Fédéralisme

La saga des fédéralistes européens pendant et après la dernière guerre mondiale (IIIa)

Episode 3 : de Zurich à Montreux (1946-1947)

, par Jean-Pierre Gouzy

La saga des fédéralistes européens pendant et après la dernière guerre mondiale (IIIa)

Dès la fin de la guerre, Churchill lançait son appel : « Européens, il faut faire les États-Unis d’Europe ! ». Les années qui suivirent donnèrent l’occasion aux fédéralistes de se structurer et de créer les structures nécessaires pour mener le combat en faveur d’une Europe fédérale. Le troisième épisode de la saga présente les premières réunions fédéralistes et leur rôle dans la construction européenne.

Avec quelle force, en effet, l’homme qui avait incarné la volonté britannique de ne pas céder à l’entreprise hitlérienne pendant la deuxième guerre mondiale, ne disait-il pas presque prophétiquement, en observant la scène désolée de l’Europe : « Parmi les vainqueurs, une Babel de voix confuses. Parmi les vaincus, le morne silence du désespoir. C’est à quoi en sont arrivés les Européens groupés en tant de Nations et d’États [...]. Et pourtant, il existe un remède qui, s’il était généralement et spontanément adopté par une grande majorité de peuples dans de nombreux pays, pourrait, comme par miracle, transformer entièrement la situation et rendre toute l’Europe, ou du moins la majeure partie l’Europe, aussi libre et aussi heureuse que la Suisse de nos jours [...]. Nous devons créer une sorte d’“États-Unis d’Europe” [...]. Il existe déjà un groupement naturel, nous avons notre propre Commonwealth des Nations. Ces groupements n’affaiblissent pas, mais au contraire, renforcent l’organisation du Monde [...] et pourquoi n’existerait-il pas un groupement européen qui donnerait un sens de patriotisme plus large et de citoyenneté commune aux peuples éperdus de ce puissant continent ? […] ».

« Pour que ceci puisse être accompli, il faut un acte de foi. Je vais maintenant vous dire quelque chose qui vous surprendra : le premier pas vers la reconstruction de la famille européenne doit être une association entre la France et l’Allemagne [...]. Je dois vous donner un avertissement. Le temps presse [...]. Les combats ont cessé, mais non les dangers [...]. Si nous devons constituer les États-Unis d’Europe sous quelque nom que ce soit, il faut commencer maintenant [...]. Nous devons recréer la famille européenne dans le cadre régional qui s’appellera peut-être les États-Unis d’Europe et le premier pas pratique sera un Conseil de l’Europe. Si tout d’abord, tous les États d’Europe n’acceptent pas ou ne sont pas à même de faire partie de cette Union, nous devons néanmoins continuer à rassembler ceux qui y consentent et qui le peuvent. Je vous dis donc : Debout l’Europe ! ».

Sans doute, le retentissement qu’on a prêté à cet appel n’enlève rien aux mérites de ceux qui avaient précédé Churchill. Comme nous l’avons déjà dit, dans presque tous les pays d’Europe occidentale, des initiatives avaient été prises avant la fin de la guerre dans le domaine qui nous intéresse. Certains diraient même qu’en prenant date avec éclat en septembre 1946, Churchill a influencé dès le début le mouvement pour l’unité européenne en lui donnant, nolens volens, une coloration conservatrice et unique, bien qu’il ait pris soin dans son discours de Zurich de dire que la Grande-Bretagne et le Commonwealth britannique seraient les amis et les « sponsors de la nouvelle Europe » sans être un membre des « États-unis d’Europe » au même titre que les pays du continent.

Sans doute, mais on ne peut nier en tout cas que l’appel de Zurich joua dans l’opinion le rôle d’un détonateur. Toute la presse internationale lui fit écho.

