Listes transnationales : une fausse bonne idée

, par Pierre Jouvenat

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Listes transnationales : une fausse bonne idée
© European Union 2017 - European Parliament

On considère généralement que seules les listes transnationales peuvent donner aux élections au Parlement européen une véritable dimension européenne. Il existe pourtant une alternative plus susceptible d’obtenir l’aval du Conseil et qui correspond à une vision fédéraliste de long terme : attribuer la totalité des votes aux partis politiques européens tout en maintenant les quotas par pays et les circonscriptions nationales ou régionales.

Les dangers et limites des listes transnationales

Au-delà des arguments invoqués par les opposants (parlement à deux niveaux, députés « hors-sol », sélection des candidats pouvant favoriser les grands pays …), un système à deux voix induit par la cohabitation d’une circonscription européenne et des circonscriptions nationales, en aucun cas comparable au système électoral en vigueur pour le Bundestag, présente un danger majeur de mauvaise interprétation par l’électeur. Celui-ci pourrait penser voter « européen » (pour des candidats supposés avoir une vision européenne) avec la liste transnationale seulement, et « national » (pour des candidats supposés défendre les intérêts nationaux à Bruxelles) pour la très grande majorité des sièges attribués à partir des listes nationales. Cela ne pourrait que renforcer le caractère national de l’élection. Tout le contraire de l’objectif poursuivi. Et il faut bien admettre que les listes transnationales ne peuvent s’appliquer qu’à un nombre limité de sièges, en aucun cas à la totalité. Voulons-nous des listes de partis fermées comportant des centaines de noms ?

Par ailleurs, le fait d’avoir deux catégories de listes, présentées les unes par les partis politiques européens et les autres par les partis nationaux, serait de nature à perpétuer la regrettable distinction entre ces partis, voire à les opposer, alors qu’il faudrait au contraire développer des synergies et favoriser l’émergence de partis transnationaux.

Pour une vision à long terme du système électoral européen

Aucun Etat fédéral ne connaît la circonscription unique, même pas la Suisse, un petit pays. La raison est simple : une famille politique est habituellement représentée par un seul parti, présent à tous les échelons de la fédération. A l’image des institutions fédérales, les partis sont eux aussi organisés selon les principes du fédéralisme. Niveau décisionnel des politiques et niveau d’action des partis vont de pair.

Dans une fédération, quel que soit le niveau des enjeux, tout processus électoral est conduit au sein de circonscriptions locales par les instances correspondantes du parti. Si on admet que l’UE devrait aussi avoir, dans le long terme, son système partisan transnational [1], toute réforme électorale devrait tendre vers cet objectif, et surtout ne pas le desservir en prenant le risque de diviser davantage les échelons existants des partis, comme le feraient sans doute les listes transnationales. De manière transitoire, et tant qu’existe la distinction entre partis européens et nationaux, s’agissant d’élections européennes ce sont les partis européens qui doivent être en première ligne pour l’ensemble du processus.

Mettre les partis européens en première ligne pour la totalité des votes

Dans la configuration partisane actuelle, il serait préférable d’attribuer la totalité des votes aux partis européens, ceci pour au moins sept bonnes raisons :

