La Pologne : résister pour exister

, par Samuel Touron

La Pologne : résister pour exister
(Source : Pixabay)

« Quand j’écoute trop Wagner j’ai envie d’envahir la Pologne » déclare Larry Lipton à son épouse pour se justifier d’avoir quitté une représentation du célèbre compositeur bien avant la fin, dans le film de Woody Allen, Meurtre à Manhattan, sorti en 1993. Cette réplique culte témoigne de l’importance, dans l’imaginaire collectif, de la perception de la Pologne comme un État sans cesse menacé par ses voisins, ici allemand, mais aussi russe et soviétique ou encore turc et mongol. L’histoire de la Pologne, d’une grande richesse, est celle de périodes de prospérité et de gloire suivies de périodes de disparition et de déshérence. Toujours, dans son histoire, la Pologne - du fait de son emplacement et de l’évolution historique et géopolitique de l’Europe - a eu à résister pour exister. Ce qui justifie aujourd’hui grandement sa difficulté à se penser hors du cadre national dans une Union européenne à la croisée de chemins entre fédéralisme et simple union économique.

Le drame de la Pologne se résume à sa géographie et à l’évolution géopolitique de ses voisins. Située au cœur de l’Europe, dans la plaine d’Europe du nord sans barrière naturelle difficilement franchissable et entourée de voisins puissants et conquérants, l’existence même de la Pologne relève du quasi-miracle. Ayant regagné une souveraineté qu’elle avait perdue dès 1939 et l’invasion allemande, la Pologne de par un esprit de résistance affirmé et une culture rayonnante est parvenue à redevenir totalement indépendante, le 13 septembre 1989. Il en résulte un attachement tout particulier de la Pologne à sa souveraineté, à son indépendance, à sa culture et à son identité nationale.

La religion catholique : premier facteur de résistance

L’histoire polonaise ressemble beaucoup, à ses origines, à l’histoire de France. Comme Clovis, premier roi des Francs et fondateur du-dit royaume, c’est la conversion au christianisme de Mieszko Ier, duc des Polanes, puis le couronnement de son fils, Boleslas, premier roi de Pologne, qui fonda la légitimité de la dynastie à gouverner un royaume et les populations qui y vivaient. Si le royaume de France était la fille aînée de l’Eglise, le royaume de Pologne en était également l’un des plus précieux gardiens, qualifié par l’Eglise de “rempart du catholicisme” . La foi catholique joue, en Pologne, un rôle premier dans l’identité nationale. C’est la mobilisation de cette même identité catholique née à la fin du VIIe siècle qui permit à la Pologne de fédérer ses forces face au communisme soviétique imposé depuis la fin de l’occupation nazie. L’élection d’un pape polonais, Jean-Paul II en 1978, changea la donne pour la Pologne car la culture religieuse et l’identité nationale, dont le catholicisme est grandement constitutif, créèrent un véritable porte-voix pour faire entendre les demandes de la société civile organisée. Se proclamant « porte-parole de l’Église du silence » au nom de tous ceux, qui dans les régimes vivant de l’autre côté du rideau de fer, ne peuvent pratiquer librement leur foi. La première visite officielle de Jean-Paul II hors du Vatican se fit, comme un symbole, en Pologne.

L’esprit de résistance polonais s’incarne dans la religion catholique, c’est l’Eglise qui organise la société civile polonaise face au communisme soviétique et c’est cette culture catholique qui tourne le regard de l’Occident, par la voix de Jean-Paul II, vers la Pologne. Très tôt, l’opinion occidentale se prend de sympathie pour ce peuple polonais qui, plus tôt qu’aucun autre, se dresse courageusement face à l’oppression soviétique. La naissance et la survie de Solidarność, dans un régime qui ne tolère aucun syndicat indépendant, ouvre une brèche dans le rideau de fer, cette brèche, c’est en grande partie l’identité polonaise, très pieuse, qui l’ouvre. Lech Wałęsa, son fondateur, devient le premier président de la IIIe République de Pologne, c’est d’ailleurs en partie son rigorisme religieux qui lui coûte la réélection à la présidence en 1995.

