Le fédéralisme européen : à l’aune de la pandémie de Covid-19

, par Samir Regad

Le fédéralisme européen : à l'aune de la pandémie de Covid-19
Le 10 février 2021, Ursula von der Leyen prononce un discours sur la stratégie de l’UE pour la vaccination contre le Covid-19, au Parlement européen (source : EC)

La pandémie de Covid-19 et sa gestion en Europe, une fenêtre d’opportunité pour les idées fédéralistes ? Rien n’est moins sûr. L’Union européenne compose avec « des contraintes surdéterminées » comme disent les physiciens.

Désunion européenne ?

Le 10 février 2021 Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, se débarrassant enfin de la gangue technocratique qui bride d’ordinaire ses prises de parole, déclarait devant le Parlement européen « la science a dépassé l’industrie ». Si l’innovation succède toujours à la recherche, les choix stratégiques s’ancrent dans l’inconscient autant que dans la raison : les laboratoires ont réussi inespérément à développer des vaccins en neuf mois là où cinq années sont généralement nécessaires. La politique, peu précautionneuse en matière de masques, tests et respirateurs, a été contrebalancée par une planification exemplaire dans l’articulation des aides à la recherche, du processus de validation par l’Agence européenne du médicament, du démarrage simultané des vaccinations et, surtout, des précommandes communes. L’UE négociait pour l’ensemble des pays de l’Union. Succès scientifique et politique syncrétique donc. Néanmoins, des pays se sont rapidement distingués : la Hongrie a homologué le vaccin russe Spoutnik V, non autorisé par l’UE. Angela Merkel elle-même se dit prête à commander le vaccin russe, dès lors qu’il sera autorisé dans l’Union. Voilà que l’Europe s’en remet à la Russie de Poutine, adversaire déclaré. De plus, certains pays ont fait le choix de vaccinodromes tandis que d’autres ont privilégié les EHPAD et la médecine de ville.

Gouverner l’Europe

Désunion et désorganisation d’autre part, entend-on, la gouvernance de l’Union européenne ne serait pas un modèle d’efficacité. Pour prévenir le « bordel », les dirigeants européens professent la création d’une BARDA – du nom de l’autorité américaine pour la recherche et le développement avancés dans le domaine biomédical – saugrenue : « barda » signifie dans l’argot militaire un « attirail encombrant porté sur le dos, un bagage très lourd ». Or la litanie du recensement des succès américains est une marotte, tout comme l’est dans le fédéralisme européen le poids de la référence incessante au fédéralisme américain, sur lequel nous reviendrons. Cette inefficacité conjoncturelle de la gouvernance est-elle le fait de l’Union ? L’intégration européenne est d’abord le produit d’équilibres internes aux Etats. En réalité, les Etats sont les premiers responsables de la situation actuelle. L’existence d’une preuve bruxelloise reste à démontrer. La politique sanitaire n’est pas de la compétence de l’Union : la politique sanitaire n’est donc pas dans ses attributions. L’UE n’est pas une fédération et n’est donc pas dotée d’un pouvoir exécutif fort. Blâmer la gouvernance sanitaire de l’UE est une manœuvre dont les Etats trouvent un intérêt tactique des plus utiles. En Europe qui plus est, l’existence de dispositifs permanents d’aides sociales plus consistants ne justifiait pas de créer des dispositifs exceptionnels d’une telle ampleur. Mais l’UE est une institution qui procède des nations, agit sur mandat et obéit à des processus normés. La Commission elle-même a peu de pouvoir. Elle fait des propositions au Conseil des ministres (donc aux Etats) dans le peu de domaines qui sont de sa compétence. Les Etats les valident ou les rejettent, puis la Commission les applique. A défaut d’être coupables, les Etats sont donc responsables.

Les Etats-Unis, un modèle ?

Joe Biden, personnage florentin drapé de candeur middle-class, a présenté en mars 2021 un projet d’investissements massifs piloté par l’Etat fédéral. Cette initiative peut en effet potentiellement signifier la fin de la critique radicale de l’interventionnisme étatique, qui avait conduit notamment Reagan à décréter, en janvier 1981, que le gouvernement n’était pas « la solution », mais « le problème ». Cette rhétorique anti-fédéraliste dans le Parti républicain dénonçant le « tout-État » (Big Government). Nixon, Reagan, les deux présidents Bush, Trump, tous se sont essayés à la définition d’un « Nouveau Fédéralisme » (New Federalism), qui, bien loin de correspondre à son appellation, visait en fait à revenir à l’idéal des origines, celui d’un fédéralisme où les compétences entre les niveaux de gouvernement sont relativement bien séparées.

Aujourd’hui, rappelons-le, le succès du vaccin et de la vaccination doit quasiment tout à l’Etat fédéral. En effet, l’état fédéral a investi 14 milliards de dollars (près de 12 milliards d’euros) de financement fédéral sur l’opération Warp Speed, qui a permis aux laboratoires pharmaceutiques de développer des vaccins très rapidement sans se soucier des éventuelles pertes. Cette puissance de l’État fédéral américain – à la fois financeur et centralisateur – date des années 1920. Pour répondre aux obligations résultant du décollage industriel du pays, l’État fédéral développe toute une palette de financements directs (Grants) aux États. C’est par ce biais que l’État fédéral s’impose graduellement aux États, notamment après la crise de 1929. De fantoche sous égide britannique à Léviathan aujourd’hui, l’évolution centralisatrice de l’état fédéral américain culmine au cours des années 1960, lorsque l’État fédéral met en œuvre d’autres grands programmes sociaux fédéraux ainsi que des mesures destinées à favoriser l’intégration des Afro-Américains–le Civil Rights Act en 1964 et le Voting Rights Act de 1965.

