La sorcière européenne : chaudrons, malédictions ou émancipation ?

, par Julie Mangematin

La sorcière européenne : chaudrons, malédictions ou émancipation ?
Poudlard, célèbre lieu d’étude pour sorciers. Photo : Richard Croft

Au-delà des Baba Yaga 2.0, des nez crochus mythiques, et des bûchers tragiques qui ont essaimé l’Europe, il y a des hommes et des femmes qui ont toujours eu peur des femmes savantes et indépendantes. Tour d’Europe des métamorphoses de cette figure féminine qui terrifie et fascine.

Si vous voulez ouvrir votre cabinet de sorcière, rien de plus facile ! Ouvrez le grimoire de l’UE à la page « liberté de circulation et d’établissement des travailleurs », faites votre baluchon et envolez-vous dès cette nuit pour la Roumanie, où la profession est officiellement reconnue dans la catégorie des services à la personne depuis 2011.

L’Europe des légendes, un sacré banquet de sorcières

Vieille femme malfaisante à nez crochu ou beauté vénéneuse ? A travers l’Europe, les imaginaires collectifs regorgent tous de légendes obscures et de portraits stéréotypés lorsqu’on évoque les sorcières. Baba Yaga par exemple, est un personnage de conte ouralien qui a infusé le folklore slave, et se voit apparentée à la slovaque Jezibaba, à la polonaise Baba Jaga ou encore aux serbes Sumska Maika et Baba Korizma. Leur point commun : une figure féminine démoniaque, d’apparence souvent monstrueuse, capable de contrôler les phénomènes naturels et de déclencher des catastrophes, connectée au royaume des morts.

Et ses déclinaisons dans les panthéons fantastiques européens sont nombreuses ! Sorcières-femmes de pouvoir, à l’instar de la cruelle Reine noire Barbara de Croatie, qui sauva Medvedgrad et son château des attaques ottomanes en offrant son âme au diable. Sorcières-femmes d’intrigues, comme l’ambiguë Morgane de Brocéliande, la Dame blanche de Levoca en Slovaquie qui trahit, ou encore celle qui terrifie les promeneurs sur les routes de France. Sorcières-femmes sanguinaires comme les lamias grecques et la Spidala lettone. Sorcières-femmes d’aigreur, enfin, allant de la manipulatrice Lorelei à queue de poisson des rivières allemandes à la fée Carabosse de Perrault et puis des frères Grimm, et en passant par la pernicieuse Grimalkin du Lancashire et la sorcière gitane de Mariatrost en Autriche, qui persécute les jeunes Hongrois.

Dans ce camaïeu de robes noires, la perméabilité des légendes et folklores locaux aux traversées de balais n’est plus à prouver. Les influences sont en effet nombreuses entre des territoires médiévaux globalement peu centralisés, morcelés et aux contours souvent redessinés, et les sorcières voisines s’invitent dans les mythes et manifestations festives et religieuses. Au Pays-Basque, dans la vallée du Rhin lors de la nuit des Walpurgis, ou sur l’île de Blå Jungfrun en Suède pour les sorcières du Nord ; dans les chaudrons des esbats et sabbats se tisse un patrimoine mythique européen.

Mes sorcières-mal-aimées et le temps des bûchers

Pourtant, le mythe a été à une période précise réalité : être sorcière était un crime officiellement réprimé entre 1560 et 1660 dans la plupart des pays européens, dont certains un peu plus tardifs comme la Pologne où des bûchers de sorcellerie ont été érigés jusqu’au 18e siècle. Contrairement aux représentations d’une Inquisition espagnole au sillage meurtrier, la chasse aux sorcières a été plus intense dans les pays qui traversaient de grandes crises, comme en Suisse, en Scandinavie, et particulièrement dans le Saint-Empire Romain germanique déchiré par la guerre de Trente ans.

Au total, on dénombre entre 50 000 et 100 000 exécutions pour faits de sorcellerie à travers l’Europe, des femmes dans 80% des cas. Que s’est-il donc passé pour que vindicte populaire et répression des pouvoirs temporels embrasent ainsi toutes les sociétés du continent ?

Plusieurs facteurs peuvent éclairer cette tragédie, à commencer par la toile de fond d’un folklore composite et inquiétant, participant à diffuser une crainte de la sorcière, dans un monde réel magique.

Une certaine réalité sociale alimente également le brasier : les vieilles femmes survivent plus longtemps que les hommes, et se retrouvent souvent sans tutelle masculine. Or, « le 16 e siècle, pour des raisons religieuses et morales essentiellement, s’est mis à réfléchir en considérant que la femme qui serait capable de se diriger elle-même et ne pas obéir aux hommes serait un danger extraordinaire. On a ajouté à la femme inférieure par nature la nécessité d’une sujétion complète définitive totale juridique », selon Robert Muchembled, historien et professeur honoraire des universités de Paris. Ces femmes âgées, souvent rurales et autonomes sont donc craintes ; et pour peu qu’elles soient également sages-femmes ou plusieurs fois veuves, on leur reproche facilement d’avoir fait mourir leurs maris par filtre diabolique ou d’avoir ensorcelé un enfant mort-né, malade ou handicapé.

