L’Europe sociale : comment le rêve pourrait devenir réalité

, par Alisa Trojansky, traduit par Nathanaël Herman

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L'Europe sociale : comment le rêve pourrait devenir réalité

Il y a quelques années encore, une politique sociale européenne commune semblait impossible : les États membres préservaient leur souveraineté au lieu de coopérer, et l’harmonisation des conditions de vie en Europe s’enlisait. On cherchait en vain des mesures paneuropéennes capables d’amortir les effets perceptibles de la crise financière et économique sur les Européens. En 2017, l’Union européenne a finalement proclamé le « socle européen des droits sociaux », posant ainsi les jalons d’une Europe sociale : une opportunité historique – et même un défi – qu’Ursula von der Leyen ne doit pas manquer.

La mission qu’Ursula von der Leyen a confiée à Nicolas Schmit, le nouveau commissaire à l’emploi et aux droits sociaux, est étonnante : « il faut un salaire minimum dans chaque État membre de l’Union européenne , stipule la missive, ainsi qu’un régime européen de réassurance des prestations de chômage, un cadre juridique pour les travailleurs des plateformes numériques telles que Uber, un renforcement du Fonds social européen, un nouveau fonds pour les régions menacées de perte d’emploi, une plus grande implication des syndicats et des employeurs dans la législation, une Autorité européenne du travail »... En bref, un programme aux élans révolutionnaires qui devrait faire du travail et des affaires sociales un point central pour les cinq prochaines années. Il est clair que la nouvelle présidente de la Commission européenne espère gagner le cœur des Européens grâce à une Europe sociale.

Un regard sur le traité de Maastricht de 1992, le « traité fondateur » de l’UE, montre que l’idée d’une Europe sociale n’est pas nouvelle : elle est aussi ancienne que l’UE elle-même. L’article 3 du traité sur l’Union européenne énonce que l’UE « combat l’exclusion sociale et les discriminations et promeut la justice et la protection sociales, l’égalité entre les hommes et les femmes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l’enfant ». Les principes d’économie sociale de marché et de « bien-être des peuples » y sont également inscrits. Et pourtant, il y a quelques années encore, la route pour y parvenir était encore longue. Les compétences formelles de l’UE en matière de politique sociale sont très limitées : par exemple, les traités indiquent que l’UE ne peut pas intervenir dans des domaines politiquement sensibles tels que la politique nationale sur les salaires et les retraites. Alors pourquoi la conservatrice Ursula von der Leyen affirme que l’Europe devrait intervenir beaucoup plus et devrait même être autorisée à fixer un salaire minimum ? Deux raisons sont probables : les défis sociaux toujours plus nombreux que rencontre l’Europe et la pression croissante de l’opinion publique pour les relever au niveau politique.

Trouver un terrain d’entente pour pallier l’inégalité en hausse

Un argument important pour l’Europe sur la question de politique sociale est qu’un marché européen commun nécessite également une base sociale commune. Aux yeux des experts, une Union économique et monétaire européenne sans protection sociale est plus vulnérable aux crises, car, en période de faiblesse économique, les pays sont pris dans un cercle vicieux d’effondrement de la demande, de pertes d’emplois et de pauvreté.

Au fil des décennies, il est toutefois apparu que l’UE était loin de pouvoir combiner un marché commun à des conditions de vie égales entre ses États membres. Ainsi, l’alignement économique et social entre les « anciens » États membres et les pays de l’ancien bloc de l’Est, dont beaucoup sont devenus membres de l’UE au cours de l’élargissement à l’Est de 2004, a progressé bien plus lentement que prévu – malgré un échange intensif de biens, de main-d’œuvre et de services. Certains pays, comme la Roumanie ou la Lituanie, ont perdu 10 % de leur main-d’œuvre à l’étranger au cours des 15 années qui ont suivi l’élargissement à l’Est, en partie parce que leurs niveaux de salaire sont trop bas par rapport aux anciens États membres. En outre, les emplois à bas salaires, les emplois précaires et les inégalités de revenus en Europe sont en augmentation : à l’échelle européenne, la part des salariés qui perçoit moins des deux tiers du revenu moyen national se situe à 17,2 % et atteint même 22,5 % en Allemagne.

