"Une excellente contribution au travail de mémoire et à l’examen de conscience non seulement des populations de l’ancien bloc soviétique, mais de toute l’Europe" déclarait le jury du quatorzième Prix du livre européen 2020 présidé par l’actrice Carole Bouquet en le remettant à Pavol Rankov. Dans C’est arrivé un premier septembre, l’auteur nous fait voyager dans la Slovaquie du sud, au cœur d’une Europe mélangée. Peter, Jan et Gabriel, respectivement issus des communautés hongroise, tchèque et juive, se donnent rendez-vous chaque premier septembre à la piscine de Levice pour un concours de natation. Le vainqueur remporte le droit de conquérir María, avec laquelle ils sont tombés en amour. L’Histoire tempétueuse de ce petit pays d’Europe centrale entre 1938 et 1968, dont le roman se fait la fresque, ne manquera pas de chambouler leurs projets.
La Slovaquie de 1938 à 1968, théâtre du fascisme, du communisme et d’une inévitable schizophrénie
L’histoire se déroule à Levice (prononcez-le à la slovaque : “Lévidssai”), une ville au sud de la Slovaquie, territoire protéiforme dont les frontières sont mouvantes au cours du XXème siècle : Tchécoslovaquie, puis Hongrie, Slovaquie et Tchécoslovaquie à nouveau. Dans C’est arrivé un premier septembre, l’auteur - qui est aussi journaliste - livre une écriture simple qui donne une certaine poigne au récit et une vraie lisibilité au contexte historique. Le lecteur non familier des faits peut s’engager dans ce roman sans crainte (ou garder son smartphone et les moteurs de recherche à portée de main au cas où).
Les Accords de Munich, signés en septembre 1938 par l’Allemagne, l’Italie, la France et le Royaume-Uni, démantèlent la Tchécoslovaquie. La région des Sudètes est cédée à l’Allemagne et la Hongrie occupe le sud de la Slovaquie, où se situe Levice (qui se magyarise et devient Léva). La déception des Tchécoslovaques vis-à-vis de leurs prétendus alliés occidentaux est immense. L’année suivante, l’Allemagne occupe le protectorat de Bohême-Moravie. La République slovaque devient prétendument indépendante, quand en réalité le président Jozef Tiso, dit “Monseigneur” est une marionnette du nazisme. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les chemins de Jan, Gabriel et Peter se séparent selon le destin de leurs communautés respectives.
L’arrivée des troupes soviétiques en Slovaquie puis le coup d’Etat communiste en 1948 est une source d’espoir pour beaucoup, de méfiance pour les autres. Les questions politiques sèment la zizanie dans les familles, qui souvent se dispersent. Certains font le choix de l’exil, d’autres communautés encore sont forcées d’être déplacées. Peter est un communiste convaincu. Il est journaliste pour la Pravda, l’organe de presse officiel du parti, écrit des slogans pour ce dernier et des articles vantant les réussites de la politique socialiste. Sur le terrain, il constate néanmoins les écarts entre le vécu des gens et le discours mensonger du régime, et parvient de moins en moins à se convaincre qu’il s’agit d’erreurs. Au sortir de la guerre, Jan et Gabriel tentent leur chance en Israël, puis reviennent en Europe, le premier pour commencer des études dans l’agroalimentaire, l’autre travaille pour différentes entreprises communistes.
Le roman donne superbement à voir combien le communisme infuse le quotidien, lorsqu’il s’agit de choses aussi simples que de changer une pièce de sa voiture ou de trouver un logement. Le plus saillant est de voir les protagonistes sans cesse sur leurs gardes. Au moindre soupçon d’hostilité au Parti, ils sont présumés coupables. Il faut sans cesse savoir prouver son innocence. La place de la délation est considérable : on demande aux ouvriers d’écrire des rapports sur leurs collègues, leurs amis. Voyez plutôt :
“Je pense qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter, reprit Jan, jetant au pied de l’arbre le mégot qu’il venait d’écraser contre un coin de table. Ils n’ont rien sur toi...
