Le coronavirus, ennemi des libertés publiques ?

, par Camille Jerineck, Rémi Menthéour

Le coronavirus, ennemi des libertés publiques ?
Les libertés sont mises en danger à cause de la pandémie actuelle. Image : Nick Youngson CC BY-SA 3.0 Alpha Stock Images

Les démocraties européennes et l’État de droit sont à l’épreuve d’une crise sanitaire sans précédent. 

Alors que les Européens savouraient les premiers rayons de soleil du printemps, l’insouciance battait son plein. Le COVID-19 allait bouleverser au moins temporairement les modes de vie. Après avoir débuté localement dans le Nord de l’Italie fin février, le gouvernement de Giuseppe Conte étend au soir du 9 mars 2020 le confinement de la population au reste du pays, pour lutter contre la pandémie. Au fur et à mesure, l’ensemble des pays européens adoptent des mesures plus ou moins restrictives pour endiguer la propagation du virus. Ces restrictions de nos libertés sont à l’évidence justifiées par l’urgence de la crise sanitaire, pour autant les libertés publiques sont-elles garanties autant que nécessaire dans un État de droit ?

Santé publique et libertés publiques, un jeu d’équilibriste 

Cette question de la garantie des libertés publiques est primordiale. La situation d’urgence semble justifier l’octroi de pouvoirs exceptionnels à la fois pour protéger les citoyens et assurer la pérennité de L’État. Pour autant, ces pouvoirs exceptionnels doivent être encadrés et contrôlés. Le respect de nos libertés doit rester la pierre angulaire de l’action menée par le pouvoir exécutif. Ainsi, c’est tout naturellement que des garde-fous sont mis en place. Sont-ils suffisants pour protéger la liberté en tant que bien commun ?

En France, après une interdiction des rassemblements de 100 personnes et une fermeture des lieux publics non-essentiels, le Président de la République annonce la mise en place d’un confinement de la population ; une mesure à la fois inédite et historique. Le 23 mars 2020 est promulguée la loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de COVID-19 qui instaure en son titre 1er un nouvel état d’urgence sanitaire. Le Premier ministre peut, par décret, aux fins de garantir la santé publique, prendre diverses mesures attentatoires aux libertés comme restreindre la liberté de circulation, limiter ou interdire les rassemblements, ordonner la fermeture d’établissements fournissant des biens ou des services… Les décisions jusqu’alors prises en vertu du Code de la santé publique le sont désormais en vertu d’une loi spéciale ; ce dispositif législatif n’est cependant pas sans failles.

On déplore que cette loi grandement attentatoire aux libertés et accordant d’immenses pouvoirs au Premier ministre et au gouvernement n’ait pas été soumise au contrôle du Conseil constitutionnel, le seul compétent pour apprécier la constitutionnalité de la loi au bloc de constitutionnalité (rassemblant depuis une décision de 1971 de nombreuses libertés notamment celles de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789).

On pourrait trouver un certain réconfort en constatant que l’Assemblée nationale s’est saisie de sa mission de contrôle en décidant de la mise en place d’une mission d’information parlementaire. Sans même soulever l’ineffectivité intrinsèque de telles missions, il convient de souligner que celle-ci est dirigée par Richard Ferrand qui est un proche du Président de la République, ayant été notamment ministre du gouvernement Philippe I. Pour ce qui est du Sénat, rien à l’horizon pour le moment. La complaisance de nos députés et sénateurs nous fait donc douter de l’efficacité du contrôle parlementaire actuel, ce qui ne présage rien de bon dans la perspective de la garantie des droits et libertés publiques.

Plus inquiétant par ailleurs est l’avenir de ce régime d’exception. Si l’on s’en tient à l’exemple de l’état d’urgence pour la lutte contre le terrorisme, celui-ci, après de multiples prolongations (près de 2 ans alors que la durée initiale était de 12 jours) a fait son entrée en catimini dans le droit commun. En effet, la loi SILT d’octobre 2017 est venue intégrer au Code de la Sécurité intérieure des dispositions en matière de perquisition qui était jusqu’alors uniquement justifiées en période d’état d’urgence. En outre, comme l’a démontré le gouvernement par le passé, il est à craindre des détournements des pouvoirs tirés en vertu de l’état d’urgence, par exemple utilisés en 2015 pour interdire des manifestations écologistes sans lien avec une quelconque entreprise terroriste.