À cette situation déjà tendue s’est ajoutée la crise économique et financière, qui a particulièrement touché les systèmes sociaux nationaux des « pays en crise ». Ces derniers ne s’en sont pas encore complètement remis. Les mesures sévères d’austérité que la Grèce et l’Espagne, par exemple, ont dû prendre pour « sauver » leurs budgets nationaux et l’euro ont eu des répercussions directes sur la population – en particulier sur les jeunes, qui ont été touchés par le chômage et les économies réalisées dans le système de santé. Ces évolutions ont permis aux détracteurs de l’euro et aux populistes de rejeter facilement la responsabilité des inégalités en Europe sur les politiques de l’Union européenne. Pour Bruxelles, il est donc devenu plus qu’évident que, outre la stabilisation de l’économie, la lutte contre les emplois à bas salaires et la fuite des cerveaux, c’était l’avenir de l’Europe qui était en jeu.

Le socle européen des droits sociaux de retour

En octobre 2014, Jean-Claude Juncker a publiquement souhaité que l’Europe se dote d’un « Triple A » social. Trois ans plus tard, cette promesse devait enfin être suivie d’actes : le 17 novembre 2017, pour la première fois depuis 20 ans, un sommet social européen s’est tenu à Göteborg. La Commission européenne, le Conseil et le Parlement européen se sont engagés à mettre en place un « socle européen des droits sociaux ». Derrière ce titre se cache un document non juridiquement contraignant contenant 20 principes et droits pour une Europe sociale : l’égalité des chances et l’accès au marché du travail, des conditions de travail équitables, la protection sociale et l’inclusion sociale. Tout est inclus, de l’éducation à l’égalité des sexes en passant par le droit à l’emploi et les soins aux personnes âgées. Un véritable mandat pour l’Union européenne d’agir en faveur d’une Europe sociale.

Au cours des deux années qui se sont écoulées depuis le sommet, le socle européen des droits sociaux s’est révélé être une véritable pochette surprise. La Commission, en particulier, utilise un certain nombre d’instruments différents pour mettre en œuvre les droits qu’elle a établis : non seulement des directives et des règlements, mais aussi des contrôles, des outils de communication, des nouvelles autorités et des paiements en argent. Quelle est la stratégie ? Là où il y a eu un blocus pendant des années, on tente maintenant de faire preuve de créativité et de présenter les mesures sociales sous un nouveau jour. Le message est clair : ces mesures sont nécessaires pour renforcer l’acceptation de l’Europe et pour stabiliser l’économie. Au lieu de miser sur des guerres de compétences, on mise aujourd’hui sur de larges alliances afin de réunir tous les acteurs susceptibles de contribuer à la réalisation des objectifs – y compris les gouvernements nationaux, mais aussi les employeurs, les syndicats, les organisations non gouvernementales et les prestataires de services sociaux.

Les résultats sont tangibles : Jean-Claude Juncker, par exemple, peut se vanter d’avoir transposé, après des décennies de négociations sur la directive relative au congé de maternité, une directive sur l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée. Celle-ci prévoit que, d’ici 2022, chaque pays de l’UE garantisse un congé de paternité d’au moins dix jours, payé à la hauteur des indemnités de maladie. En outre, chaque salarié doit bénéficier d’au moins cinq jours de congé dit « filial » pour s’occuper d’un parent. Bien que ces mesures puissent paraître modestes, elles constituent une avancée, car elles fixent de véritables normes sociales minimales dans la totalité de l’UE.

La directive relative à des conditions de travail transparentes et prévisibles sera également transposée en droit interne d’ici à 2020 : elle prévoit notamment une période d’essai maximale et des critères de prévisibilité du temps de travail (par exemple, le travail sur appel). Même la révision de la très controversée directive sur le détachement de travailleurs a été un succès. Cette directive traite des citoyens de l’UE qui fournissent des services dans un autre État membre et sont souvent moins protégés par le droit du travail que les ressortissants nationaux. Une autre réussite a été la recommandation du Conseil sur l’accès à la sécurité sociale pour les salariés et les indépendants.