Une histoire glorieuse dont la mémoire est vivante

Au contraire de la Tchéquie et de la Slovaquie ainsi que d’autres de ses voisins, la Pologne a déjà été une grande puissance européenne. À partir du XVIe-XVIIe siècle, le royaume atteint son apogée. L’union entre la Pologne et la Lituanie au sein de la Rzeczpospolita (République des Deux-Nations) - modèle original et avant-gardiste de démocratie parlementaire dans lequel la noblesse (environ 15% de la population) dispose du droit de vote - crée un État qui s’étend de la Baltique à la mer Noire jusqu’aux portes de Moscou. En avance sur les Lumières, la période de la Rzeczpospolita est un âge d’or pour la culture polonaise qui irradie l’Europe centrale et inspire l’Ouest. La tolérance religieuse y est la norme, les protestants tchèques, notamment, y sont secourus et laissés libres. En 1683, les “hussards ailés” polonais sauvent Vienne de la chute et de l’Empire Ottoman ainsi que, sans doute, une bonne partie de l’Europe de l’Ouest. En 1773, la Pologne est le premier État au monde à se doter d’un ministère de l’Éducation nationale. Vingt-ans plus tard, l’État se dote d’une Constitution. Il s’agit alors du premier texte constitutionnel de l’histoire européenne.

Quelques années plus tard, « la République » est découpée par les puissances voisines : la Prusse, l’Autriche et la Russie. La Première République de Pologne (bien qu’ayant un monarque à sa tête) tombe. Forte de cette histoire prestigieuse dont la mémoire est encore battante, la Pologne résista pour renaître. En 1791, la Pologne dont la révolution, moins violente qu’en France, visait à sauver l’indépendance fut, comme dans le cas français, victime des troupes coalisées voisines qui ne pouvaient laisser permettre une telle expérience de liberté et d’égalité naître sur leurs frontières. Malheureusement, si la France s’est imposée à Valmy sauvant sa révolution et ses acquis, la Pologne elle, fut vaincue et rayée de la carte en 1795. Hormis la période napoléonienne où l’Empereur, accueilli en libérateur, fait renaître un Duché de Varsovie indépendant, la Pologne n’existe plus jusqu’en 1918.

Les insurrections se succèdent et jamais la Pologne n’abandonne son rêve d’indépendance. De novembre 1830 à septembre 1831, les insurgés polonais guidés par des nobles militaires polonais se soulèvent face à l’occupant russe. Malgré une lutte héroïque, la défaite d’Ostrolenka face aux armées tsaristes réduit à néant le sacrifice de dizaines de milliers de polonais luttant pour la liberté. Près de 100.000 Polonais sont déportés vers la Sibérie, le pays passe sous loi martiale, la répression est terrible. Ce sont les débuts des grandes vagues d’émigrations polonaises vers l’Europe de l’Ouest - principalement la France - et vers les États-Unis. En 1848, en plein Printemps des peuples, la Pologne se soulève à nouveau, sans succès. Quelques années plus tard, en 1863, nouvelle insurrection, plus de 200.000 Polonais, guidés par le marquis Wielopolski, entrent dans la lutte armée. C’est bientôt tout le peuple polonais, lors des obsèques de Józef Sowiński, héros de l’insurrection de 1830, qui entre en insurrection. Une véritable guérilla se met en place, plus de 1.300 combats ont lieu à travers le territoire de l’ancienne Rzeczpospolita mais les forces tsaristes, trop nombreuses, s’imposent.

En dépit du ralliement au cri patriotique « Ojczyznę wolną racz nam wrócić Panie » (« Seigneur ! Daigne nous rendre une Patrie libre ») l’issue de cette dernière insurrection est terrible pour la Pologne, la répression, plus féroce que jamais. Les leaders de l’insurrections sont pendus sur les remparts de la citadelle de Varsovie, des milliers de civils sont mitraillés lors des manifestations contre la domination russe, plus de 700 insurgés sont pendus sur le bord des routes ou dans les villes, à la vue de tous, pour bien signifier l’intransigeance du pouvoir tsariste. Environ 40.000 Polonais sont envoyés au bagne en Sibérie. La noblesse polonaise est éliminée, leurs terres sont données à la noblesse russe. Les villes perdent leurs avantages fiscaux, notamment pour le commerce, entraînant leur ruine tandis que les monastères et les couvents, favorables à l’insurrection, sont fermés. L’émigration polonaise devient de plus en plus massive, mais jamais l’espoir de retrouver la liberté ne se meurt.

