Le Bélarus : énigme centrale en Europe

, par Théo Boucart

Le Bélarus : énigme centrale en Europe
Rassemblement de soutien à Svetlana Tikhanovskaïa à Minsk, le 30 juillet 2020. Source : Wikimedia

L’Europe centrale, un espace que nous autres Occidentaux, ne connaissons que trop peu. Entrés pour la plupart dans l’Union européenne à partir de 2004, ces Etats cultivent une appartenance singulière au sein de l’Union. Culturellement occidentaux, la période d’imposition du communisme soviétique par l’URSS a crée un gouffre difficile à combler entre « Est » et « Ouest ». Retard économique, instabilité politique, tensions géopolitiques, questionnements identitaires, inégalités, conflits mémoriels, les défis à relever pour l’Europe centrale et l’UE sont nombreux. Le Taurillon vous propose, cet été, de plonger dans cette si lointaine mais aussi si proche « Europe centrale » où se joue sans doute l’avenir de l’UE.

ANALYSE. La décision récente du pays dirigé par Alexandre Loukachenko de quitter le Partenariat Oriental est un nouveau rebondissement dans les différents événements que connait le Bélarus depuis la réélection frauduleuse du dictateur. Dans ce nouvel article de la série du Taurillon sur l’Europe centrale, gros plan sur ce pays situé en « Europe orientale », mais dont la position est bel et bien centrale en Europe, d’un point de vue géographique comme géopolitique.

En reprenant la formule du Général de Gaulle, pour qui l’Europe allait « de l’Atlantique à l’Oural », on s’aperçoit que le Bélarus est à équidistance entre la chaîne russe de montagnes et l’océan. Cette position géographiquement centrale ne peut que contraster avec la large méconnaissance du pays en Europe occidentale.

Et pourtant, depuis le mois d’août 2020, le Bélarus est (de temps à autre) sous le feu des projecteurs. Il y a un an, une large partie de la population des grandes villes se soulevait pour protester contre l’énième réélection frauduleuse du dictateur-président Alexandre Loukachenko, au pouvoir depuis 1994. Les larges manifestations ont pu faire penser que le glas de la dictature soviétisante allait sonner. Un an après, il n’en est malheureusement rien. Les autorités ont intensifié la répression en emprisonnant des milliers d’opposants politiques, les médias libres, comme Tut.by, sont encore plus jugulés, les sanctions européennes n’ont fait que maintenir le régime dans son délire paranoïaque.

Si l’intérêt médiatique, notamment en France, est retombé à mesure que la situation s’enlisait (et ce, au grand dam de journalistes couvrant inlassablement les différents événements, comme le Franco-bélarusse Andreï Vaitovitch, interviewé en février dernier par Le Taurillon), on ne saurait pour autant se détourner de ce pays de 207600 km² pour un moins de 9,5 millions d’habitants, dont 20% habitant la capitale, Minsk. Cette méconnaissance, voire ce désintérêt, pour le Bélarus est amplifiée par une histoire et une géographie des plus complexes, ayant influencé la formation d’une identité nationale qui ne l’est pas moins.

Fractures identitaires

La complexité du Bélarus se fait même sentir à travers son nom et son drapeau. Dans le monde francophone, deux appellations coexistent pour désigner le pays : Bélarus et Biélorussie.

Si les deux mots ont une origine étymologique similaire (« Bela » signifie « blanc » dans les langues slaves orientales et « Rus’ » se réfère à la Ruthénie), le second a une connotation liée à l’occupation soviétique, tandis que le premier a été utilisé pour désigner officiellement la première (et éphémère) république bélarusse entre 1918 et 1919. Alors que le gouvernement d’Alexandre Loukachenko revendique l’utilisation du terme « Bélarus » en français (en particulier au sein des Nations unies) et que de nombreux pays francophones l’utilise, la République française continue d’utiliser officiellement « Biélorussie ». A cette ambiguïté nominale s’ajoute une ambiguïté au niveau du drapeau national. Le drapeau actuellement d’usage, vert et rouge avec un Rushnyk, un motif ornemental traditionnel, sur la gauche. Ce drapeau est similaire à celui créé pour la république socialiste soviétique de Biélorussie, la faucille et le marteau en moins. Une bien drôle de manière de représenter l’indépendance recouvrée du pays. A l’inverse, le drapeau blanc avec une bande rouge centrale, appelé « Pahonia », est censé être le symbole d’un Bélarus libre, notamment après 1918 où le gouvernement avait choisi cet emblème. Ce n’est donc pas un hasard si les manifestants l’arborent dans les rues depuis un an.

D’un point de vue de l’identité, le pays est – encore une fois – tiraillé entre deux espaces : le monde russe et l’Europe dite « occidentale » ou « centrale » et en particulier l’Europe « balte ». Lors de la seconde indépendance du pays en 1991, le pouvoir en place, dirigé par le Président Stanislaw Chouchkievitch, considérait que le Bélarus devait se tourner vers les pays baltes et devait même se considérer comme faisant partie de cet espace balte.

Cette tentative d’européanisation (dans une acception ouest-européenne du terme) est basée sur deux éléments mis en avant par ce gouvernement nationaliste : d’une part, l’appartenance géographique de la Biélorussie au même espace que la Lituanie, la Lettonie et l’Estonie, aujourd’hui membres de l’Union Européenne, et d’autre part l’héritage du Grand-Duché de Lituanie puis de la République des Deux Nations (connue dans le milieu académique comme un modèle de « démocratie nobiliaire » à l’époque, considérée par certains comme une forme primitive d’État de droit).

