L’invention du problème turc

, par Paul Brachet

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L'invention du problème turc
Pont des Martyrs du 15-Juillet, ancien Premier Pont du Bosphore (Boğaziçi Köprüsü), faisant le lien entre Europe et Asie à Istanbul (crédit : Pixabay)

Pourquoi la Turquie ne peut-elle toujours pas devenir le 28ème Etat membre de l’Union européenne ? Indéniablement parce que le gouvernement turc n’a plus pour objectif d’atteindre “l’idéal” de la démocratie libérale occidentale et que son président, Recep Tayyip Erdoğan, conduit une politique autoritaire en concentrant des pouvoirs de plus en plus importants. Mais, une Turquie qui serait “redevenue” démocratique aurait-elle une quelconque chance d’être acceptée dans la famille européenne ? Rien n’est moins sûr ! Les Européens font face à une réticence irrécusable à considérer la Turquie comme un candidat à l’adhésion à part entière. Partons à l’assaut de l’un des plus grands tabous de la sphère européenne : le « problème turc » !

Une situation actuelle (presque) parfaite pour les négociations d’adhésion

Candidate depuis 1999 -mais désireuse de devenir membre de l’Union européenne (qui se nommait alors encore Communauté Économique Européenne) depuis 1987- la Turquie s’est transformée afin de se conformer aux normes européennes. Ainsi, la République turque a initié de nombreuses réformes économiques, portant principalement sur sa politique industrielle et sa politique concurrentielle. Cette situation explique en partie que la Turquie soit déjà membre de l’union douanière de l’Union européenne, un statut exceptionnel qu’elle partage avec les 27 États membres de l’UE et les micro-états que sont Andorre, Monaco et Saint-Marin. Selon la Commission européenne, sur le plan économique, la Turquie est parfaitement aux normes et aurait déjà pu adhérer à l’UE. Seule ombre au tableau, la récente inflation turque qui aurait été très peu probable si l’Etat avait été membre de l’Union et impossible s’il appartenait à la zone euro.

D’un point de vue géopolitique, l’arrivée de la Turquie dans l’UE ne changerait pas grandement les orientations de la politique extérieure de l’Union. En effet, elle appartient, comme la majorité des États européens, à l’alliance américaine de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN). L’armée et le ministère turc des affaires étrangères sont donc habitués à travailler avec leurs partenaires européens sous le regard de plus en plus distant des Etats-Unis. Sa position géographique, qui rapprocherait indéniablement l’Union du Moyen-Orient -puisque de fait « l’Europe » aurait une frontière avec la Syrie ou l’Iran- ne changerait pas sérieusement les politiques déjà engagées par les européens avec cette région du monde. En effet, que cela soit la politique migratoire, qui vise à sous-traiter l’accueil des réfugiés aux états-tiers, le soutient à la construction d’un Etat fort en Irak ou au Liban, ou la médiation entre Israéliens et Palestiniens… tous ces enjeux sont compatibles avec l’entrée de la Turquie dans l’Union, cela pourrait justement simplifier la résolution de ces défis par la proximité de la Turquie. Il n’est bien évidemment pas question de savoir si l’entrée de la Turquie dans l’UE simplifierait ou non l’harmonisation des politiques étrangères européennes, mais seulement de savoir si les intérêts stratégiques turques entreraient en conflits directs avec les intérêts européens. Réponse : pour la majorité des intérêts des européens, la Turquie ne poserait pas de problèmes majeurs ; mieux, elle pourrait permettre une facilitation de la concrétisation des politiques européennes déjà engagées.

Erdoğan, prétexte parfait pour une Turquie hors d’Europe

Si la situation semble idéale pour l’adhésion, elle doit toutefois être relativisée. Cela à cause d’une personne, un simple nom : Recep Tayyip Erdoğan. Au pouvoir en Turquie depuis 2003, tout d’abord comme Premier Ministre d’un régime parlementaire, puis comme Président de la République d’un régime présidentielle qu’il a lui-même voulu en proposant par référendum en 2017 une nouvelle constitution faite sur mesure. En effet, depuis son arrivé au pouvoir, mais surtout depuis la tentative de coup d’Etat en 2016 visant à le destituer, Erdoğan use de ses pouvoirs pour s’accaparer encore plus de pouvoir au détriment de la séparation des pouvoirs, de la liberté de la presseet des libertés et droits fondamentaux de ses concitoyens. Ce virage autoritaire n’a bien évidemment pas été soutenu par ses partenaires européens, poussant Erdoğan dans les bras d’autres puissances autoritaires que sont la Russie et la Chine.