La liberté retrouvée et la lutte face à l’URSS et l’Allemagne nazie

À la suite du petit traité de Versailles, version du traité consacrée à la question polonaise, le pays retrouve son indépendance en juin 1919. D’emblée, la Russie bolchévique déclare la guerre à la Pologne. Entre 1919 et 1921, la guerre soviéto-polonaise est une lutte à mort pour la survie de la deuxième république polonaise. Cette guerre, d’une grande violence, fait entre 50.000 et 100.000 victimes côté polonais et environ le même nombre côté russe. Józef Piłsudski, père de l’indépendance polonaise, remporte une victoire écrasante sur la Russie bolchévique mais négocie mal la paix de Riga. La Pologne s’étend alors sur un territoire moins vaste que celui qu’elle possédait à la fin des hostilités. Elle possède néanmoins Vilnius et Lviv ainsi qu’une partie de l’Ukraine et du Bélarus.

En 1939, le pacte germano-soviétique et l’invasion conjointe des allemands et des soviétiques ne laisse aucune chance à la Pologne. Prise en étau, abandonnée par la France et le Royaume-Uni qui aident peu la Pologne matériellement, en infériorité numérique et matérielle, le pays est écrasé en moins d’un mois. L’image d’une Pologne soumise et non-résistante doit cependant être fortement nuancée car le pays connaît non pas une mais deux occupations. Dans la partie soviétique, environ 500.000 Polonais, issus de l’élite intellectuelle et économique sont déportés vers les goulags sibériens et arctiques. Il faut briser toute volonté d’autonomie ou d’indépendance et donc toute résistance potentielle. Depuis, 1937, en URSS, le NKVD via l’ordre 00485 prévoit l’exécution de 110.000 Polonais et la déportation de 200.000 autres au goulag. Le simple fait de porter un nom polonais peut conduire à la mort. À Katyń, en avril et mai 1940, près de 5.000 officiers polonais sont exécutés, leurs familles sont déportées. Au total, on estime à 150.000, le nombre de Polonais exécutés par le NKVD et à 1,8 millions le nombre de personnes ayant été déportées et/ou réprimées. Dans la partie allemande, la même politique est mise en place, les élites polonaises sont systématiquement éliminées. Considérés comme « esclaves » car slaves, deux millions de Polonais sont réduits au travail forcé au service du Reich. En quatre ans, 20% de la population polonaise vivant côté allemand disparaît.

Malgré cette annexion d’une violence extrême, beaucoup de Polonais firent le choix de la résistance. Dès 1939, le gouvernement polonais en exil d’abord à Angers, puis à Londres, organise la résistance intérieure. Il en va de la survie du peuple polonais, cible, de deux campagnes d’extermination simultanées. L’Armia Krajowa crée un véritable État clandestin avec ses ministères au cœur même de la Pologne. L’insurrection de Varsovie menée par la résistance n’est vaincue qu’au prix d’énormes sacrifices allemands : la ville est rasée à 85% et 200.000 insurgés sont tués. L’Armée rouge n’apporte volontairement aucune aide, attendant pour agir, que les Allemands aient éliminé un maximum de Polonais. L’Armée Polonaise de l’Ouest est la deuxième armée alliée la plus nombreuse, devant la France libre, jusqu’à l’entrée en guerre américaine et soviétique. Ils débarquent en Sicile et prennent l’abbaye du Monte Cassino, ouvrant la voie vers Rome aux alliés. Elle aide la résistance française avec l’organisation polonaise de lutte pour l’indépendance (POWN) qui comprend plus de 4.000 hommes et femmes. Elle participe au débarquement allié en Normandie et reprend la ville néerlandaise d’Arnhem ouvrant cette fois-ci la route de l’Allemagne. Sans la résistance polonaise, le déchiffrage d’Enigma, la machine de cryptage des communications allemandes, n’aurait peut-être jamais eu lieu. Le déchiffrage du code permit de comprendre les consignes militaires allemandes interceptées, rendant possible la victoire finale.

