Le Taurillon : La dernière fois que le Portugal a assuré la présidence du Conseil de l’UE, c’était en 2007, au moment des négociations autour du traité de Lisbonne. En 14 ans, la position du Portugal a-t-elle évolué vis-à-vis de la construction européenne, en particulier après la crise économique et financière des années 2010 ?
Hermano Sanches-Ruivo : Je ferais presque une pirouette avec cette question, en disant qu’il s’est passé tellement de choses au Portugal entre 2007 et 2021 qu’il serait plus logique de souligner une belle continuité, la preuve étant que le Portugal reste toujours très ancré en Europe et joue pleinement son rôle dans la construction européenne en tant que petit pays avec des capacités diplomatiques. Pourtant, il s’est passé plusieurs « tremblements de terre », avec une crise économique dévastatrice qui nous oblige à réfléchir sur ces différentes phases. Toutefois, cela nous amène à la même conclusion : le Portugal est un pays fondamentalement lié à l’Europe et qui croit fondamentalement au projet européen. Il y croyait même lorsque la situation économique était très compliquée, notamment à l’époque où le gouvernement de droite de Pedro Passos Coelho encourageait explicitement l’émigration.
Cela allait de pair avec le questionnement que les plus pro-Européens ont pu avoir sur la solidarité européenne et les relations Nord-Sud. J’ai plutôt apprécié la position constructive d’Antonio Costa, l’actuel premier ministre de gauche (PS), dans son rapport aux pays frugaux. La notion de solidarité et le besoin de rappeler la contribution de l’Union européenne dans le développement de pays éprouvés historiquement, comme la Pologne et la Hongrie, sont des choses régulièrement rappelées par le Portugal, en particulier dans ses relations avec les partenaires européens.
En résumé, je mettrais en exergue le lien viscéral à l’Europe malgré la montée des extrémistes, malgré le sentiment que l’Europe pouvait se diviser en clans pendant les grosses crises. Plus que par simple intérêt, le Portugal a une vraie volonté européenne, et l’Europe le lui rend bien. Le traité de Lisbonne permet en effet d’associer le nom de la capitale portugaise à un accomplissement au niveau européen. Je dirais enfin que le pays a connu un développement incroyable au cours des dix dernières années, aux niveaux touristique, sportif et scientifique. Il y a donc ce sentiment que le Portugal n’est jamais trop loin derrière, et cela confirme peut-être qu’on a toujours besoin d’un plus petit que soi.
LT : Vous venez d’évoquer des pays d’Europe centrale dont l’Etat de droit, particulièrement, a été très éprouvé. En tant qu’ancienne dictature conservatrice sous Salazar, comment le Portugal compte-t-il, durant la présidence, défendre les « valeurs européennes » ?
HS-R : La révolution des Œillets qui a entraîné la chute de Salazar a beau avoir plus de 40 ans (elle a eu lieu en 1974, ndlr), tout le monde est encore très marqué par cette période. Il existe encore de très nombreux témoins directs de cette période : mon père avait 31 ans lors de la révolution des Œillets, j’en avais 8. Je me rappelle très bien du jour où la télévision française a annoncé la révolution au Portugal. La dictature était très impérialiste et nationaliste, dans un dessein de contrôle du peuple. La révolution a balayé un certain nombre de choses, mais pas tout, et cela prend du temps. Pendant des années, il ne faisait pas bon d’exhiber un drapeau portugais par patriotisme. Aujourd’hui, les gens se réapproprient tout cela et font la différence entre nationalisme et patriotisme.
J’explique en partie la montée de la droite extrémiste par une espèce de nostalgie du Salazarisme et de l’empire portugais (alors que celui-ci est mis à mal dès la fin du XIXème siècle). La société se défait peu à peu des aspects de la dictature. Vous évoquez dans votre question la notion de « valeurs » européennes. A l’instar de Raphaël Glucksmann, je trouve le terme « valeur » peu adéquat et je préfère celui de « principe ». Le Portugal est fondamentalement d’accord avec les principes européens, en particulier la solidarité, ce qui est antinomique encore une fois avec l’idéologie de l’extrême-droite et la politique isolationniste de Salazar, connue sous le slogan de « orgueilleusement seuls ». Aujourd’hui, le pays est fondamentalement solidaire, cela s’est vu pendant la crise des migrants et également pendant la crise économique. Les prises de position de la Hongrie et de la Pologne, mais également de certains pays dits « frugaux » du Nord de l’Europe, ont donc choqué beaucoup de citoyens au Portugal.