– Ils ne peuvent rien avoir sur moi, se défendit Peter.
– Justement. Des rapports comme ça, j’en ai rédigé des dizaines. Tous sur des gars de l’institut de Trenčín. Le blabla habituel… Le susnommé ne parle que rarement de politique, et, s’il lui arrive d’aborder le sujet, c’est pour critiquer les crimes de l’impérialisme américain. Il ne fréquente pas l’église, ne raconte pas d’histoires drôles contre le régime, ainsi de suite.
– Et bien tu n’as qu’à écrire la même chose sur moi.”
C’était un premier septembre narre habilement les procès politiques des années 50. Les têtes tombent, parmi lesquelles nombre sont innocentes. Il donne à vivre, avec une sagacité que seul le récit littéraire peut offrir, les vagues de répressions en Hongrie, en 1956, puis en Tchécoslovaquie en 1968, lorsque les forces soviétiques répriment le Printemps de Prague qui était né en opposition aux tentatives de réformes communistes “du socialisme à visage humain”.
Le ballet de l’intime et du politique
Peter, Jan et Gabriel modifient l’orthographe de leurs noms selon la situation politique de leur pays, et deviennent Péter, Honza ou Gabor. L’auteur, Pavol Rankov, jongle avec les langues tchèque, hongroise, allemande, slovaque, qu’il fait impromptument surgir dans la bouche des personnages et dans lesquelles on s’enivre. Il est si rare de les entendre ou de les lire ! Les notes de bas de page constituent d’ailleurs l’une des vertus incontestable de ce roman. Comme j’entends d’ici certaines réactions méfiantes, probablement dues aux souvenirs d’arides polycopiés universitaires farcis d’interminables notes de base de page, je me permets d’insister. Les traductions et précisions historiques qui saupoudrent le texte sont toujours d’une discrétion, d’une brièveté et d’une efficacité au poil. Elles feront naître en vous, sans aucun doute, l’envie de faire l’acquisition de dictionnaires français-tchèque. Ou -slovaque ou -hongrois. Suivez cette saine envie, chers lecteurs.
Il est facile de distinguer le Bien et le Mal en temps de guerre. Lorsqu’elle est finie, on pense savoir qui sont les vainqueurs et les vaincus. Le doute s’insinue lorsque l’on s’aperçoit que ceux que l’on pensait derrière les barreaux sont en fait devenus geôliers. Les trois héros prennent la plume, ou les armes pour des causes qu’ils pensent justes. Ils se forgent des convictions, ont des croyances, et toutes se fracassent sur le mur des réalités. Faut-il partir ou rester ? S’illusionner ou se confronter à ses déceptions cruelles ? Chacun d’entre eux se posera ces questions, tous tiraillés qu’ils sont entre l’envie de construire leur idéal, par sentiment d’appartenance à une patrie, et celle de partir pour fuir les entraves à la liberté.
Le fil rouge de cette histoire est toujours le rendez-vous du premier septembre et sa compétition de natation. C’est un prétexte car le personnage de María est finalement assez anecdotique : outre la blondeur de ses cheveux et la beauté de sa silhouette, elle reste une protagoniste assez opaque. Là réside peut-être mon bémol, le roman aurait gagné à la voir densifiée. L’ultime chapitre, qui lui donne la parole, est néanmoins un point d’orgue très réussi.
C’est arrivé un premier septembre est un roman sur la quête d’identité. Les racines des personnages sont ancrées dans leur territoire, leur croissance est conditionnée par l’environnement politique, leurs ramifications sont gouvernées par les vécus personnels, leurs bons et mauvais choix laissent des stigmates - et je prends conscience en écrivant ces mots de mon humeur cavalière : je n’ai pas peur de filer la métaphore botanique. Si l’identité d’un être humain est une plante, l’amitié en est le tuteur. L’amitié qui lie Peter, Jan et Gabriel, et leur amour pour María, bien que tourmentés par les violents aléas de l’Histoire, sont leurs véritables phares.
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