L’Espagne, bientôt première en Europe à proposer un congé menstruel ?

, by Jérôme Flury, Stefania Santillo

L'Espagne, bientôt première en Europe à proposer un congé menstruel ?

Mardi 17 mai 2022, un avant-projet de loi des députés espagnols n’est pas passé inaperçu : il s’agit d’instaurer un congé menstruel - inédit en Europe - pour les femmes souffrant de règles douloureuses. Reconnaissance, enfin, d’un droit légitime ou nouvel outil de discrimination à l’égard des femmes? La controverse est nourrie, y compris au sein des milieux féministes.

« Dans mon cas , le problème ce n’est pas tellement la douleur, mais beaucoup de nausées : je ne peux pas me tenir debout. (...) Si je suis au travail, je dois m’en aller. Et je dois prendre un taxi, puisque je ne peux pas marcher ». Alexandra Vidal D’Oleo, 26 ans. Son témoignage, livré en novembre 2021 au quotidien espagnol El País, fait partie d’un reportage visant à attirer l’attention sur des symptômes qui « continuent de produire une stigmatisation et génèrent des tabous et peu de compréhension de la part de la société comme du système sanitaire ». Tabous dont le contexte professionnel est empreint. Au point que la plupart des femmes interpellées reconnaissent taire leurs douleurs pour ne pas se montrer "vulnérables” sur leur poste de travail. Or, en Espagne le 17 mai dernier, une proposition de loi visant à instaurer un congé menstruel a été formulée.

Cette proposition juridique a ainsi permis de placer au centre du débat un sujet encore très peu abordé. Les règles, qui concernent tout de même, faut-il le rappeler, près de la moitié de l’humanité, peuvent être douloureuses. Au point d’affecter la capacité à accomplir y compris des tâches ordinaires et donc à exercer son emploi. C’est notamment le cas si l’on souffre de pathologies comme l’endométriose ou des polypes utérins. Selon une étude publiée en 2019 par le British Medical Journal, l’impact négatif de ces symptômes est même quantifiable et lié à une perte d’environ neuf jours de productivité par an. Cette dernière serait davantage causée par le fait de continuer de travailler malgré la souffrance que par celui de s’absenter en raison de cela, souvent en cachant, d’ailleurs, le véritable motif. L’enjeu posé est donc crucial, pour les femmes concernées comme pour leurs employeurs : dans ce cas précis, est-il possible pour elles d’obtenir un congé ? La volonté des parlementaires espagnols est d’introduire une telle possibilité sans limite de jours accordés. Sous réserve de certificat médical, celui-ci serait payé par la sécurité sociale, ce qui pourrait entraîner une dépense annuelle d’environ 25 millions d’euros pour l’État espagnol. La prise en charge immédiate de la part de ce dernier est précisément la grande différence par rapport à un congé ordinaire. Cette proposition s’inscrit dans un projet de loi plus global tenant à donner l’accès à l’avortement sans autorisation parentale aux mineures de plus de 16 ans.

« Aujourd’hui, nous envoyons un message international de soutien à toutes les femmes qui luttent pour leurs droits sexuels et reproductifs », a clamé à la presse la ministre de l’Égalité, Irene Montero, issue du parti de gauche Podemos au mois de mai. Quelques semaines plus tard, de l’autre côté de l’Atlantique, c’est la décision de la Cour suprême américaine de révoquer ce droit à l’avortement qui a choqué une grande partie de la planète.

Un risque de stigmatisation ?

Cependant, le projet espagnol n’a pas que des soutiens, notamment en ce qui concerne la proposition de congé menstruel. Si l’une des ambitions est de faire éclater le tabou des règles au travail, certains dénoncent un risque de ‘stigmatisation’. Les femmes bénéficiant d’un tel congé pour “règles douloureuses” pourraient-elles subir une discrimination à l’embauche ? Et qu’en est-il du secret médical ?

Loin de faire l’unanimité au sein du gouvernement espagnol, cette mesure continue d’alimenter un vif débat entre les membres de l’exécutif socialiste. Interrogée sur le sujet à l’occasion du Festival Iberoamericano de Création Sonore, la Ministre de l’Économie Nadia Calvino a préféré ne pas assumer une position résolument pour ou contre, se limitant à affirmer que le gouvernement dont elle fait partie « croit et est résolument dévoué à l’égalité de genre et ne va jamais adopter des mesures qui peuvent provoquer une stigmatisation des femmes ».