Sans oublier le motif chrétien de la femme pécheresse, fille d’Eve, et l’influence de l’Eglise romaine. Se construit également à cette période le mythe du pacte avec le Diable, dont la modalité centrale est la relation sexuelle avec Satan. Une transgression profonde, qui ne manque pas de faire écho à la maîtrise de la fertilité développée par certaines femmes guérisseuses, sages-femmes ou avorteuses, particulièrement ciblées. Clin d’œil historique tristement amusant, c’est à Strasbourg que s’est écrite aussi cette page de l’histoire européenne, avec la publication en 1486 du Malleus Maleficarum (ou Marteau des Sorcières), ouvrage de référence pour la chasse aux sorcières, de leur traque à leur mise à mort en passant par leur identification, les tortures efficaces et la forme des procès, utilisé dans les pays catholiques mais aussi protestants.

Enfin, n’oublions pas les sectes, cultes satanistes et les pratiques liées aux « anciens dieux », qui constituent une cible aussi tangible que fantasmée pour les chasseurs de sorcières. Aujourd’hui, la pop-culture a contribué à redorer les marmites. Ursula et la sorcière blanche de Narnia partagent depuis les années 1970 de plus en plus leur chapeau pointu avec des sorcières nouvelle génération : bénévolentes, incomprises, enchanteresses… et même avec des sorciers ! Qui ne rêve pas actuellement de revêtir une cape noire pour participer au banquet de Noël de Poudlard ?

« Tôt ou tard, toute femme indépendante se fait traiter de sorcière »

 [1]

De Jeanne D’Arc à Angela Merkel en passant par Anne Boleyn, Margareth Thatcher et Theresa May, qui a incarné la Wicked witch of the West du magicien d’Oz dans de nombreuses caricatures. Cette observation de Ken Follet vise juste : encore aujourd’hui on recourt à la figure sorcière comme insulte pour toute femme en situation de pouvoir ou d’influence. La sorcière, explique l’écrivaine Pam Grossman, tire son pouvoir non pas de sa relation à autrui comme c’est le cas d’autres archétypes féminins (la mère, la compagne, la fille) mais d’elle-même.

Une figure flamboyante et indépendante réappropriée, depuis les années 1960, comme un modèle d’émancipation par des mouvements féministes à travers l’Europe ! « Tremblez, les sorcières sont de retour », scandaient des manifestantes italiennes dans les années 1970. En France, Xavière Gauthier édite Sorcières, une revue littéraire, artistique et féministe de 1975 à 1982, et des étudiantes lancent un groupe militant Witch Bloc Paname. « Nous sommes les petites-filles des sorcières que vous n’avez pas pu brûler », affichaient en 2019 les pancartes de manifestantes madrilènes qui défilaient pour le 8 Mars. Et même l’actrice britannique Emma Watson a troqué sa cape de jeune sorcière pour un engagement pour l’égalité hommes-femmes. La représentation politique de la sorcière contribue ainsi à sensibiliser tant aux torts qu’ont subi les femmes à travers l’Histoire qu’aux oppressions contemporaines.

Mais attention à l’analogie rapide entre militante et sorcière ! Le symbole féministe de la sorcière est puissant, mais n’épuise pas les réutilisations actuelles de la sorcière en Europe. En Roumanie officiellement, mais de Londres à Vilnius en passant par Paris et Athènes, herboristes, tarologues, lithologues, astrologues, coach de vie se définissent sorcières modernes, à l’instar de groupes religieux ou spirituels comme les Wicca. Toutes ne se revendiquent pas féministes, certaines même au contraire défendent un modèle spirituel et social inégalitaire.

Toujours est-il que films, romans, séries réhabilitent à travers l’Europe et le monde la figure de la sorcière, en tant que mythe incompris, source fascinante d’inspiration et d’émancipation pour les femmes d’hier et d’aujourd’hui… des « sorcières comme les autres » [2].

Sujet initialement publié dans la revue lyonnaise du Taurillon, le TauriLyon !

Mots-clés
Notes

[1Ken Follet, Les Piliers de la Terre, 1989

[2Anne Sylvestre, 1975

Vos commentaires
modération a priori

Attention, votre message n’apparaîtra qu’après avoir été relu et approuvé.

Qui êtes-vous ?

Pour afficher votre trombine avec votre message, enregistrez-la d’abord sur gravatar.com (gratuit et indolore) et n’oubliez pas d’indiquer votre adresse e-mail ici.

Ajoutez votre commentaire ici

Ce champ accepte les raccourcis SPIP {{gras}} {italique} -*liste [texte->url] <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Suivre les commentaires : RSS 2.0 | Atom