Les critiques envers le socle et son caractère non contraignant se sont amenuisées au cours des cinq années de la Commission Juncker : il semble presque que le socle ait réussi à introduire une politique sociale européenne « par la petite porte ». Reste à savoir si la nouvelle Commission d’Ursula von der Leyen peut poursuivre la série de succès de Juncker.

Qui fait encore obstacle à une Europe sociale ?

Les divergences entre les États providence européens sont énormes et reflètent non seulement des priorités politiques différentes, mais aussi des disparités économiques. Par exemple, les prestations d’assurance chômage sont versées pendant trois ans en Hongrie, mais pour une durée illimitée en Belgique. La combinaison des pensions publiques, professionnelles et privées fonctionne différemment dans chaque pays de l’UE, tout comme les prestations familiales, la protection sociale minimum et un nombre presque infini d’autres prestations. Plus cette liste est longue, plus la perte de souveraineté des États-nations est importante face à une UE qui s’immisce dans leur politique sociale.

La situation devient particulièrement difficile lorsqu’il s’agit de normes sociales minimales contraignantes dans l’UE : même certains syndicats et les gouvernements des États providence les plus « généreux » de l’UE hésitent à cet égard. Leur argument : lorsque des normes minimales sont fixées, elles risquent d’être vite considérées comme la nouvelle norme – et elles permettraient à des gouvernements pourtant beaucoup plus progressistes auparavant de ne faire que « ce qui est nécessaire », voire d’abaisser leurs normes nationales. Un exemple est le salaire minimum européen, qu’Ursula von der Leyen a placé en tête de son agenda : en Suède, en Finlande et au Danemark, il est négocié par les syndicats et les associations d’employeurs pour tous les salariés, l’État se tenant à l’écart. Les États nordiques craignent que cet équilibre délicat soit facilement perdu par une intervention européenne.

La concrétisation des mêmes droits sociaux pour tous les citoyens de l’UE est donc encore lointaine. Bien qu’une réassurance chômage européenne ou, tout du moins, des normes minimales pour l’assurance chômage nationale et un revenu minimum soient source de vifs débats à Bruxelles, leur mise en œuvre ne semble pas être pour demain. L’aspect « recettes », c’est-à-dire l’argent qui pourrait rendre possibles des mesures sociales, est tout aussi délicat : une politique fiscale commune qui pourrait financer la redistribution sociale est encore considérée comme taboue, car elle relève de la compétence nationale. Dans le semestre européen, une sorte d’outil de coordination des politiques économiques et fiscales nationales, les critères sociaux sont désormais davantage pris en compte, mais il n’y a pas de recommandation d’action contraignante. Seul un « tableau de bord » social est destiné à rendre transparentes les performances de chaque État membre sur les questions sociales.

La nouvelle Commission peut-elle y arriver ?

Ursula von der Leyen ne veut pas d’une Europe des marchés : elle a déjà pu démontrer ses affinités sociopolitiques en Allemagne, où elle était à la fois ministre de la Famille et du Travail avant de prendre en charge le ministère de la Défense. Les défis que doit relever sa Commission sont néanmoins importants : convaincre les États qu’une Europe sociale est nécessaire pour le marché intérieur, la prospérité économique et l’avenir de l’Europe n’est pas une sinécure. La robustesse du socle européen des droits sociaux, ce qu’il peut réellement accomplir à long terme, doit encore être testée.

La présidente de la Commission et son équipe de commissaires se sont clairement engagés à relever ce défi : dans son programme de travail, Madame von der Leyen annonce, entre autres, un plan d’action pour la mise en œuvre concrète du socle européen des droits sociaux. Mais parviendra-t-elle à répondre aux attentes des Européens, à préparer les systèmes sociaux de l’UE aux défis à venir et à harmoniser les conditions de vie entre États membres ? La capacité d’Ursula von der Leyen à tirer profit du socle européen des droits sociaux sera décisive pour le succès de son mandat.

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