Malheureusement, un certain nombre de facteurs politiques et économiques ont eu raison de cette volonté d’ouverture vers l’Europe de l’Ouest. En 1994, Alexandre Loukachenko est arrivé et a progressivement imposé le modèle que le pays connait aujourd’hui.

Lisière de l’Europe centrale

Bien plus que géographique, l’Europe est un concept politique et culturel. Ses frontières terrestres (et même parfois maritimes) sont incertaines et sujettes à plusieurs interprétations. Quelles parties de la Russie, de la Turquie, ou même des pays du Caucase font partie de l’Europe ? Ces questions sont peu ou prou les mêmes lorsque l’on s’interroge sur les divisions régionales de l’Europe. Qu’est-ce que l’Europe centrale ? Qu’est-ce que l’Europe orientale ?

Ces interrogations semblent particulièrement pertinentes lorsqu’on se penche sur le Bélarus. De manière conventionnelle, cinq à vingt-et-un états européens peuvent faire partie de l’espace que l’on place « au cœur de l’Europe » (mais de quelle acception de l’Europe parle-t-on ?) et qui partagent un héritage historique, culturel et politique commun. L’Europe orientale est marquée par la même incertitude, trois à quatorze pays européens rentrent dans cet espace en fonction des définitions retenues. La Pologne, la République tchèque, la Slovaquie ou la Hongrie sont même des pays pouvant rentrer dans les deux régions.

Quand bien même le Bélarus ne soit pas considéré comme faisant traditionnellement partie de l’Europe dite « centrale », les éléments de réflexion susmentionnés permettent de nuancer quelque peu : historiquement, le territoire du Bélarus actuel a été très influencé par les dynamiques centre-européennes, avant une domination russe de plusieurs siècles à l’époque moderne. Cette situation « d’entre-deux » a été jusqu’à maintenant savamment utilisé par le régime de Loukachenko pour préserver l’indépendance politique et géopolitique du pays : rapprochement vers la Russie en cas de tensions avec l’Union européenne, rapprochement avec cette dernière en cas de tensions avec la première. Le dictateur rêve même de voir son pays être un pont entre la Russie et l’Union européenne.

Le retrait de Minsk du Partenariat oriental de l’Union européenne semble pourtant être un tournant dans la stratégie de Loukachenko, excédé par les sanctions européennes à la suite de la répression et surtout du détournement d’un avion de ligne pour arrêter un opposant, Roman Protassevitch. Il convient tout de même, en premier lieu, de nuancer l’importance de cette décision : le Bélarus ne participait pas à un certain nombre d’instances de concertation au sein du Partenariat Oriental, comme l’Assemblée parlementaire Euronest. Cependant, les Bélarusses étaient représentés lors des sommets tenus depuis 2009. Ce cadre de coopération entre l’Union européenne, l’Ukraine, la Moldavie, le Bélarus, la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan, est vu comme une instance promouvant l’européanisation des pays partenaires en vue de mise en place d’accords d’association (comme avec l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie).

Minsk a donc fait un grand pas en arrière dans sa stratégie de rapprochement avec l’Europe. Pour autant, faut-il penser qu’il s’agit là d’un rapprochement sans précédent avec la Russie, malgré la faible teneur géopolitique d’une crise bélarusse essentiellement déterminée par des facteurs de politique interne ?

Le Bélarus peut-il un jour « disparaître » ?

Cette situation de pont entre la Russie et l’Union européenne, entre l’Europe orientale et l’Europe centrale, est-elle seulement pérenne ? Eu égard à l’influence de Moscou sur la survie politique d’Alexandre Loukachenko, et surtout à la différence géopolitique entre la puissance russe et son petit voisin de l’Ouest, on peut se permettre d’en douter. Concrètement, le Bélarus pourrait perdre son indépendance politique dans le cadre du vieux projet d’union avec la Russie, souffrant pour le moment de défauts structurels et d’un manque de volonté politique clair, mais qui pourrait revenir à l’ordre du jour si le rapprochement entre Minsk et Moscou est flagrant et pérenne. Pour autant, il ne faudrait pas tomber dans le piège manichéen du « tout Europe » ou « tout Russie » : contrairement à l’Ukraine, le Bélarus n’est pas marqué par une dichotomie entre pro- et anti-russes, de nombreux citoyens pensent qu’une collaboration saine avec l’UE et la Russie reste possible.

A défaut d’une disparition purement politique, peut-on assister à un effondrement moral du pays et de son peuple ? Les manifestations en faveur de la démocratie ne sont pas les premières de l’histoire contemporaine du pays, mais elles sont de loin les plus imposantes. En août dernier, plus de 100.000 personnes s’étaient rassemblées dans les rues pour exiger le départ de Loukachenko et la reconnaissance de la victoire de l’opposante Svetlana Tsikhanovskaïa. L’espoir d’un changement était immense et le désarroi face à un enlisement de la crise peut-être tout aussi grand.

Même si la crise bélarusse actuelle est surtout une crise d’ordre interne, en dépit de quelques interférences géopolitiques, les citoyens européens ne devraient pas négliger l’importance de ce pays au cœur de l’Europe géographique et politique, et devraient se mobiliser pour exiger l’instauration de la démocratie telle que choisie par les citoyens bélarusses. C’est pour cette raison que les différentes sections de l’association Young European Federalists organisent la campagne Democracy Under Pressure pour montrer un soutien au Bélarus.

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