C’est sur ces fondements que le Parlement européen a fait vœu de geler la procédure d’adhésion de la Turquie arguant alors que la présente situation politique n’est pas admissible dans un Etat candidat à l’UE. Vœu suivi dans les faits, puisque depuis 2016, les négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne sont au « point mort ». Depuis, les signes de désamours se multiplient des deux côtés du Bosphore : des décisions très lourdes politiquement comme le retrait de la Turquie du Traité d’Istanbul garantissant la défense des droits des femmes, les expéditions en Mer Egée ou la réhabilitation du Musée Sainte-Sophie en mosquée, jusqu’au petites piques visant à froisser les européens comme le Sofagate, ou les déclarations anti-françaises d’Erdoğan.

Le « problème turc », un problème de fond

Mais essayons d’imaginer que la Turquie, du jour au lendemain, redevienne pleinement une démocratie. Essayons d’imaginer que Recep Tayyip Erdoğan calme ses ardeurs autoritaires, ou, plus probable, qu’il soit battu aux prochaines élections présidentielles par un de ses opposants démocrates [1]. Et posons-nous la question suivante : la Turquie pourrait-elle alors devenir le 28ème membre de l’Union européenne ?

Il est clair que de nombreuses difficultés seraient dressées contre elle par les membres de l’UE. Pour une seule et unique raison : les Européens veulent une Turquie en dehors des frontières de l’Union. Non pas en tant qu’une ennemie ou une rivale mais en tant que partenaire, une relation proche de celle entretenue (ou souhaitée) avec la Russie pour le dire dans d’autres termes. Mais cette vision politique est difficilement tenable pour les européens. En effet, comment vanter d’une part une Union de valeurs ouverte à tous les pays se trouvant sur le continent européen et au-delà (rappelons que le territoire chypriote ne fait pas partie géographiquement de l’Europe, tout comme le Groenland ou la Guyane), et d’autre part fermer la porte à un État étant partiellement Europe ? comme la Turquie par exemple. D’un point de vu plus fonctionnel et intéressé, comment maintenir la pression sur la Turquie pour qu’elle continue à « préserver » les frontières européennes des flux migratoires ? Comment maintenir le dialogue sur le conflit chypriote ? Comment ne pas laisser totalement au dépourvu les acteurs de la défense des droits de l’Homme en Turquie ? Comment maintenir la Turquie dans le « camp occidental » et faire pour qu’elle ne rejoignent pas définitivement l’Orient russo-chinois ? Tout simplement en préservant l’illusion d’une éventuelle adhésion à l’Union !

Les véritables sources de réticence à l’adhésion de la Turquie

Mais n’éludons pas la principale question : pourquoi les Européens sont-ils si frileux à l’idée d’une Turquie européenne ? Il y a là trois principales réponses : la population, l’identité et la vision de l’Europe par les Européens.

Tout d’abord, la population. La Turquie est peuplée de près de 86 millions d’habitants. Ce qui en ferait le deuxième pays le plus peuplé de l’Union européenne derrière l’Allemagne. Cependant, alors que les démographes prévoient une baisse de la population allemande dans les prochaines années, la population turque devrait atteindre plus de 90 millions d’habitants d’ici moins de 20 ans, la Turquie serait alors le pays le plus peuplé de l’Union, et de loin. En plus du fait que le turc serait l’une des langues les plus parlées de l’Union, cette démographie permettrait donc à une Turquie membre de l’UE de posséder un nombre conséquent de députés au Parlement européen. Ergo, la Turquie aurait une grande influence sur les politiques et orientations de l’Union. Cette possibilité explique donc en partie la réticence des différents états membres, notamment des « grands » comme l’Allemagne, la France ou l’Italie. De plus, comme il est facile de le deviner, une situation dans laquelle le premier peuple de l’Europe serait majoritairement musulman, est une vision qui n’enchante guère les forces conservatrices de l’Union.

