« L’intensité des liens unissant le racisme, l’antisémitisme, la misogynie et le sexisme est sous-estimée »

Interview avec la politologue Birgit Sauer

, par Marie Menke, traduit par Julie-Meriam Benjida

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« L'intensité des liens unissant le racisme, l'antisémitisme, la misogynie et le sexisme est sous-estimée »

Ces dernières années, l’Europe a été témoin à la fois d’une consolidation du populisme d’extrême droite, et du mouvement antiféministe. Ce mouvement ne s’oppose pas uniquement à l’évolution de la pensée sur le genre et la sexualité, il s’oppose également aux élites politiques, aux organisations internationales et aux migrants. Birgit Sauer, professeure à l’université de Vienne, s’intéresse aux sciences politiques et à l’étude des genres. Dans un entretien, elle explique pourquoi la violence des groupes antiféministes est sous-estimée, comment son instrumentalisation favorise le racisme et l’antisémitisme, et quel rôle joue la sphère européenne envers les acteurs concernés par ce mouvement.

Contre « les nouvelles formes de relations entre les hommes et les femmes, contre les mesures en faveur de l’égalité juridique entre les hommes et les femmes, contre l’égalité pour les membres de la communauté LGBT, […] contre les élites et contre l’autre » ; voici comment Birgit Sauer dépeint dans son article les nombreux ennemis du mouvement antiféministe. Ce mouvement ne prône pas uniquement le retour aux idées traditionalistes du genre et de la sexualité, il propage également des concepts antidémocratiques très poussés et projette une image de citoyens cramponnés à l’autorité et assujettis à la protection des populistes d’extrême droite.

Depuis 2006, Birgit Sauer est professeure au sein de l’Institut des Sciences politiques de l’Université de Vienne, spécialisée dans l’étude des genres et de la gouvernance. En tant que professeure invitée, elle a travaillé à Mayence (Allemagne), Séoul (Corée du Sud) et Boca Raton (Floride). En 2015, elle a reçu pour sa contribution envers les sciences politiques féministes le prix autrichien Käthe-Leichter, qui porte sur l’Étude féminine, l’Étude des genres et l’égalité dans le monde du travail. Ses recherches se basent entre autres sur le lien entre (anti)féminisme et populisme d’extrême droite. Son étude, citée au début de l’article, parvient à démontrer l’importance de l’Europe pour le mouvement antiféministe ; elle donne en exemple la plateforme de pétitions conservatrice et multilingue CitizenGo, qui s’est opposée, au travers de campagnes organisées, à de nombreux rapports de membres du Parlement européen concernant des sujets tels que la légalisation de l’avortement et l’éducation sexuelle inclusive

Treffpunkteuropa.de : nous remarquons actuellement en Europe une montée du mouvement antiféministe et du populisme d’extrême droite. Par quoi sont-ils liés ?

Birgit Sauer : Les partis d’extrême droite se sont pleinement approprié le mouvement antiféministe présent depuis longtemps, dirigé à l’origine par l’Église catholique. Partout dans le monde, ces partis et leurs représentants, que ce soit Jair Bolsonaro au Brésil ou Vladimir Putin en Russie, se sont rendu compte qu’en utilisant des problématiques hommes-femmes pour promouvoir leur programme politique, ils agissent auprès de personnes possédant un schéma de pensées semblable, et font appel à leur « sens commun ». L’antiféminisme sert donc l’image très nativiste qu’ils ont d’une nation, qui s’établit encore et toujours au travers de l’hégémonie des genres uniques homme/femme et de la maternité.

Les populistes d’extrême droite ont également recours à cette mobilisation pour leur forme propre de communication politique : l’emploi d’antagonismes. Ils vont par exemple s’opposer aux élites politiques et aux migrants, tout autant qu’aux politiciens en faveur de l’égalité des sexes ou aux professeurs d’étude des genres. C’est ce qui explique que de nombreux partis d’extrême droite ont instrumentalisé les violences commises envers les femmes lors du réveillon de Nouvel An 2015/2016 à Cologne dans un but de ralliement contre les migrants. En fin de compte, la problématique de l’égalité hommes-femmes est une bonne manière pour ces partis de clarifier leur programme, ou du moins d’identifier leur ennemi.

Alors que ce mouvement agit contre l’égalité des droits, il affirme la respecter en désignant d’autres cibles qui la bafoueraient, en particulier les migrants musulmans, et ce afin de les dévaloriser. Comment ce contraste peut-il être expliqué ?

Les partis d’extrême droite se servent beaucoup des ambivalences et des contradictions, car elles leur permettent de s’affirmer en tant que représentants du peuple malgré la confusion apparente. Elles favorisent également la construction de leur argumentation contre les migrants masculins en déclarant que ceux-ci mettent en danger les égalités déjà établies dans des pays comme l’Allemagne ou l’Autriche. Pourtant, ces mêmes partis vont prétendre qu’il n’est plus nécessaire de faire d’efforts supplémentaires en faveur de l’égalité en occident, certifiant quasiment que « nos femmes profitant déjà d’une plus grande égalité de droit que les femmes de migrants, en vouloir plus n’est pas indispensable ».

Le 19 février à Hanau, en Allemagne, un homme armé a fait 9 victimes dans des bars à chicha, avant de tuer sa mère et de se donner la mort. Parmi les points de son manifeste, on retrouve une haine à l’encontre des femmes. Le potentiel meurtrier de l’antiféminisme est-il sous-estimé ?

