisation de son droit national avec le droit communautaire en lui fournissant l’aide administrative et financière nécessaire. De l’autre main, elle veille à ce que les États membres soient informés des progrès réalisés par l’État candidat et continuent à soutenir l’élargissement. C’est une valse complexe donc, que certains acteurs, au premier rang desquels la Russie, souhaiteraient voir échouer.
Une Russie aux aguets
Moscou n’a en effet aucun intérêt à avoir une Europe forte et unie à ses frontières, et encore moins dans son “étranger proche“. Campagne de désinformation massive, ingérences électorales, intimidations ou chantage énergétique, tous les moyens sont bons pour tenter d’affaiblir l’Union européenne et les États candidats. La Moldavie subit de plein fouet cette stratégie russe de déstabilisation depuis de nombreuses années, tout comme la Géorgie, où les forces pro-russes ont remporté les dernières élections législatives dans un contexte opaque. Les États membres de l’Union européenne sont également la cible de ces campagnes, comme en témoigne l’annulation récente de l’élection présidentielle roumaine ou les révélations de la VIGINUM (Service de vigilance et protection contre les ingérences numériques étrangères) sur l’ampleur des réseaux de désinformation russe en France. En s’en prenant ainsi à nos États, la Russie s’attaque à la démocratie, à l’État de droit, à la liberté et au respect droit international, valeurs qui unissent non seulement les États membres de l’UE, mais également les États candidats.
La nécessité d’un élargissement géopolitique
C’est bien parce que nous partageons une même vision de l’avenir, mais également les mêmes défis que nous, États membres ou en devenir de l’Union européenne, devons nous unir pour faire front commun face à la Russie.
Cela passe dans un premier temps par la reconnaissance de l’élargissement comme un processus bénéfique à tous. Les États candidats entreront dans une communauté politique qui leur garantira non seulement la croissance économique et le développement dans un marché continental, mais également la paix, la démocratie et la sécurité face aux puissances impérialistes réémergeantes. Du côté des États membres, l’élargissement offrira à la fois des opportunités d’investissement, une place encore plus importante pour l’UE dans le monde, et la sécurité de savoir les marges de l’UE stables.
L’élargissement doit donc être une priorité pour l’Union européenne dans les années à venir. Il faut en ce sens saluer la décision de la nouvelle Commission de créer un portefeuille spécifiquement dédié à l’élargissement, sous la direction de Marta Kos, le décorrélant ainsi des questions de voisinage bien plus larges. On peut également se réjouir de la nomination de Kaja Kallas, ancienne première ministre estonienne qui sait tout le danger que représente la Russie, comme haute représentante de l’Union. A charge désormais à la Commission européenne, en tant que meneuse de la valse de l’élargissement, de maintenir chez les États membres le soutien à cette cause, afin que le processus ne s’enlise pas.
Car l’Union européenne n’a pas le droit à l’erreur dans cet élargissement vers l’Est. Tout terrain perdu par l’UE sera immédiatement investi par la Russie, mettant en jeu non seulement la sécurité de l’Union, mais également ses intérêts. Il ne s’agit pas de donner des passe-droits aux États candidats en raison du contexte géopolitique. Le processus d’accession est, et doit rester fondé sur le principe juridique de l’harmonisation du droit national au droit européen. Mais l’Union européenne doit, c’est dans son intérêt aussi, les accompagner le mieux possible sur le chemin de l’intégration européenne. Cela passe par un soutien qui peut être financier, pour faire face aux crises qui apparaissent en parallèle du processus d’accession, ou administratif, par le biais d’échanges techniques entre fonctionnaires d’États candidats et d’États récemment devenus membres.
L’Europe devra également se donner les moyens de s’élargir à des nouveaux membres. Le processus de prise de décision actuel semble difficilement compatible avec une Europe élargie, il faudra le réformer. La question des ressources propres devra également être posée, afin que l’Union puisse avoir les moyens de ses ambitions.
Enfin, le plus grand risque qui guette les États candidats est celui de la fatigue de l’élargissement qui peut gagner les citoyens face à un processus qui s’enlise. Cette fatigue - les Balkans occidentaux la connaissent - ne manquera pas d’être exploitée par la Russie, conduisant à terme des forces politiques eurosceptiques au pouvoir. Pour se prémunir de ce risque, les différents acteurs du processus d’accession doivent se montrer ingénieux et pragmatiques. Une transparence accrue sur le calendrier d’adhésion est en ce sens souhaitable, afin de ne pas créer de frustration par des objectifs inatteignables. Ce calendrier ne dépend en effet pas uniquement de la volonté politique de chacun, mais de la capacité des candidats à harmoniser leur droit avec l’acquis communautaire. Par ailleurs l’idée soulevée par certains think-tanks d’une adhésion graduelle peut-être une autre solution pour limiter la frustration. Elle permettrait de sortir de la dichotomie “membre/non-membre“, et de voir les États candidats récompensés pour leurs progrès. Cela garantirait une dynamique positive tout au long du processus d’accession, préservant ainsi le soutien de la population.
Le contexte de cet élargissement est assurément différent des précédents. L’impérialisme russe est aux portes de l’Europe. Si l’Ukraine tombe, la Moldavie, les pays baltes et tout le flanc est de l’UE pourraient être les prochaines cibles de la Russie. Alors à défaut d’avoir pu permettre à l’Ukraine d’infliger une défaite militaire à Vladimir Poutine, l’Europe peut, si elle mène à bien cet élargissement vers l’Est, lui infliger une lourde défaite politique. Mais pour cela, il faudra une approche géopolitique à l’élargissement à l’Est.
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