De Hertenstein à la création de MEF

Au même moment, sur les bords du Lac des Quatre-Cantons, à Hertenstein, des militants fédéralistes venus de quatorze pays européens étaient réunis à l’initiative de l’Europa Union suisse (fondée en 1934). La réunion des fédéralistes de Hertenstein s’est tenue, en effet, du 15 au 22 septembre 1946. Ses participants, souvent issus de la résistance, avaient un objectif précis : constituer un véritable mouvement.

La future Union européenne des Fédéralistes est issue de cette première rencontre. Une déclaration commune y fut adoptée, qui a notamment influencé la constitution du mouvement fédéraliste dans l’Allemagne de l’après-guerre. Les premiers statuts de l’Europa Union Deutschland, adoptés en 1949, font explicitement référence à la Déclaration de Hertenstein comme « base idéologique ». En douze points, cette déclaration dégageait les premiers fondements d’une perspective commune. Elle réclamait, en effet, une communauté européenne basée sur les principes fédéralistes. Cette communauté, considérée comme élément constitutif d’une union mondiale, devrait disposer des attributs essentiels de la souveraineté sur le plan politique, économique et militaire.

La fédération européenne imaginée à Hertenstein soulignait la nécessité des règles de droit qui devaient ordonner la vie commune. Elle préconisait une charte du citoyen d’Europe basée sur le respect de la personne humaine. D’autre part, la déclaration de Hertenstein prévoyait que la fédération européenne serait composée de sous-fédérations régionales, et qu’elle garantirait l’intégrité des communautés nationales composantes. C’est, dans la littérature européenne de l’après-deuxième guerre mondiale, la première fois que le terme « communauté européenne » fut employé à diverses reprises dans la même déclaration d’intentions. On pensait encore manifestement, à Hertenstein, à la constitution d’une Europe globale et non d’une Europe occidentale incluant l’Allemagne, séparée de l’Europe centrale et orientale par un « rideau de fer ». Les sous-fédérations régionales auraient donc respectivement groupé les pays latins, germaniques, nordiques, anglo-saxons et slaves.

D’autre part, en septembre 1946, les Nations unies, dont l’organisation avait été mise en place au début de l’année, étaient encore parées de tout leur prestige et les fédéralistes de Hertenstein ne surprenaient pas quand se référant explicitement à l’article 52 de la Charte de l’ONU, ils appelaient de leurs vœux la constitution d’une union mondiale. Quelques mois plus tard, l’UEF matérialisa ses aspirations en se donnant d’ailleurs pour devise « L’Europe une dans un monde uni ».

La rencontre de Hertenstein fut très fortement influencée par les fédéralistes néerlandais et suisses. Parmi les participants, on trouvait Henri Brugmans qui deviendra, en décembre 1946, le premier président de l’Union européenne des Fédéralistes.

 Un mois après la rencontre de Hertenstein, une autre rencontre fédéraliste fut convoquée à Luxembourg, sous l’impulsion, cette fois, des dirigeants britanniques du mouvement Federal Union qui avaient établi des contacts avec les divers groupes fédéralistes français, le jeune Movimento Federalista Europea en Italie et l’association américaine United World Federalist.

 Le rendez-vous de Luxembourg, nettement orienté vers le mondialisme puisque, outre des délégués européens, il comprenait des délégués indiens, américains et néo-zélandais, aboutit à une clarification sur le plan de l’organisation. Il fut entendu, en effet, qu’un secrétariat européen verrait le jour à Paris, en décembre 1946, et qu’il aurait pour objectif de rassembler et de coordonner l’action des mouvements favorables à l’Europe fédéraliste. Un secrétariat mondial serait de son côté fixé à New York, ayant pour mandat de promouvoir l’idée d’un gouvernement universel.