  1. L’ensemble du processus électoral devient une action conjointe du parti européen et de ses partenaires nationaux : des campagnes pan-européennes sont conçues et coordonnées au niveau européen, mais exécutées de manière décentralisée par les partis nationaux qui en assurent la logistique. De quoi renforcer les synergies au sein d’une même famille politique.
  2. La propagande électorale est alors inévitablement centrée sur les enjeux et manifestes européens. Le matériel de campagne et les bulletins de vote, issus sous l’égide du parti européen, informent l’électeur de quel(s) parti(s) national(aux) il a le soutien (soit le contraire de ce qui a été proposé jusqu’ici).
  3. Un citoyen allemand, par exemple, vote non pas pour la CDU, mais pour le PPE. Effet psychologique garanti. Une excellente manière, même avec des listes nationales, de se départir des votes sanction des gouvernements en place. Les électeurs réalisent enfin quels sont les enjeux de l’élection, ceci pour la totalité des votes.
  4. Les électeurs votent pour des candidats de proximité qu’ils sont susceptibles de connaître. Même si un député européen représente l’ensemble des citoyens de l’Union, en tant qu’élu il doit rendre des comptes à son électorat, et cela ne peut se faire que dans une circonscription locale. Un nombre limité de candidats connus rend possible le vote préférentiel, voire des élections selon le modèle allemand. On pourrait parallèlement explorer la possibilité d’un panachage permettant à l’électeur de voter pour un candidat résidant dans un autre pays.
  5. Les sièges au Parlement sont attribués selon les résultats électoraux des partis européens, non pas des partis nationaux, selon la méthode de la « double proportionnalité » [2]. Cela réduit, autant qu’il est réaliste de l’envisager, la dépendance des députés vis-à-vis des appareils nationaux. Les députés sont alors identifiés à un parti européen connu et non plus à une multitude de partis nationaux. Le Parlement y gagne en légitimité.
  6. La même procédure électorale s’applique à tous les députés. L’homogénéité du Parlement est préservée.
  7. Enfin, cette alternative aux listes transnationales devrait rencontrer moins de résistance au Conseil : les quotas nationaux sont préservés et les Etats conservent leurs prérogatives relatives au processus électoral, à défaut de l’accord tant attendu sur la « procédure uniforme » prévue par les Traités. En effet, comment les Etats pourraient-ils refuser, s’agissant des élections européennes, que les partis européens soient en première ligne ?

Et les Spitzenkandidaten ?

Parmi les objectifs des listes transnationales, un seul ne peut être atteint : l’institutionnalisation du processus des Spitzenkandidaten. Cependant, à la lumière de la position prise par le Service légal du Conseil, mieux vaut traiter de cette question séparément et explicitement. En attendant, les candidats à la présidence de la Commission pourront se profiler comme ils l’ont fait en 2014, avec le succès que l’on sait.

En résumé, rendre les élections européennes plus européennes n’est pas une question de circonscription. Cela dépend plutôt de qui envoie quel message à l’électeur. L’objectif ultime étant l’établissement de fédérations partisanes transnationales, la priorité immédiate doit être l’européanisation des partis nationaux, qui demeurent les mieux placés pour donner une assise de représentativité locale et citoyenne à l’Europe. Une approche de bas en haut plutôt que de haut en bas.

Les opinions affichées dans cet article reflètent l’avis de l’auteur. Le contenu de l’article n’engage pas la rédaction.

Notes

[2Kai-Friederike Oelbermann and Friedrich Pukelsheim, Future European Parliament Elections : Ten Steps Towards Uniform Procedures, Augsburg University, 2011

Vos commentaires
  • Le 5 septembre 2017 à 16:23, par Bach En réponse à : Listes transnationales : une fausse bonne idée

    L’approche de Pierre Jouvenat est concrète, réaliste et réalisable à court terme. Elle préserve les derniers reliquats de « fierté nationale » et, d’une manière très pédagogique, exprime un message clair sur la volonté des peuples de se sentir vraiment représentés au Parlement Européen. Lorsque ce Parlement aura un budget à construire, des lois transnationales à voter, un gouvernement européen à juger, alors nous pourrons respirer. Mais voici une première brique susceptible de redonner confiance aux peuples. Quid des listes transnationales ? Un peu de bons sens et moins de mécanique des fluides, svp. AB.

  • Le 30 décembre 2018 à 00:40, par Vesporium En réponse à : Listes transnationales : une fausse bonne idée