Ensuite, l’identité. Il serait aisé pour certain de dire que l’identité turque n’est pas une identité européenne. Mais une question est avant tout à se poser : qu’est-ce que l’identité européenne ? Pour certains, l’identité européenne est avant tout définie par des racines issues du christianisme. Les Etats européens seraient donc tous liés par la religion chrétienne. Cependant, il serait trop facile de résumer l’identité européenne par le christianisme, d’autres Etats non-européens partagent cette religion (notamment en Afrique, en Amérique et en Océanie) et tous les européens ne partagent pas des racines chrétiennes, le prouvent les populations albanaise et kosovare ou les bassins de population juive présents majoritairement en Europe centrale et orientale jusqu’aux crimes des années 1940. D’autre définissent l’identité européenne par les apports des civilisations gréco-romaines. Or cela exclurait les pays nordiques et baltiques qui n’ont pas été vraiment influencés directement par ces cultures. Enfin, d’autres encore pensent l’Europe comme le territoire où les idéaux de l’Humanisme et des Lumières se sont propagés. Cela prendrait en compte, en effet, l’ensemble des peuples du territoire européen…mais ce territoire serait bien plus large que le territoire européen et engloberait des populations extra-européennes. Pour ma part j’adhère à la théorie selon laquelle l’identité européenne provient comme toute identité de l’Histoire. Cette Histoire est un chemin parcouru ensemble par un peuple, le peuple européen, qui revêt un ensemble de points communs ne pouvant se limiter aux trois approches précédemment citées [2].

Enfin, la vision de l’Europe par les Européens. Cette réponse, plus difficile à établir à première vue, est la plus décisive. En effet, l’Europe d’aujourd’hui a longtemps été vue et pensée comme un ensemble purement économique qui a ce stade pouvait se permettre de ne pas avoir de culture, de véritable politique, de démocratie et de frontières. Aujourd’hui, les choses ont changé. L’Europe est désormais vue comme un acteur politique important voire central. Elle permet à certains de s’identifier à cet ensemble et donc permet l’émergence de standards communs, et in fine l’émergence d’une culture européenne et d’une identité européenne. Ce sentiment d’appartenance permet l’avènement d’une Europe politique, démocratique et souveraine. Aujourd’hui, même les plus réticents à cette idée sont d’accord pour affirmer que cette « nouvelle Europe » doit imposer des frontières, physiques et culturelles. Inclure la Turquie à l’Union européenne ralentit, voire menacerait, les possibilités de développer une telle Europe. Non parce que la Turquie n’est absolument pas européenne, mais parce qu’elle se veut une puissance entre Europe, Afrique et Asie. Cette volonté politique, partagée par la population, qui est d’ailleurs à l’essence même de la culture turque, une culture de carrefour culturel, empêche une pleine appartenance à l’Europe en tant qu’objet politico-culturel.

Le « problème turc », un « problème européen »

Comme nous l’avons vu, le « problème turc » n’est pas essentiellement ni objectivement un problème « turc » mais « européen ». Il n’est en rien le problème de la Turquie, il a été créé de toute pièce par les Européens eux-mêmes, ceux-ci se cachant derrière les atteintes aux droits de l’Homme et à la démocratie, ou derrière la religion majoritaire d’un pays. Il est donc désormais temps pour les européens de clarifier ce qu’est l’Europe, ce qu’elle est et ce qu’elle doit être, et enfin clarifier la question de l’adhésion turque, mais pas que. En effet, la question de l’élargissement de l’Union est une question récurrente notamment pour les pays issus de l’ex-URSS comme l’Ukraine, la Géorgie voire la Russie elle-même, ou d’autres pays qui ont déjà manifesté le souhait d’adhérer à l’UE comme le Cap-Vert ou en son temps, le Maroc. À ce titre, la Conférence pour l’avenir de l’Europe sera une occasion inédite pour les citoyens de définir ce qu’ils attendent de l’Europe, et donc si le « problème turc » doit en rester un.

Notes

[1Dans les faits, Erdogan est donné perdant au second tour de l’élection présidentielle de 2023 par différents sondages, et cela quel que soit le candidat de l’opposition se qualifiant.

[2Théorie appliquée à l’Europe dans les ouvrages d’Étienne François et Thomas Serrier, Europa notre histoire, et de François Reynaert, Voyage en Europe

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