En effet, après guerre, le nationalisme a été accusé d’être la cause de tous les maux. Les pères fondateurs, Monnet et Schuman, ont donc voulu créer une entité politique anti-nationale, évacuant tout patriotisme du projet européen. Or, il est très difficile d’assurer la solidarité et l’unité d’une telle construction politique uniquement par des traités et des lois.
Grandeur et décadence de la social-démocratie
Les dirigeants nationaux qui ont créé la social-démocratie de l’après-guerre et des débuts de la construction européenne se sont notamment inspirés de Proudhon et du solidarisme de Léon Bourgeois (des socialistes non marxistes) : il fallait créer de la cohésion en garantissant une « propriété sociale » à tous les citoyens, même les plus démunis.
Ce système fonctionnait à l’échelle de la nation, mais son idée centrale a été reprise pour construire l’Europe : la solidarité doit reposer sur des bases matérielles et juridiques, le reste n’étant que manipulations de la classe dominante pour perpétuer son pouvoir, avec pour conséquence ultime le nationalisme exacerbé, et la guerre.
Les limites du modèle sont pourtant vite apparues : d’abord, lorsque les pays qui l’appliquaient (France, pays scandinaves, Allemagne, Italie...) se sont retrouvés près de la frontière technologique, les taux de croissance potentiels ont ralenti. Il n’était plus possible de croître sans souplesse ni autonomie des entreprises vis-à-vis de la puissance publique, d’où quelques nécessaires réformes qui ont abîmé le consensus social-démocrate, et suscité de la défiance vis-à-vis de l’Europe : elle n’avait plus rien d’autre que des règles juridiques et de maigres fonds structurels à proposer en guise de ciment.
Seul le patriotisme unit dans l’adversité
La seule voie possible pour unir des peuples sur le long terme est donc la nation, unie par le patriotisme. Contrairement au modèle social-démocrate, qui a inspiré le constitutionnalisme des pères fondateurs de l’Europe, elle a l’avantage de ne pas susciter d’adhésion qu’aux jours heureux, lorsqu’il y a de l’argent à distribuer.
Au contraire, elle unit dans l’adversité. Un président de la Commission doit pouvoir dire : « Ne vous demandez pas ce que l’Europe peut faire pour vous, mais ce que vous pouvez faire pour l’Europe ! », paraphrasant John Fitzgerald Kennedy.
L’union dans la douleur est impossible avec l’ancien cadre de pensée : lorsqu’il n’y a plus de rentes ni d’avantages à distribuer, le système s’effondre. La crise économique consécutive aux confinement de presque tous les Européens requiert donc un changement de paradigme.
Le redressement en commun ne sera possible qu’avec la conscience organique que nous sommes une communauté de destin, partageant des valeurs, des mythes fondateurs, une histoire unique, qui sont des trésors à préserver. Au pouvoir politique, aux artistes et aux citoyens d’entretenir ce sentiment.
L’épisode de 2008 avait déjà testé les limites du sentiment européen, montrant au grand jour la défiance entre le Nord et le Sud. Certes, certains états-membres avaient dilapidé l’argent des crédits bon marché que leur permettait l’euro, en embauchant des fonctionnaires et en sur-investissant dans des projets immobiliers non-rentables. Mais l’Italie du nord assume depuis longtemps à la gabegie des Méridionaux, qu’elle finance à perte sans broncher.
Pourquoi ? En 1848, Garibaldi a réussi à instiller un sentiment national aux italiens, il les a convaincus qu’il était nécessaire d’avoir un état qui soit l’expression politique de la volonté générale de tous les Italiens. Nous devons réaliser la même chose en Europe, afin que les Allemands et les Néerlandais acceptent de payer pour les Grecs et les Bulgares.
Comment créer une nation européenne, au-delà de nécessaires institutions fédérales ?
L’histoire et les mythes doivent retrouver le sens de la glorification de notre communauté. Si les chercheurs doivent naturellement rester libres d’étudier les différentes périodes historiques avec des paradigmes de recherche concurrents, il est nécessaire que les moments d’union des Européens et leurs luttes communes soient valorisés. D’Alexandre le Grand en passant par l’Empire Romain, celui de Charlemagne, les racines chrétiennes, la Reconquista espagnole, les chevaliers de l’Ordre de Malte, les Lumières, la Révolution Industrielle, tout doit être mobilisé par les partis politiques européens comme les associations de promotion de l’Europe pour faire prendre conscience aux citoyens de tout ce qui les rassemble, plutôt que de laisser aux petits partis nationaux et aux populistes le monopole des récits patriotiques, qui sont souvent mobilisés pour dénigrer l’Union Européenne.
Ensuite, concernant les mythes, les religions païennes comme le christianisme doivent être mobilisés pour valoriser les héros, les personnages illustres et les lieux sacrés de notre nation européenne. D’Homère aux sagas nordiques, du roi Arthur aux mythes germaniques qui ont inspiré Wagner, notre imaginaire est d’une grande richesse. Il mérite d’être enseigné, partagé dès l’école primaire, et utilisé dans des fictions télévisées européennes.
Les prophètes de la petitesse, qui glorifient l’insignifiant, qui relativisent, qui minimisent la civilisation européenne, ne doivent plus être des références. Jürgen Habermas et Peter Sloterdijk ne font pas rêver ! Ils donneraient même plutôt envie au peuple de se détourner de l’idée d’Europe ! Caton l’Ancien, le fabuleux récit de Dante, Chrestien de Troyes, la saga d’Erik le Rouge susciteront plus d’adhésion que les névroses post-modernistes de grands bourgeois blasés et fatigués !