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Pologne est logiquement dans le camp des vainqueurs. L’effort de guerre polonais, dès les premières heures du conflit, est total, le sacrifice consenti immense. Pourtant, à Yalta, la Pologne n’est pas dans le camp des vainqueurs, lors des négociations du partage de l’Europe, elle est laissée sous influence soviétique. Pour beaucoup de Polonais, cet abandon est une trahison. Pire, l’armée polonaise de l’Ouest n’est pas invitée au défilé de la victoire, à Londres, le 8 juin 1946.

Humiliée, abandonnée par l’Occident, ayant perdu une grande partie de son territoire intégré à l’URSS, la Pologne continue de résister. Dès 1956, à Poznan, des centaines de milliers de manifestants demandent un « socialisme à visage humain ». En 1968, Ryszard Siwiec, un enseignant en philosophie, s’immole à Varsovie au Stadion Dziesięciolecia devant 100.000 personnes, en soutien au printemps de Prague. En 1970, à Poznan et à Gdansk, d’importantes grèves ouvrières éclatent. En 1979, le pape Jean-Paul II visite la Pologne donnant un souffle nouveau à la résistance. Combinée à la naissance de Solidarność, l’action de la religion et le tremblement de terre psychologique qu’entraîne l’élection d’un pape polonais venant du bloc de l’Est pour l’URSS et les Polonais font pencher la balance. Le 1er janvier 1990, la troisième république de Pologne est née.

La mémoire difficile des traumatismes du passé

Difficile, la mémoire polonaise l’est assurément. Son histoire récente, d’une grande violence a laissé des traces sur l’unité nationale et sur le comportement des élites polonaises. La Pologne se vit comme une île dans une mer d’ennemis potentiels. La trahison de Yalta a laissé des traces terribles dans le rapport de la Pologne à l’Ouest. De cette trahison et de la méfiance très forte à l’égard de l’Allemagne, résulte sans doute la difficulté de l’Union à imposer ses valeurs - et donc son soft power - à une Pologne blessée par l’Histoire.

Si la Pologne n’a pas connu aux lendemains de la chute du communisme, d’ambiance de vengeance, de revanche, ou pire encore, d’épuration de masse ; l’arrivé au pouvoir de Droit et Justice (PiS) a entraîné une intensification des actions contre l’ancienne élite communiste, pouvant briser l’unité nationale polonaise, tournée jusqu’alors vers l’intégration européenne. L’adoption de nouvelles valeurs post-nationales est difficile pour la Pologne au regard de son histoire récente. La fin du communisme a permis de renouer avec « les valeurs qui ont forgé l’âme de la nation » [1]. Elle s’est accompagnée d’un véritable élan vers l’Europe et comme le dit l’historienne Véronique Soulé cela impliquait de : se réapproprier son histoire, les dates et les hauts-faits de sa nation, pour rappeler au monde et à soi-même ses authentiques racines européennes » [2].

Or, les conservateurs polonais en poussant cette réappriopriation à l’extrême, risquent de compromettre l’unité nationale polonaise autour de valeurs et de combats déjà reconnus par les Polonais eux-mêmes et par les autres européens. L’Occident a d’ailleurs été très sensible à la lutte polonaise contre le communisme soviétique, plus qu’elle ne l’a été pour n’importe quel autre pays. Comme un symbole, c’est sur l’esplanade Solidarność 1980 que se trouve le siège du Parlement européen à Bruxelles. Alors, que les conservateurs ne s’y trompent pas, réveiller les fantômes et les blessures du passé n’entraînera que l’isolement et la sortie de l’Histoire d’une Pologne à nouveau vulnérable. La Pologne est européenne, l’Europe le sait, les Polonais aussi, que les gouvernants polonais également, en prennent conscience. Après des siècles de combats, la Pologne, à nouveau indépendante, compte bien rester dans l’UE et dans l’Histoire, son existence et son avenir en dépendent et le peuple polonais, résistant, saura toujours se battre pour que la Pologne continue d’exister.

Mots-clés
Notes

[1Véronique Soulé, “Nouveaux rituels, nouveaux symboles, Communications, 55, 1992, p.11-22

[2ibidem

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