Le Conseil européen de ce weekend est une première étape décisive pour la mise en place du futur plan de relance contre les effets économiques de la COVID-19. Présentée par la Commission européenne le 27 mai dernier sous l’intitulé « Next Generation EU », cette stratégie propose que la Commission emprunte sur les marchés financiers 750 milliards d’euros, au nom des 27 États membres de l’UE. Cette somme considérable serait ensuite redistribuée sous forme de dotations budgétaires (500 milliards d’euros) et de prêts (250 milliards d’euros).
Si ce plan devait être accepté tel quel par le Parlement européen et le Conseil de l’UE, ce serait une double innovation dans l’histoire de l’intégration européenne : pour la première fois, l’UE mutualiserait une dette de grande ampleur, puis opérerait des transferts budgétaires en direction des pays d’Europe ayant le plus souffert de la crise, comme l’Italie, l’Espagne ou la France.
Une double innovation qui n’a pas échappé à Michel Dévoluy, titulaire de la Chaire Jean Monnet à l’Université de Strasbourg et membre de l’Union des Fédéralistes Européens – Provence-Alpes-Côte d’Azur (UEF-PACA). Lors d’un webinaire organisé par la section strasbourgeoise de cette même association, il est revenu sur la proportionnalité du plan de relance européen par rapport à la gravité de la crise, ainsi que sur le contexte plus général de la riposte économique européenne face au coronavirus.
Réponses « intéressantes » de l’UE
Une fois n’est pas coutume, de nombreux observateurs s’accordent à dire que l’UE a développé des réponses adéquates face à la COVID-19, eu égard notamment aux moyens financiers et juridiques dont elle dispose. Pour rappel, l’UE a été critiqué pour son manque de réactivité face à la crise sanitaire initiale, car la base légale de la politique européenne de santé publique (l’article 168 du TFUE) n’était pas suffisamment tangible pour que la Commission puisse décider de politiques efficaces pour soutenir réellement les actions nationales.
Sur le volet économique toutefois, des moyens plus importants pouvaient être mis en œuvre et c’est ce qui a été fait. Michel Dévoluy rappelle ainsi que, dès le 24 février, la Commission européenne débloquait la somme (certes dérisoire au vu des crédits engagés actuellement) de 40 millions d’euros pour soutenir l’Italie. Le 18 mars, ce sont près de 40 milliards d’euros de crédits du budget européen non dépensés qui ont été utilisés. Des mesures ad hoc qui présageaient des actions plus fermes.
Dès le 13 mars, le Conseil européen décidait d’un plan de sauvetage de 540 milliards d’euros. Ce plan, validé le 9 avril par l’Eurogroupe et entré en vigueur le 1er juin, implique une aide inconditionnelle du Mécanisme européen de stabilité (MES), ainsi que des prêts de la Banque européenne d’investissement (BEI) et une aide contre le chômage partiel (le plan SURE).
Parallèlement, la Banque centrale européenne (BCE) annonçait le 18 mars un plan de rachat d’actifs de 750 milliards d’euros pour éviter que la notation des dettes souveraine ne se dégrade trop. Le 4 juin, 600 milliards d’euros supplémentaires ont été injectés dans ce programme qui doit durer toute l’année. Le tout dans un contexte où l’inflation reste faible, ce qui discrédite les inquiétudes selon lesquelles de tels programmes non-conventionnels feraient augmenter considérablement les prix. Le parlement européen n’a pas été en reste, puisque des eurodéputés ont voté le 15 mai une résolution demandant un plan de relance de 2000 milliards d’euros.
Le point d’orgue de cette « surenchère » est bel et bien le programme « Next Generation EU » présenté le 27 mai par Ursula von der Leyen, neuf jours après que la France et l’Allemagne ont présenté une initiative conjointe appelant une mutualisation de la dette et des transferts budgétaires à hauteur de 500 milliards d’euros, et 22 jours après un arrêt des plus controversés du Tribunal constitutionnel fédéral allemand (BVG) qui mettait en doute la primauté du droit européen sur les droits nationaux. Pour certains observateurs, cet électrochoc a poussé la chancelière Merkel à opérer une révolution copernicienne sur la mutualisation des dettes et l’union de transferts.