Le projet européen doit rompre avec le discours d’auto-flagellation et de pénitence qui a présidé à sa naissance. Le contexte de l’époque était compréhensible. D’abominables crimes contre l’humanité furent commis, et deux guerres mondiales se sont succédées. Le patriotisme avait été dévoyé pour justifier les pires horreurs et les combats fratricides. La nouvelle génération ne doit pas oublier ce que la division de l’Europe peut provoquer. Mais elle doit aussi savoir tourner la page d’une forme d’anti-patriotisme et de lubies constructivistes qui sont un énorme frein à la construction européenne, parce qu’elles empêchent de forger des liens émotionnels et un sentiment profond pro-européen.
L’hypersensibilité post-moderne met nos libertés en danger
L’épidémie virale en cours nous donne une dernière raison de prôner un patriotisme européen, au-delà des capacités de recherche et de coordination des politiques médicales que pourrait faciliter une nation européenne. En effet, elle a mis en évidence que la panique qui gagne notre peuple témoigne de sa déchéance morale.
En d’autres temps, de longues périodes de prospérité amollissaient les peuples et les rendaient moins aptes au combat, par exemple à la fin de la période du principat romain ou à la fin de l’empire byzantin. Désormais, c’est bien plus grave : notre hypersensibilité et notre nombrilisme nous rend même incapables de supporter nos propres principes moraux et juridiques, nous devenons tellement effrayés face aux moindres petits risques et à la mort qui nous attend tous que nous préférons l’autoritarisme et la soumission à une vie libre et fière.
Jusqu’aux années 1970, cette tendance de notre civilisation ne se faisait pas encore trop sentir, et le soulèvement de 1968, empli d’énergie vitale et d’utopie d’un monde meilleur laissait entrevoir de l’espoir. Pourtant, en cette année révolutionnaire, une épidémie virale aussi mortelle que celle qui nous frappe actuellement s’était propagée. Politiquement, elle était pourtant passée totalement inaperçue. Les gens savaient encore vivre parce qu’ils acceptaient la mort avec philosophie.
Le tournant s’est opéré à partir des années 1990. Il est devenu visible au début des années 2000 avec les implacables politiques de répression routière, qui ont pu se dérouler dans l’indifférence générale des citoyens. Nos gouvernants y ont vu un blanc-seing, comprenant très bien le message : le peuple devenait vraiment très docile. Désormais, Mai 1968, ou même juillet 1789 sont loin, très loin...
Le patriotisme européen peut seul garantir nos valeurs
Que vient donc faire le patriotisme dans cette histoire ? Justement, il est un instrument puissant pour soutenir l’état de droit et la défense des libertés individuelles. En effet, lorsque seuls les individus sont valorisés, et qu’ils sont la mesure de toute chose, paradoxalement, leurs droits et libertés perdent de leur sens, puisque si piétiner leurs droits et libertés permet de sauver des vies, il devient souhaitable de le faire. C’est assez contre-intuitif, mais assurer la protection de l’individu nécessite des institutions et des principes au-dessus de l’individu.
Une nation européenne pourrait rappeler que l’état de droit et les droits naturels de l’homme sont d’abord une invention européenne. Ils ont une valeur supérieure à l’individu, parce qu’ils sont portés par un collectif supérieur à l’individu : la nation européenne.
La conception asiatique de l’individu s’y oppose : l’homme est une partie de la collectivité, avec laquelle il doit être en harmonie, et ses droits ont moins de valeur que l’intérêt général. Grâce au patriotisme européen, un récit négatif, présentant cette vision comme radicalement différente de la nôtre, peut servir à assurer un soutien populaire à l’inviolabilité de nos droits fondamentaux, de nos libertés et de notre état de droit. Des discours politiques arguant que sauver des vies humaines est plus important que tout, et que par conséquent on peut séquestrer des gens chez eux en mettant des policiers dans les rues, interdire les rassemblements, les manifestations, le commerce et l’industrie, ou donner les pleins pouvoirs à un président, seront à nouveau considérés comme ils auraient toujours dû l’être : un dangereux glissement totalitaire, fasciste ou communiste.
Nos libertés, mais aussi nos intérêts économiques, requièrent une société ouverte. Ils seront mieux protégés grâce à une nation européenne, qui nous préserverait de ce recroquevillement et de cette passivité que suscitent chez nous à la fois la peur du danger et la trop belle occasion qu’ils donnent à nos élites d’accroître leur emprise sur notre peuple.
Le patriotisme européen pourrait certes servir d’alibi à des dirigeants politiques peu scrupuleux, afin de s’en servir d’alibi pour mener des politiques liberticides. Mais si nous inscrivons dans l’ADN de ce patriotisme le goût de la liberté et le respect des droits naturels, ce sera la meilleure défense contre ces dérives. En effet, aux États-Unis, ce sont les états les plus patriotes, notamment l’Idaho, qui résistent le mieux aux atteintes constitutionnelles des gouverneurs : la mobilisation citoyenne y empêche les gouverneurs de décréter le confinement.
Deux voies s’offrent à nous : la désunion européenne, ou le patriotisme européen. Que choisirons-nous ? Rester fidèles à la doctrine des pères fondateurs, ou donner un nouvel élan au projet européen ? Construire un état fédéral ne peut se faire uniquement par la voie juridique. Une fédération doit avoir une âme : elle doit donc devenir notre patrie.
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