    Nous sommes bien sûr d’accord sur les bienfaits du fédéralisme, mais depuis quand devrait-il s’opposer à la circonscription unique ? L’idée est juste de donner de réels pouvoirs, ciblés et adaptés, à chaque niveau (local, régional, national, semi-continental, voire mondial) ce qui doit faire autant d’assemblées et d’exécutifs (c’est déjà le cas). Au plus il y a de circonscriptions, au plus l’offre politique diminue pour les électeurs (un même candidat ne peut se présenter que dans une seule circonscription, à moins que vous ne vouliez donner plusieurs voix à un seul et même parlementaire), au plus la partie des voix exprimées non prises en compte augmente, au plus on a de possibilités de gerrymandering, pour autant de circonscriptions dont les délimitations sont totalement artificielles et ne correspondent à rien (puisqu’il s’agit d’élire des représentants et non des dirigeants, la loi votée ne s’applique pas que dans les circonscriptions dont le(s) parlementaire(s) l’ont votée). Le découpage des circonscriptions en France par exemple s’appuie sur le découpage départemental, issu des années 1790 sur seule base d’une seule journée pour aller à cheval à la préfecture. La circonscription unique, elle au moins, permet de s’assurer que l’offre politique est la même pour tous les électeurs, et est bien plus forte (puisque tous les électeurs peuvent voter pour tous les candidats), et s’assure du principe 1 personne = 1 voix, et ainsi normalement de la proportionnalité du vote.

    Il semble qu’il soit proposé dans l’article de faire des listes (à tel ou tel niveau) avec des circonscriptions pour régler le problème de la composition des listes transnationales. En fait, ça ne change rien, c’est la liste elle-même le problème : la composition de la liste est toujours très compliquée (long jeu d’équilibriste nécessitant un nombre énorme de candidats dont d’ailleurs la plus grande partie ne seront jamais élu, peu importe l’échelle et l’enjeu), à cause de l’ordre des membres de la liste, coincé entre les exigences des principaux créateurs de listes (souvent les chefs de partis), des règles discriminatoires insensées voire douteuses, telles que l’alternance stricte homme-femme (que faire de ceux qui ne sont ni l’un ni l’autre ?), voire vous « représenter » par les catégories pseudo socio-professionnelles, l’âge, la religion, l’aspect physique (au fait c’est ce que fait la Chine), toutes ces règles discriminatoires inventées par certains politiciens qui se croient « omniscients » qui bien sûr se laissent le pouvoir de vous ranger dans telle ou telle case. De plus, on sait que ceux en haut de la liste seront très facilement élus, alors que les derniers n’ont quasiment aucune chance ; alors que faire lorsqu’on veut approuver certains candidats d’une liste alors qu’on en déteste d’autres ? On doit faire des estimations pour savoir quel candidat on contribue à faire élire.

  • Le 30 décembre 2018 à 00:41, par Vesporium En réponse à : Listes transnationales : une fausse bonne idée

    Pour finir, les listes peuvent subir les doses, les primes, et les seuils. Ces derniers méprisent certaines personnes qui devraient être élues, et sanctionnent leurs électeurs en modifiant/ignorant leurs voix sous prétexte qu’ils ont osé « voter pour des listes qui n’ont même pas eu x% » même si cela représente plusieurs sièges. En Turquie, il existe un seuil de 10% au niveau national aux législatives (conjugué à des élections par circonscriptions, ce qui est plutôt contradictoire) : donc par exemple en 2002, avec 34,3% l’AKP a raflé la majorité du parlement, avec 19,4% le CHP s’est imposé comme unique opposition parlementaire, quant au DYP (9,5%), au MHP (8,4%), au GP (7,2%), au DEHAP (6,2%), à l’ANAP (5,1%), au SP (2,5%), au DSP (1,2%) ont chacun obtenu 0 députés, donc plus de 40% des voix des électeurs ont été ignorées/modifiées par le seuil. Peut-on vraiment qualifier cela de proportionnel ou de représentatif ? Imaginez une élection avec 11 listes plus ou moins au coude-à-coude (donc environ de 8% à 10% chacune) et un seuil de 10%, eh bien si 2 listes dépassent les 10%, elles obtiennent chacun la moitié de l’hémicycle ! si 1 seule liste dépasse les 10%, elle obtient seule la majorité absolue et même rafle tous les sièges ! et si aucune liste n’obtient les 10% (c’est possible dès que le nombre d’options possibles (listes candidates ici) dépasse l’inverse de la proportion du seuil (ici, 11>1/0,1) on fait comment ?