LT : Vous parlez de la montée de l’extrémisme. Il faut ainsi évoquer la création en 2019 du parti d’extrême-droite « Chega » (« Ça suffit »), ouvertement eurosceptique. Pensez-vous que la formation menée par André Ventura peut exercer une influence sur la politique européenne du Portugal dans les prochaines années ?
HS-R : Je n’y crois pas du tout. La création de « Chega » est assez logique à l’époque actuelle, mélange d’omniprésence des réseaux sociaux et de crise économique. Une minorité de gens qui se sentent « mis à l’écart » se forme et devient plus visible. André Ventura arrive avec les caractéristiques nécessaires pour agglutiner et rendre visible un petit noyau et je ne veux pas, ni ne pense qu’il faut lui donner plus d’importance. Il faut néanmoins répondre aux questions que ces gens-là se posent, car il s’agit de vraies questions auxquelles « Chega » donne de fausses réponses. Il faut les combattre sur le terrain des idées, en brandissant une nouvelle fois le principe de solidarité et de non-différenciation entre Portugais et étrangers.
André Ventura est jeune, professeur d’université et se sert de sa popularité à la télévision, tout comme le président conservateur Marcelo Rebelo de Sousa d’ailleurs (Ventura a été candidat à l’élection présidentielle du 24 janvier, ndlr). Tout cela lui a permis de rentrer à l’Assemblée nationale en 2019. Cette légitimation de l’extrême-droite montre aussi que la société portugaise est capable de se positionner par rapport à celle-ci et se demande s’il faut conserver un mur entre la droite et l’extrême-droite. En ce sens, le PSD (le parti social-démocrate, de centre-droit, ndlr) a fait quelque chose de dramatique en s’alliant avec « Chega » aux Açores. On a bien vu en France qu’il existait des vases communicants entre la droite conservatrice et l’extrême-droite.
En somme, le positionnement des partis politiques ne va pas remettre en cause l’intégration européenne du Portugal. Même le parti communiste portugais et le « Bloc de Gauche » ne pourront pas forcer le pays à sortir de l’UE. Ils peuvent éventuellement influer sur certaines décisions de politique européenne. Le risque, pour eux, est d’être associés aux positions de la droite extrême. Ce qui m’inquiète plus en ce sens, c’est le changement dans l’équilibre gauche-droite, moteur du consensus européen au Portugal.
LT : Dimanche 24 janvier a eu lieu le scrutin présidentiel dont vous venez de parler. Quelle est son influence sur la présidence semestrielle du Portugal du Conseil de l’UE ?
HS-R : Cette élection n’a aucune chance d’influer sur le déroulé de la présidence portugaise de l’UE. Cela aurait pu avoir plus de conséquences si Rebelo de Sousa avait joué la surenchère pendant la campagne électorale, ce qui aurait mis à mal de premier ministre issu d’un bord politique opposé, et le pays tout entier. Le Président portugais est surtout puissant sur le plan interne et aura donc une nouvelle occasion de vivre les prochaines échéances municipales et législatives. Le vrai enjeu de ce scrutin est le résultat des autres candidats, et notamment d’Ana Gomes, arrivée deuxième et qui n’a pas été soutenue par le Parti Socialiste, et d’André Ventura, arrivé finalement troisième.
LT : Revenons à la présidence du Conseil en tant que tel. Le grand débat européen actuel concerne l’accord post-Brexit entre l’Union européenne et le Royaume-Uni. Au regard de la relation très forte et multiséculaire entre ce pays et le Portugal, quelle est la stratégie de Lisbonne concernant le Brexit ?