La recherche de cet équilibre dépasse le cadre national et a lieu sur l’ensemble du continent européen. Les approches adoptées sont multiples, les craintes similaires. Aujourd’hui, pas moins de 22 pays sur les 27 États membres de l’UE ont imposé des mesures analogues de confinement sur l’ensemble de leur territoire.

En Hongrie, une loi votée pour lutter contre le COVID-19 assure désormais au Premier ministre, Viktor Orbán, la possibilité de légiférer par ordonnance sans limite de durée. Le respect de l’État de droit repose alors sur le seul bon vouloir du dirigeant. Une situation perçue comme dramatique par la communauté internationale. Le Haut-Commissaire de l’ONU aux droits de l’homme ainsi que le Conseil de l’Europe ont déjà exprimé leurs inquiétudes grandissantes. 

La Belgique qui ne possède plus de gouvernement de plein exercice depuis décembre 2019 a dû trouver une solution politique pour espérer gérer la crise. La cheffe de gouvernement temporaire, Sophie Wilmès, a obtenu « des pouvoirs spéciaux » du Parlement belge pour une durée maximum de six mois. La crise politique a été reléguée au second rang face à l’urgence sanitaire. Une décision majoritairement saluée, dont l’objectif est considéré comme légitime. La présidente de la Ligue des droits humains rappelle cependant que garantir le respect du confinement, instauré le 18 mars 2020, ne doit pas permettre la mise en place d’un « État policier ». 

La même crainte de voir des démocraties prendre des tournants autoritaires se fait entendre à travers le monde. Les pays européens souvent cités en exemple pour leur attachement à la notion de « libertés individuelles » sont confrontés à une situation d’urgence qui pousse à la prise de décision rapide, sans débat, ce qui fragilise le respect de l’État de droit. Cette crise ébranle indéniablement le modèle de la démocratie occidentale.

Il revient à chacun d’entre nous de se montrer vigilant face à une banalisation liberticide de l’état d’urgence. Comme l’a déclaré Christiane Taubira – ancienne Garde des sceaux – sur France-Inter, on ne doit pas autoriser un quelconque grignotage de nos libertés publiques. Le moment venu, rendre nos libertés fondamentales relèvera du courage politique.

Gestion de l’épidémie : vie privée en péril ?

La crise sanitaire actuelle favorise l’émergence d’une réflexion sur la surveillance massive de la population. Les différents gouvernements, notamment européens, se réjouissent de la possibilité d’utiliser nos outils numériques du quotidien pour lutter contre la propagation du COVID-19. L’ère du numérique regorge en effet d’un potentiel inespéré de solutions permettant aussi bien l’identification de chaînes de transmission du virus que la surveillance du respect des mesures adoptées.

Or, quelles que soient les techniques utilisées pour ‘tracker’ une population, les risques d’atteintes au droit du respect à la vie privée, garanti par l’article 8 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, sont majeurs. 

L’exemple de la Pologne se révèle particulièrement inquiétant. L’État polonais a mis en place une application destinée aux personnes revenant de l’étranger, ou atteintes du COVID-19, qui doivent s’isoler pendant 14 jours. Celles-ci se voient exhortées à installer l’application. En cas de refus, elles risquent des vérifications policières inopinées. L’incitation à accepter la surveillance passe désormais par l’intimidation. Elle permet aux autorités de demander un selfie à tout moment permettant la géolocalisation de la personne. Si le selfie n’est pas réceptionné dans les 20 minutes suivant la requête, la police est alertée. Une amende pourra être infligée en cas de non-respect du confinement. 

La généralisation de pratiques comparables, plus ou moins respectueuses du droit au respect de la vie privée, sur le continent semble amorcée. Pourtant, l’Union européenne a depuis plusieurs années innové en matière de protection des données avec le fameux Règlement général de la protection de données (RGPD). Il interdit toute tentative de géolocalisation ou la récupération de données personnelles sans consentement. Mais, la crise sanitaire actuelle constitue un motif d’application du droit d’exception exprimé dans l’article 9.2 du RGPD. Des fondements juridiques justifient ainsi le traçage numérique. Mais, si l’application des principes du RGPD peuvent être écartés par l’urgence, un vide juridique pèse sur le droit au respect de la vie privée. 