L’Allemagne est un cas vraiment particulier en ce qui concerne les violences d’extrême droite. Les rôles de la police et de l’Office fédéral de protection de la constitution dans ces agressions sont plutôt obscurs. Ce qui est évident, c’est que les extrémistes de droite en Allemagne sont dangereux et mésestimés, voire peut-être même encouragés ou protégés par les institutions auxquelles ils sont censés s’opposer.

L’intensité des liens qui unissent le racisme, l’antisémitisme, la misogynie et le sexisme est également sous-estimée. On néglige généralement le fait que la radicalisation d’un individu se fait à la fois sur un plan raciste et antisémite, mais également sexiste et misogyniste, ainsi qu’« anti-genriste » autoproclamé. Si une personne se présente comme anti-genriste, antiféministe ou sexiste, cela démontre un niveau manifeste de radicalisation que les idéologies racistes ou antisémites peuvent renforcer par la suite, entraînant potentiellement des attaques. L’histoire témoigne d’une certaine connexion entre ces différentes structures d’exclusion et de rejet depuis le 19e siècle. Dans l’Allemagne nazie par exemple, l’antisémitisme a pleinement contribué à la création d’un fossé entre les sexes : les juifs étaient féminisés, représentés au travers de caractéristiques strictement attribuées aux femmes, afin de les dévaloriser. C’est un mode de pensée qui réapparaît sans cesse au cours des divers cycles de racisme et d’antisémitisme.

Dans le cas d’Hanau, j’ai trouvé particulièrement intéressant que les médias ne mentionnent que 9 victimes. L’homme a également tué sa mère, un cas classique de violence envers les femmes dans le cadre familial, un cas classique de féminicide.

Le terme « féminicide » signifie « le meurtre de femmes et de filles dû à leur sexe, commis ou toléré par les acteurs privés ou publics », comme dans les cas de meurtre au sein d’une relation ou les cas de crimes « d’honneur ». En 2017, 189 féminicides ont été perpétrés rien qu’en Allemagne, et cela s’étend au-delà du spectre d’extrême droite. À quel point la violence de l’antiféminisme est-elle ancrée dans nos sociétés, et quelle est la réaction des institutions publiques ?

Au final, l’origine de ces féminicides est toujours liée à un système de dévalorisation et de domination. Ils se produisent généralement au sein d’une relation, lorsque la femme annonce au partenaire ou époux qu’elle le quitte ou après l’avoir déjà quitté. Dès que les femmes se libèrent d’une structure de domination, les hommes pensent qu’elles leur ont été enlevées et dans ces cas, deviennent agressifs. On remarquera également que les féminicides sont présents dans les pays nordiques, alors qu’ils sont considérés comme particulièrement progressistes et peu misogynes. Ce type de meurtre peut donc se retrouver dans des pays et des contextes très variés.

Je ne suis pas de ces groupes de féministes qui pensent que le seul moyen de combattre les violences faites aux femmes est d’enfermer les auteurs. Pour moi, ce n’est pas la bonne solution. Cependant, le rôle social de la police en ce qui concerne la prévention et la sanction des agressions est prépondérant. Je considère également que des acteurs comme les tribunaux et le ministère public ont une certaine responsabilité, et il y a encore du chemin à parcourir pour qu’ils en prennent conscience. Cela implique notamment le travail coordonné d’intervenants tels que la police, les ONG de femmes ainsi que de migrantes sur des mesures permettant de protéger les femmes et d’éduquer les auteurs de violences.

Prenons l’Europe dans son ensemble : quel est le degré de différence de ce mouvement entre les pays ? À quel point son réseau est-il développé ?

Il est très bien développé, surtout sur internet : il est possible d’agir mondialement au travers des salles de tchat. En Europe, les partis d’extrême droite sont également plutôt bien interconnectés en dehors des réseaux sociaux. En effet, certains groupes se retrouvent au Parlement européen, même s’ils ne s’apprécient pas vraiment, et coopèrent dans leur mobilisation antiféministe. C’est là que certaines images vont être échangées par exemple, que des slogans seront traduits, ou que des alliances seront formées ponctuellement pour certaines causes, comme l’interdiction du port du voile.

Les différences sont cependant flagrantes. Par exemple le PiS (Prawo i Sprawiedliwość – Droit et justice), au pouvoir en Pologne, est bien plus lié à l’Église catholique que l’AfD (Alternative für Deutschland – Alternative pour l’Allemagne) ou le FPÖ (Freiheitliche Partei Österreichs – Parti de la liberté d’Autriche). Cela se reflète dans l’image de la famille dépeinte par le PiS qui rejette l’homosexualité, chose plutôt rare dans un pays dont certains des dirigeants politiques de ses partis de droite ou de ses organisations sont homosexuels. Le FPÖ n’a, par exemple, jamais été ouvertement homophobe, ce qui est une réelle différence par rapport au PiS.

À nouveau, des disparités existent dans les pays nordiques : des partis comme le FPÖ s’opposent farouchement aux politiques d’égalité et à la popularisation de la notion de genre. Au Danemark et en Suède en revanche, les partis d’extrême droite sont plus prudents lorsqu’ils abordent le sujet de l’égalité. Ce droit est tellement ancré chez eux que mobiliser les foules pour le remettre en cause est impossible. Par contre, les femmes migrantes sont plus intensément ciblées par les mouvements antiféministes et les populistes d’extrême droite.

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