HS-R : Au début de son Histoire, le Portugal était intrinsèquement tourné vers l’Europe. Il l’a été pendant des siècles. Puis, avec l’âge des grandes découvertes, il est devenu plus « atlantiste », ce qui a induit des alliances telles que celle, ancienne mais toujours déséquilibrée, avec le Royaume-Uni. Après le Brexit, on comprend que le Portugal dans l’UE a désormais une marge de manœuvre plus importante envers les Britanniques.
Les paradigmes de cette relation ont changé au cours des dernières décennies et malgré la différence de poids économique et politique, le Portugal est désormais dans une position plus confortable pour négocier. Cela tient aussi au fait que le Brexit se prépare depuis des années et que maintenant, il n’y a pas d’autre choix que de l’appliquer. Au sein de cette relation, Lisbonne a donc plus à gagner à renforcer le lien qu’elle a tissé avec l’Europe, plutôt qu’à filer à l’anglaise tel que le suggéreraient certains partis extrêmes.
LT : Dernière question sur les relations franco-portugaises. L’Association Française du Conseil des Communes et des Régions d’Europe a mis en place récemment un groupe de travail sur les relations entre la France et le Portugal, et dont vous serez l’animateur. Quel est l’objectif de ce groupe de travail et quels sont les principaux enjeux de cette relation bilatérale actuellement ?
HS-R : Je pense que la création de ce groupe est une bonne nouvelle, bien qu’il faille rester humble. Le Portugal a connu ces dernières années un développement à l’international et cela se voit tout particulièrement dans ses relations avec la France. La décision commune de faire une saison culturelle croisée en 2022 est une preuve supplémentaire de ce lien fort. Il faut dire qu’entre deux pays, il ne faut pas une simple amitié : il faut surtout des preuves de cette amitié, comme celles qu’on voit s’accroître depuis quelques années entre Paris et Lisbonne.
La présence du Portugal en France est conséquente : on parle de 2,5 millions de Français d’origine portugaise et le nombre de Portugais a augmenté encore pendant la crise, mais aussi de 700 associations et de 45000 PME tenues par les dirigeants d’origine portugaise. En tant que président d’ACTIVA, une association rassemblant des élus français intéressés par les liens entre France et Portugal, je tiens également à souligner la coopération entre villes : plus de 250 communes entretiennent des traités de coopération et de jumelage. Même si la moitié de ces traités sont insuffisamment inactifs, ils constituent néanmoins une base de coopération qui a tendance à se réactiver ces dernières années.
Malgré cette présence réelle et tangible, le modèle français d’intégration souffre de nombreuses faiblesses, notamment sur l’apprentissage de la langue portugaise, pourtant de dimension internationale. Moins de 50000 personnes apprennent actuellement le portugais, contre 300000 pour l’italien, 800000 pour l’allemand, 2,5 millions pour l’espagnol et 6,5 millions pour l’anglais. Dans le même temps, plus de 150000 Portugais apprennent le français. La France n’a donc pas appuyé son apprentissage, mais le Portugal et la communauté franco-portugaise n’ont pas non plus été suffisamment actifs.
J’insiste sur les faits concrets pour montrer aussi la méconnaissance de la classe politique française à l’égard du monde portugais et lusophone, qu’il s’agisse d’oublier de mentionner le portugais en parlant d’apprentissage des langues des pays voisins, ou encore de confondre Lisbonne et Madrid lors d’un voyage officiel à Porto, voire d’oublier la frontière que la Guyane française a avec le Brésil. C’est une situation regrettable et totalement illogique qui ne peut plus durer. Par conséquent, la décision de l’AFCCRE de créer ce groupe de travail franco-portugais place ces relations bilatérales au niveau qu’elles méritent. La coopération par les villes est fondamentale et doit servir de modèle pour la construction européenne. C’est également le credo de la maire de Paris, Anne Hidalgo, qu’il l’a défendu en visite à Bruxelles le 25 janvier dernier.
J’attends maintenant que le président Rebelo de Sousa fasse une visite officielle en France, lui qui est déjà venu à l’Hôtel de ville de Paris à la rencontre de la communauté franco-portugaise. J’attends également du président Macron qu’il fasse la même chose au Portugal. Cela ferait passer les relations bilatérales à un autre niveau.
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