Face à celui-ci, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a émis une recommandation en date du 8 avril 2020 sur les impacts des systèmes algorithmiques sur les droits de l’Homme. Tout en soulignant l’important défi que représente l’utilisation d’outils numériques dans la lutte contre le COVID-19, la recommandation énonce une série de lignes directrices invitant les gouvernements au respect des droits de l’Homme dans le cadre de l’utilisation de dispositifs de collecte et de traitement de données. Le Comité des Ministres presse également les États membres d’adopter des cadres législatifs et réglementaires clairs afin de s’assurer de contrôles appropriés de telles techniques.

La majorité des pays européens n’ont pas encore franchi le cap du traçage numérique. La France, l’Allemagne ou bien l’Autriche ont, à ce jour, privilégié la collecte de données agrégées et anonymisées. La méthode repose sur la communication des données collectées par différents opérateurs téléphoniques. L’objectif étant de modéliser la propagation du virus sur le territoire ou de mettre en lumière d’importants déplacements de population. 

L’Allemagne a aussi lancé une première application dont le but est de cartographier la propagation du COVID-19 à l’aide de bracelets ou montres connectées enregistrant des données biologiques (la température, le pouls). Les données sont, dans ce cas également, anonymisées.

Mais des solutions plus intrusives sont envisagées. Le traçage numérique permettrait de suivre les individus atteints du virus pour repérer les personnes susceptibles de le contracter. Plusieurs pays européens envisagent des applications installées sur la base du volontariat, basé sur la technologie bluetooth. Cette dernière présente l’avantage de ne pas utiliser des données de géolocalisation. Mais le système n’est pas infaillible et la donnée ne sera jamais anonyme à 100 %. D’ailleurs, la question de sauvegarde de ces données reste un point de divergences et d’inquiétudes.

Les risques existent, mais les gouvernements continuent de vanter une « solution » face à une crise sans précédent. En réalité, cette réponse numérique laisse en suspens la question de son efficacité. Seul un téléchargement et une utilisation massive permettrait une réelle efficacité. Une étude avance le chiffre de 60 % de la population équipée pour espérer une utilité. La fracture numérique constitue également un obstacle à l’efficacité des telles solutions. On estime que 44 % des personnes âgées de plus de 70 ans ne possèdent pas de smartphone. La partie la plus vulnérable de la population ne pourraient donc pas jouer le jeu du traçage numérique, même si elle le souhaitait, face à la propagation du virus. La présidente de la Commission Nationale Informatique et Liberté (CNIL) a déjà appelé à la « vigilance » devant les députés français. En réaction, un débat et un vote relatif aux innovations numériques dans la lutte contre l’épidémie sont programmés à l’Assemblée nationale aujourd’hui, mardi 28 avril. 

Il convient de noter que dans sa recommandation (UE) 2020/518, en date du 8 avril 2020, que la Commission européenne prône une approche paneuropéenne coordonnée au niveau de l’Union de l’utilisation d’applications mobiles afin de limiter la propagation du COVID-19. La Commission s’enquiert, outre l’interopérabilité transfrontalière de tels dispositifs, de leur conformité aux exigences en matière de sécurité, de respect de la vie privée et de protection des données. 

Par ailleurs, l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne indiquait dans son premier rapport sur la pandémie de COVID-19, publié le 7 avril 2020, qu’il était clair qu’une réponse à la pandémie respectueuse des droits de l’Homme serait plus efficace sur le temps long. Dans un communiqué de presse accompagnant le rapport, l’Agence recommande aux pays membres de l’Union européenne de rester vigilants et de veiller à mettre en œuvre toutes les garanties en matière de protection des données dans leurs actions de protection sanitaire.

Il s’agit d’une forme de mise en lumière de la nécessité de protéger le respect de la vie privée d’autant plus qu’un des risques majeurs de l’adoption de tels systèmes de surveillance est qu’il s’installe de façon durable dans les modes de vie et de gestion des États européens. Il ne faut pas faire de la vie privée - et des libertés publiques en général - un contraire irréconciliable de la santé publique.

https://www.nouvelobs.com/societe/20200325.AFP4833/etat-d-urgence-du-terrorisme-au-virus-quand-les-libertes-reculent.html

https://www.bbc.com/news/world-52103747

http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/dossiers/alt/prorogation_loi_etat_urgence https://verfassungsblog.de/governing-through-fear-in-france/

https://www.youtube.com/watch?v=Y75oJbDsGMM (Interview de Christiane Taubira)

Recommandation du Conseil des Ministres du Conseil de l’Europe https://search.coe.int/cm/pages/result_details.aspx?ObjectId=09000016809e1124 