Néanmoins, les Etats-Unis ne sont pas pour autant un Etat unitaire. La forme institutionnelle des États-Unis est celle d’une république fédérative accommodée d’un processus de décision dispersé, impératif pour un pays-continent. Un véritable affrontement national autour de la définition de l’équilibre fédéral existait. Le leadership à la fois vertical (par exemple au niveau du gouvernement Biden et des États) et horizontal (au sein des équipes de vaccination sur le terrain) semble aujourd’hui adouber cet équilibre-là. Si aux Etats-Unis le créationnisme est désormais enseigné parallèlement à la théorie de l’évolution, comme si l’un et l’autre représentaient des vérités commensurables, la comparaison dans l’exercice du pouvoir exécutif avec les États-Unis plaide pour les vertus de l’intervention massive, de la négociation opaque, de la prise de risque dans les délais d’homologation d’un nouveau vaccin et donc de l’accélération des procédures. Ce que n’est pas l’Union européenne et ce, malgré une politique similaire de développement de vaccins. L’Union, comme les Etats-Unis, a fait le choix de miser sur trois types de vaccin développés simultanément. Ceux classiques basés sur la technologie du virus affaibli, ceux basés sur une plateforme bien maîtrisée d’adénovirus et ceux plus innovants sur l’ARN messager. Le constat d’efficacité n’est cependant pas le même. Au 20 mars, seuls 10% des Européens avaient reçu une première dose contre 23% aux États-Unis.

Lors du sommet européen du 25 mars a été abordé la question des vaccins de la deuxième génération, capables de nous prémunir contre les futures mutations du Covid-19. Mais quand les Etats-Unis mettent 14 milliards de dollars, l’UE commence par injecter 50 millions d’euros dans l’incubateur HERA (Autorité européenne de préparation et de réaction en cas d’urgence sanitaire). Cette faiblesse comparative n’est pas surprenante. Fiscalement, le statut de l’UE est inexistant : son budget est limité, depuis le Conseil de Berlin en 1999, à 1,27% du Produit national brut (PNB) de l’UE. Dans le cadre financier pluriannuel 2021-2027, il est aujourd’hui à 1 134,6 milliards d’euros en crédits d’engagement, soit 1,11 % du RNB de l’EU-27. Il n’a jamais été sérieusement envisagé d’attribuer un pouvoir fiscal à l’Union européenne. Celle-ci est donc totalement dépendante des contributions et de la perversité manœuvrière des États membres pour sa survie financière, et l’autonomie des États membres sur sa fiscalité est complète. Toute modification du financement de l’Union requiert un vote à l’unanimité des membres. D’où l’image renvoyée de l’UE comme d’un « Frankenstein institutionnel » : un assemblage baroque visant à préserver l’autonomie des États.

Le modèle canadien

Au Canada, le gouvernement fédéral s’occupe de l’approvisionnement sur les marchés internationaux, alors que la vaccination est de compétence provinciale. Chaque province a des façons différentes de faire : par exemple, le Québec a mis à contribution les pharmacies, ainsi que les grandes et moyennes entreprises. L’Ontario, de son côté, met l’accent sur les cliniques de vaccination de masse, mais aussi les pharmacies et les sites mobiles dans les quartiers en crise. Cette autonomie laissée aux provinces ne remet pas en question le système fédéral. La fédération canadienne est toujours fondée sur les deux principes d’applicabilité directe et d’exclusivité de la compétence fédérale.

Le modèle australien

En Australie, le gouvernement fédéral met en œuvre une stratégie de vaccination, développée en collaboration avec les Etats fédérés, et dont les grands principes ont été adoptés par le Cabinet national en novembre 2020 dernier. L’approche soulève des questions urgentes sur les coûts car les États portent la charge des sites de vaccination de masse, tandis que le gouvernement fédéral paie les doses administrées par les médecins généralistes. Les États vivent sous perfusion financière nationale. Cette centralisation extrêmement poussée est dans la droite ligne, historiquement, de la nationalisation immédiate de la vie politique australienne.

Un fédéralisme européen possible ?

La dose d’homogénéité requise pour bâtir un système fédéral peut très bien ne pas inclure la langue – comme l’indique l’Inde. Un parcours historique et des valeurs en commun sont autant d’éléments qui pourraient contribuer à cimenter un projet fédéral européen. Et le plan de relance européen de 750 milliards adopté en juillet 2020, qui instaure un mécanisme inédit d’endettement commun, est un pas en avant ambitieux dans ce sens. Car l’UE peut tout aussi bien défier le fatalisme. Si l’UE arrive à accélérer significativement la campagne de vaccination, on comprendra alors tout le mérite de son initiative inédite qui a consisté à mutualiser les commandes et la distribution de vaccins pour les vingt-sept Etats-membres. Cette stratégie retenue de faire des achats groupés a permis d’éviter une concurrence intra-européenne pour obtenir les vaccins. Des négociations individuelles de chacun des 27 auraient abouti à de mauvais résultats. Défier le fatalisme, et rattraper son retard : Thierry Breton, le commissaire au marché intérieur a annoncé une production des usines de deux à trois milliards de doses, suffisamment pour vacciner 450 millions d’Européens et pour exporter vers les pays qui en ont besoin.

Phagocytée dans son fonctionnement institutionnel par les Etats, l’UE doit contredire la loi newtonienne sur le mouvement : tout corps statique a vocation à le rester - à moins qu’une force fédérale la contraigne à changer d’état ; et de même qu’un coureur à pied, avec un sac de sable sur les épaules, finit par se muscler davantage, la nécessité de se mouvoir dans un univers très contraint stimule l’inventivité et l’énergie : une leçon d’entropie et de résilience en faveur du fédéralisme

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