La Directive détachement : la bonne bataille au mauvais moment

, par Alice Stradi

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La Directive détachement : la bonne bataille au mauvais moment

Emmanuel Macron a annoncé son objectif de réformer la Directive 96/71/CE sur les travailleurs détachés. Si, en principe, il s’agit d’une bataille légitime, le contexte politique actuel n’est probablement pas le meilleur pour la mener.

Qu’est-ce qu’un maçon polonais et une ingénieure française (appelons les Jan et Marianne), tous les deux travaillant à l’étranger, ont en commun ? S’ils travaillent dans un pays étranger pour une entreprise établie dans leur pays de résidence, ils sont probablement tous les deux des travailleurs détachés ; cela signifie qu’ils bénéficient de la liberté de circulation accordée aux prestataires de services et travailleurs par les traités européens, dans le but de gagner leur vie dans un autre pays de l’UE.

La Commission européenne, en 2016, a proposé une réforme de la Directive 96/71/CE sur les travailleurs détachés, sur laquelle le Parlement européen travaille actuellement. Si la majorité des citoyens européens n’en a jamais entendu parler, cela est probablement dû au fait que le détachement ne concerne que 1% de l’ensemble des travailleurs de l’Union européenne, selon les données les plus récentes fournies par le Parlement européen. Malgré le faible nombre de personnes directement visées par cette directive, le sujet a soulevé un débat très vif dans les institutions européennes, notamment parce qu’il a permis d’ouvrir la boîte de Pandore des contradictions politiques de l’UE.

Il existe, tout d’abord, une différence entre un travailleur détaché et un citoyen européen qui travaille dans un pays de l’UE dont il ou elle n’a pas la nationalité. La Directive 96/71/CE ne concerne que la première catégorie de personnes, et, selon la Commission européenne, sa réforme devrait désormais inclure le principe « à travail égal, salaire égal sur le même lieu de travail ». Alors que les pays de l’Europe occidentale, et notamment la France, sont favorables à la proposition, les pays orientaux craignent que ce type de réforme ne leur fasse perdre l’avantage compétitif qu’ils ont sur les salaires (que les détracteurs du travail détaché qualifient de « dumping social »). Cette divergence dérive du fait que les travailleurs détachés ne sont soumis qu’aux minima sociaux du pays d’accueil, tandis que les travailleurs nationaux doivent tenir compte d’un plus grand nombre de paramètres.

Pour revenir à l’exemple du travailleur polonais, Jan, imaginons qu’il soit un maçon qualifié envoyé en France par l’entreprise polonaise pour laquelle il travaille. En application de la Directive de 1996, son employeur devra respecter les minima sociaux prévus par le Code du travail français, ce qui inclut le salaire minimum, autrement dit le SMIC. En travaillant à temps plein, le salaire net mensuel de Jan sera d’environ 1150 euros, c’est-à-dire le minimum prévu par la loi française. Or, le salaire moyen net d’un maçon qualifié en France est de 1800 euros mensuels. À cela s’ajoute le fait que, puisque Jan est un travailleur détaché, les cotisations patronales versées par son employeur seront payées en Pologne, son pays de résidence, où elles sont fixées à 22,67%, tandis qu’en France elles pourraient atteindre 49% du salaire du travailleur. La prestation de Jan sera donc beaucoup moins chère que celle qui pourrait être effectuée par un travailleur tout autant qualifié que lui dans le même pays ; si, au contraire, Jan travaillait pour une entreprise française établie en France, il ne serait pas qualifié de travailleur détaché et son salaire serait le même que celui d’un collègue français embauché par la même boîte.

La proposition de la Commission, de ce point de vue, est juste : en France, Jan et un travailleur français devraient avoir le même salaire et respecter les mêmes règles, indépendamment du fait qu’ils soient travailleurs détachés ou pas. Lorsqu’il s’agit de la Directive 96/71/CE, néanmoins, le problème n’est pas le contenu de la réforme, mais les conséquences qu’elle entraînerait, puisqu’elle comporterait une réduction drastique du nombre des travailleurs détachés, sans pour autant proposer une alternative viable pour ceux qui bénéficient de ce statut.

Depuis 1996, mais plus particulièrement depuis l’élargissement à l’Est de 2004, la possibilité de détacher des travailleurs des pays les plus pauvres aux plus riches a eu pour effet une redistribution de la richesse au sein de l’Union, sans pour autant affecter négativement le taux d’emploi des pays les plus riches. En France, par exemple, il y a 6,35 millions de chômeurs (9,5% des 66,9 millions d’habitants du pays). Si les 177 674 travailleurs détachés en France étaient renvoyés chez eux, l’impact sur le taux de chômage ne serait donc pas significatif, notamment si l’on considère que les chômeurs français ne sont pas forcément qualifiés pour ou attirés par les emplois occupés par les travailleurs détachés européens, et cela sans tenir compte des conséquences pour les 139 040 Français détachés à l’étranger, qui pourraient eux aussi perdre leur emploi.

La pratique du détachement a aussi partiellement remplacé la politique fiscale européenne, actuellement inexistante, qui aurait permis une redistribution de la richesse au sein de l’UE. Si une telle politique existait, les pays les plus pauvres de l’Union pourraient probablement booster leur économies et rattraper les plus riches, en créant les conditions factuelles pour la mise en place d’un Code du travail européen, qui, contrairement à une Directive détachement réformée, serait un outil efficace pour éradiquer les inégalités qui persistent entre les citoyens européens.

En ajoutant à cela le fait que, dans l’Union européenne, les travailleurs détachés sont les seuls travailleurs vraiment mobiles et qu’ils sont si peu nombreux, les institutions européennes devraient encourager les détachements, au lieu de les rendre plus compliqués et moins avantageux. Nier que des abus existent dans le contexte actuel serait malhonnête, mais il faut souligner que la Directive de 2014 visant à lutter contre les pratiques illégales liées au détachement n’a jamais été vraiment appliquée : au lieu de soigner la maladie, on est en train de tuer le malade.

Le débat autour de la Directive de 96 ne fait qu’instrumentaliser des bonnes intentions pour cacher les problèmes structurels du marché du travail européen, tout en caressant dans le sens du poil les plus bas instincts protectionnistes de certains pays de l’Europe occidentale. Le but ultime de cette réforme semblerait être celui d’empêcher les citoyens européens de bénéficier d’une véritable mobilité du travail au sein de l’UE. Au lieu de fermer les frontières, on devrait donner à nos citoyens les instruments pour les franchir plus facilement, en créant un fonds de retraite européen, un véritable système de sécurité sociale européen et, plus important encore, une politique fiscale commune ; au contraire, on préfère mener une guerre pitoyable contre des personnes qui aspirent à plus de liberté et à de meilleures conditions de vie. Espérons que Spinelli et Schuman, depuis leur tombes, ne nous entendent pas.

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