Recommandation de la Commission européenne  https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:32020H0518

Rapport de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne https://fra.europa.eu/sites/default/files/fra_uploads/fra-2020-coronavirus-pandemic-eu-bulletin_en.pdf

https://nouveau-europresse-com.acces-distant.bnu.fr/Link/bnus/news%c2%b720200410%c2%b7LM%c2%b79181378 : Le traçage des Français inquiète la majorité

https://nouveau-europresse-com.acces-distant.bnu.fr/Link/bnus/news%c2%b720200331%c2%b7LM%c2%b76483271 : La démocratie à l’épreuve de l’Europe, le Monde

https://nouveau-europresse-com.acces-distant.bnu.fr/Link/bnus/news%c2%b720200407%c2%b7LM%c2%b78120487 : Adrien Abecassis, Dipayan Ghosh et Jack Loveridge L’état d’exception numérique n’est pas censé survivre au coronavirus

https://nouveau-europresse-com.acces-distant.bnu.fr/Link/bnus/web%c2%b720200331%c2%b7WAAAF%c2%b71279110_4933833199_11907134 

http://www.rfi.fr/fr/europe/20200401-coronavirus-europe-mesures-urgences-brouillent-libertes-individuelles     https://nouveau-europresse-com.acces-distant.bnu.fr/Link/bnus/news%c2%b720200326%c2%b7LMF%c2%b76034524_3232 : Coronavirus : « Une classification systématique d’une population en fonction d’un critère de santé est dangereuse »   https://nouveau-europresse-com.acces-distant.bnu.fr/Link/bnus/news%c2%b720200327%c2%b7OHW%c2%b7704207 : Bientôt tous fichés pour lutter contre le coronavirus ?    https://nouveau-europresse-com.acces-distant.bnu.fr/Link/bnus/news%c2%b720200402%c2%b7TR%c2%b7975148 : comment concilier surveillance et respect des libertés ?    https://www.franceculture.fr/numerique/covid19-le-tracage-numerique-en-question

https://www.franceinter.fr/societe/application-stopcovid-le-bluetooth-peut-garantir-l-anonymat-mais-ce-n-est-pas-aussi-simple-que-ca   https://www.franceculture.fr/sciences/geolocalisation-backtracking-face-au-coronavirus-que-fait-la-france   https://www.lesechos.fr/tech-medias/hightech/covid-19-lallemagne-lance-deux-applications-de-tracking-1193359   https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/deconfinement-il-y-aura-bien-un-vote-sur-le-tracage-numerique-a-l-assemblee-nationale_3927131.html

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https://www.lefigaro.fr/international/hongrie-face-a-la-crise-du-coronavirus-le-parlement-accorde-des-pouvoirs-d-urgence-a-orban-20200331

https://www.lefigaro.fr/international/les-europeens-font-monter-la-pression-sur-viktor-orban-20200401

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https://www.ouest-france.fr/sante/virus/coronavirus/coronavirus-le-parlement-belge-donne-des-pouvoirs-speciaux-au-gouvernement-pour-combattre-le-virus-6793478

https://www.rtbf.be/info/societe/detail_coronavirus-sommes-nous-tous-sous-surveillance?id=10469965

https://www.wort.lu/fr/international/les-pouvoirs-speciaux-accordes-au-gouvernement-wilmes-5e6f1f71da2cc1784e358c83

https://nouveau-europresse-com.acces-distant.bnu.fr/Link/bnus/news%c2%b720200410%c2%b7OHW%c2%b7705562

https://verfassungsblog.de/fighting-covid-19-legal-powers-and-risks-italy/

https://nouveau-europresse-com.acces-distant.bnu.fr/Link/bnus/web%c2%b720200322%c2%b7WHACO%c2%b71067955_4914310983_9934160

https://www.publicsenat.fr/article/parlementaire/tracking-la-cnil-pointe-les-nombreuses-limites-de-l-application-stop-covid

PS : L’exécutif a supprimé le 26 avril 2020 le vote spécifique à l’utilisation des outils numériques dans la lutte contre le COVID-19 en le substituant par un vote global du plan de déconfinement avec un débat très restreint. Certains y voient une tentative de transformer le vote en un vote de confiance et d’éviter les divisions au sein de la majorité. Les partis d’opposition de toutes les tendances s’opposent à ce qui apparaît comme un déni de la démocratie parlementaire.

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