    L’auteur a écrit : « Les électeurs votent pour des candidats de proximité qu’ils sont susceptibles de connaître. Même si un député européen représente l’ensemble des citoyens de l’Union, en tant qu’élu il doit rendre des comptes à son électorat, et cela ne peut se faire que dans une circonscription locale. » Alors, déjà s’ils sont élus par circoncription, ils ne peuvent pas représenter l’ensemble des citoyens de l’Union, puisqu’un élu ne peut représenter que ses électeurs, c’est le concept même de l’élection. Qui peut imposer aux électeurs quels candidats leur sont proches ou pas (c’est oui pour le multiparachuté, mais c’est non pour le candidat que vous connaissez bien, qui s’est présenté dans la circonscription voisine, celle dans laquelle vous passez presque la moitié de votre temps) ? Et depuis quand on ne peut rendre des comptes que dans une circonscription locale ? Sur quoi se base cette affirmation péremptoire ? Dans la suite du texte, on voit bien que l’auteur se rend compte que les listes fermées sont trop... fermées, et cherche quel mélange faire, entre vote préférentiel, et panachage. Par contre, la seule chose dont on peut être sûr pour « un nombre limité de candidats » c’est que cela restreint l’offre politique pour les électeurs.

  • Le 30 décembre 2018 à 00:41, par Vesporium En réponse à : Listes transnationales : une fausse bonne idée

    Dans le choix des modes de scrutin, on oppose souvent le caractère personnel (ce seront des personnes qui seront élues, et non des organisations, concrétisées par des listes, qui ne peuvent pas avoir de leur nature même la moindre volonté) au caractère proportionnel (pour respecter le principe 1 personne = 1 voix, et mettre un terme au vote tactique). En fait, rien ne les oppose, on a même inventé le Vote Unique Transférable, seul mode de scrutin actuellement connu, qui soit à la fois personnel et proportionnel. C’est-à-dire que les candidats se présentent seuls chacun (ils peuvent bien sûr faire campagne ensemble), et que les résultats sont le plus proportionnel possible aux votes exprimés, le tout est applicable dans une seule circonscription pour l’ensemble (régionale pour le Conseil Régional, nationale pour l’Assemblée Nationale, et européenne pour le Parlement Européen) et ne peut pas subir de seuils à 3%, 5% (ou autres) qui n’ont absolument aucune légitimité. C’est donc le scrutin d’assemblée respectant le mieux le principe 1 personne = 1 voix.

    Ce scrutin conduit à augmenter drastiquement l’offre politique, ce qui permet à l’électeur de trouver des candidats qui peuvent beaucoup mieux le représenter. Dans ce scrutin, chaque électeur classe autant de candidats qu’il le souhaite (chaque candidat se présente avec son suppléant attitré), et personne ne peut lui imposer de critères de vote : il n’est pas obligé de mettre une alternance stricte homme-femme (mais que faire de ceux qui n’ont pas un genre/sexe), il peut choisir qui le représenteraient le mieux idéologiquement en vote législatif, indépendamment du choix des concepteurs de la liste, il peut déterminer lui-même quels candidats sont proches localement, indépendamment du (re)découpage des circonscriptions et des candidats présent (aujourd’hui, pour chaque candidat présenté, il y a 576 circonscriptions dans lesquelles on ne peut pas voter pour le candidat). Ainsi, n’importe quel citoyen (il faut juste un suppléant) aurait une liberté de propositions totale. Toutes les idéologies et doctrines, jusque dans les moindres détails, deviennent possibles, et il n’y aurait plus de candidat exclusivement protestataire. Donc si, les élections dépendent entre autres des circonscriptions, et de manière plus générale de tous les mécanismes institutionnels, modes de scrutin en tête, et non pas de « quel message [on envoie] à l’électeur ». Bref, j’arrête là, mais si ça vous intéresse, j’ai déjà longuement débattu de tout ça dans ce forum : http://www.toupie.org/Toupinautes/forum.php?idtheme=legitimite_democratique et aussi éventuellement sur d’autres forums du même site.

    PS : J’ai dû couper mon texte en 3 parties, parce qu’il dépassait les 3000 caractères max

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