« Next Generation EU » doit injecter 750 milliards d’euros dans l’économie européenne à partir de 2021 (car ce plan est adossé au prochain Cadre Financier Pluriannuel, lui-même porté à 1100 milliards dans la stratégie de la Commission), en particulier dans des domaines que l’exécutif européen considère comme prioritaires et stratégiques : la transition énergétique (avec la stratégie du Green Deal initiée en décembre dernier), la transformation numérique ou l’autonomie stratégique de l’UE. Cet argent devra être remboursé selon une clé de répartition similaire à celle du budget européen, entre 2028 et 2058. Toutefois, ce n’est pas parce que la France et l’Allemagne se sont mis d’accord sur une stratégie que les 25 autres États de l’UE vont suivre sans broncher. En particulier, le groupe des quatre « frugaux » ou « frileux » (les Pays-Bas, l’Autriche, le Danemark et la Suède) sont particulièrement sceptiques vis-à-vis de ce plan et exigent plus de conditionnalités structurelles.
Contextualiser « Next Generation EU »
Pour Michel Dévoluy, cette division entre régions d’Europe, vampirisée par le carcan ordolibéral qui détruit les économies du Sud de l’Europe depuis près d’une décennie, est un vrai problème. Le « fédéralisme tutélaire », concept qu’il a développé dans certains de ses ouvrages et selon lequel des règles (surtout budgétaires) supranationales sont imposées à des États, sans processus démocratique impliquant les citoyens européens, est totalement contre-productif et nuit au projet européen. Il est donc important, selon l’économiste, de se poser la question de la démocratie européenne dans la mise en œuvre de Next Generation EU et de ne pas laisser les quatre « frugaux » imposer des règles de conditionnalité peu démocratiques.
Outre la question de la démocratie, la crise et le plan de relance européen posent également la question de la solidarité. Celle-ci n’a pas qu’une dimension économique, mais également sécuritaire, et même identitaire. La solidarité doit en effet être le credo de l’avenir de l’Europe. Le titre de la communication de la Commission du 27 mai le montre bien : « L’heure de l’Europe : réparer les dommages et préparer l’avenir pour la prochaine génération », tout comme une phrase spécifique dans la communication « Dans notre Union, un euro investi dans un pays est un euro investi pour tous ».
A ce titre, Michel Dévoluy pense que Next Generation EU n’aurait jamais pu voir le jour sans le Brexit. La posture du Royaume-Uni, bien connue dès les années 1970 comme il tient à le rappeler, consistait à contribuer aux politiques communautaires sans qu’une trop forte solidarité budgétaire ne se crée, preuve en a été avec le fameux rabais obtenus dès le milieu des années 1980. Les quatre « frugaux » se retrouvent donc en position de faiblesse sans cet allié très influent au sein des cercles de décision.
Enfin, la question de la structure institutionnelle se pose de manière aiguë. En effet, l’UE est « à mi-chemin entre une organisation internationale et une fédération », mais où le Conseil européen « donne le LA » en donnant les grandes lignes décisionnelles dans un esprit de consensus. Les débats budgétaires actuels montrent toute la complexité, d’autant plus que pour le prochain CFP, le seuil de ressources propres, c’est-à-dire qui ne dépendent pas de la contribution des États membres, doit être rehaussé, notamment grâce à une taxe carbone aux frontières ou bien un impôt sur les bénéfices des multinationales du numérique.
Convergence européenne à long terme
Le plan « Next Generation EU » va-t-il changer la donne à ces niveaux-là ? L’Union européenne va-t-elle évoluer vers un fédéralisme solidaire en dépassant les États nations, ainsi que le cadre néolibéral imposé lors de la création du marché unique et de l’euro ? Si la stratégie présentée par la Commission devait aboutir, Michel Dévoluy y croirait. « Next Generation EU » permettrait également selon lui d’opérer une convergence économique en Europe, dans la mesure où les pays d’Europe centrale et orientale recevraient proportionnellement plus d’argent que l’Europe occidentale, pourtant plus touchée par la crise de la COVID-19. Cette convergence réelle, dans la mesure où elle favoriserait des secteurs contribuant à la transformation de l’économie, comme la transition énergétique, sujet hautement sensible dans ces pays fortement tributaires des énergies fossiles, renforcerait indéniablement l’UE.
Toutefois, l’économiste pense que le fédéralisme ne pourra pas se faire dans l’UE actuelle, avec l’ensemble de ses 27 membres, et qu’une Europe à plusieurs cercles serait dans un premier temps envisageable pour faire avancer les choses. Le plan de relance européen pose donc un ensemble de questions auxquelles il est difficile de répondre simplement, ce qui souligne aussi la dimension historique de la proposition de l’exécutif européen. Lors du Conseil européen tenu ce vendredi, les pays frugaux ont d’ailleurs émis des doutes sur la possibilité de conclure un accord dans les prochaines semaines. Nous n’en sommes donc qu’au début d’un long processus.
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