 Finalement, c’est en effet à Paris que, les 15 et 16 décembre 1946, fut officiellement constituée l’Union européenne des Fédéralistes. La réunion se tint au siège du mouvement La Fédération, 9 rue Aubert, dans le quartier de l’Opéra. Elle donna tout d’abord le sentiment d’une très grande diversité : bien qu’il s’agisse de constituer une union des fédéralistes européens, plusieurs participants continuaient à donner la priorité au fédéralisme mondial. Certains groupements représentés ne s’intéressaient qu’à la fédération de l’Europe, d’autres pensaient surtout à l’organisation d’une société fédéraliste en Europe. Les uns se référaient volontiers à la conception anglo-saxonne du fédéralisme. Les autres, à ses sources libertaires et proudhoniennes. Un tel amalgame ne pouvait pas ne pas porter en germe les divergences doctrinales et les incompréhensions politiques qui, au fil des ans, compliqueraient la vie du mouvement. La réunion, placée sous la présidence de Gaston Riou, auteur d’un livre prémonitoire paru en 1928 sous le titre Europe ma patrie, prit des décisions d’une belle humanité, en confirmant la constitution définitive de l’UEF (avec statut conforme à la législation helvétique), en localisant le siège en Suisse (Palais Wilson à Genève) ; établissant le secrétariat à Paris, et confiant la responsabilité de celui-ci à Alexandre Marc, qui devint ainsi, avec Henri Brugmans comme président, le premier secrétaire général de l’UEF. Lorsque les délégués se séparèrent dans le Paris grelottant de froid en ce mois de décembre 1946, la première espérance européenne de l’après-guerre s’était enfin cristallisée.

 Avec l’année 1947, cette espérance se précisera encore. Le 4 mars, le gouvernement français avait conclu un traité d’alliance avec la Grande-Bretagne, dans le but plus ou moins avoué d’éviter la renaissance d’un éventuel « danger allemand », mais cette attitude se modifiera rapidement au cours des mois qui suivirent, lorsque les uns après les autres, les pays européens contrôlés par l’armée soviétique durent, de gré ou de force, se soumettre à des gouvernements dominés par des partis communistes ou pseudo-socialistes, à la botte de Joseph Staline, tandis que l’Organisation des Nations unies, tiraillée entre les influences contradictoires du Kremlin et de la Maison Blanche, loin d’aller dans le sens d’un gouvernement mondial, donnait ses premiers signes d’impuissance.

 Le tournant décisif fut pris à Harvard, le 5 juin 1947, avec le discours retentissant que prononça le général Marshall, secrétaire d’État américain, quand il offrit à l’Europe entière au nom des États-Unis, une « aide économique sans précédent », une aide gratuite et décisive pour empêcher l’Europe de « s’exposer à une dislocation économique, sociale et politique ».

Le 15 juillet 1947, seize pays européens de l’Ouest acceptèrent le principe de cette aide américaine, et pour répartir en quatre ans plus de douze milliards de dollars de dons, ils décidèrent de créer un comité de coopération économique qui vit effectivement le jour le 16 avril 1948, sous le nom d’Organisation européenne de coopération économique (OECE, devenue l’OCDE à partir de 1960).

L’URSS de Staline refusa l’offre américaine. Mieux encore, elle décida d’opposer à ce qu’elle qualifiait « d’impérialisme économique », une mainmise plus complète et plus rapide de ses partisans sur les pays de l’Europe de l’Est. En septembre 1947, elle suscita, en effet, la création du Kominform, sorte de nouveau Kominterm à l’échelle de l’Europe de l’après deuxième guerre mondiale. Le choix que les Européens eurent à faire en ces circonstances marqua le début de la grande rupture européenne Dans le cadre de coopération économique créé par le plan Marshall, les forces favorables à l’unité de l’Europe libre et à la démocratie allaient rapidement prendre leur essor en s’adressant aux différents secteurs de l’opinion publique.

Pour lire l’épisode précédant : De la guerre à l’après-guerre (2e partie)

Pour lire l’épisode suivant : De Zurich à Montreux (1946-1947) (2e partie)

Illustration : La délégation italienne lors du 1er Congrès de l’UEF à Montreux, en Suisse en 1947, dont Gustavo Malan, Guglielmo Usellini, Ernesto Rossi, Altiero Spinelli et Alberto Cabella.

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