Une intervention qui, d’après El Independiente a ouvert une brèche au sein de l’exécutif à propos de cet enjeu. Une tension confirmée par la réponse de Yolanda Diaz, qui a défendu le congé menstruel en expliquant que ce qui « stigmatise » la femme est le fait de ne « pas avoir la sensibilité suffisante afin de comprendre que les hommes et les femmes sont différents et que le monde du travail n’est pas neutre ». La responsable du gouvernement contre la Violence de genre, Victoria Rosell, a ajouté que, si cette initiative a le mérite d’introduire « pour la première fois au sein de l’opinion publique, les termes de bon traitement » dans la médecine obstétrique et gynécologique, tels que la « pauvreté menstruelle », « les entreprises ne pourront la voir comme une mesure discriminatoire puisque c’est l’État qui s’en charge », précise encore El Independiente. D’autant plus que l’exécutif met l’accent sur le caractère exclusif de la mesure, destinée non pas à toutes les Espagnoles mais uniquement à celles munies d’un certificat médical délivré par un gynécologue. En espérant que cela suffise à freiner la vague de désinformation présentant la loi comme “un chèque en blanc pour toute femme ayant des règles”. Une représentation trompeuse qui a suscité de nombreuses critiques sur les réseaux sociaux, mettant en cause la crédibilité de celles et ceux revendiquant l’égalité tout en soutenant ce congé.

Les syndicats également divisés

De fait, cette proposition de loi a généré une discussion publique en Espagne autour de ce thème, incluant partis politiques et membres de la société civile. Parmi lesquels les syndicats, qui se divisent entre ceux, dont l’Union générale du Travail (UGT), qui le définissent comme « un mauvais service » rendu aux femmes en les « stigmatisant parce qu’elles ont un congé du fait d’avoir des règles », et d’autres, comme le CCCO -Confederación Sindical de Comisiones Obreras-, qui « justifie[ent] parfaitement » un permis dû à une douleur incapacitante causée par un “fait physiologique”. Une position partagée par la Confédération Générale du Travail (CGT) française, selon laquelle « lorsque l’on souffre de règles douloureuses, travailler peut être impossible, notamment lorsque l’on exerce un métier avec des postures pénibles ».

Dans cette perspective, le congé menstruel paraît être une nécessité pour les femmes afin de préserver leur santé et favoriser leur réussite au travail. Inigo Errejon, membre du parti de gauche Mas País, a twitté le 12 mai dernier à ce propos, que « si les hommes avaient des règles, ce congé existerait depuis des décennies ».

Mais les sources de débats sont nombreuses sur ce thème. Le Président de l’Organisation Médicale Collégiale Tomás Cobo a affirmé aux micros de El independiente que le danger est de transformer en pathologie ce qui est de l’ordre du physiologique, à savoir, en une maladie quelque chose qui ne l’est pas. Les règles sont un processus naturel qui peut devenir incapacitant et c’est au médecin de famille de déterminer si c’est le cas dans chaque situation. Une position que partage le Partido Popular (PP), principal parti d’opposition de centre-droit, qui dénonce cette mesure, en soulignant aussi la question du coût.

Un telle mesure existe-t-elle déjà à une autre échelle ? Oui. En effet, le gouvernement espagnol suit l’exemple précurseur de la municipalité catalane de Gérone, qui, en juin 2021, a approuvé la mise en place d’un permis récupérable de huit heures par mois en cas de règles douloureuses. La conseillère aux Finances et au Régime Intérieur, responsable des Ressources Humaines auprès de la municipalité géronaise, Mari Àngels Planas, a confié à 20minutos que huit personnes en ont bénéficié depuis, dans un contexte où seulement 30% des travailleuses sont en âge fertile.

Face aux accusations des syndicats, interviewés par le même site, qui ont défini cette mesure comme un “patch”, en raison du fait que ces heures sont récupérables et non rétribuées, Planas défend un choix conscient, fait afin d’éviter que cela soit décrit comme des « avantages pour les femmes ». Dans sa perspective, « si nous voulons l’égalité, nous devons être égales. Cela implique que si à un moment donné je souffre à cause d’une indisposition, comme cela peut arriver à quiconque, cela ne va pas affecter l’entreprise ». En revanche, elle met l’accent sur le caractère “pionnier” de cette mesure, imitée trois mois après par la municipalité de Castellon, et qui a notamment attiré «​ jusqu’à la CNN et la télévision norvégienne », désireuses d’en connaître tous les détails. Derrière cet engouement médiatique, l’inexistence d’un congé de ce type en Europe.

Inédite en Europe, dans la norme en Asie

En France, deux députées ont rédigé un rapport sur les menstruations en février 2022. Laëtitia Romeiro Dias (LREM) et Bénédicte Taurine (LFI) ont formulé 47 propositions, tenant en 107 pages, pour déconstruire le tabou des règles. Aucune hypothèse de congé menstruel n’a cependant été posée sur la table.

D’après l’équipe de Juritravail, « moins de cinq entreprises françaises proposent en juin 2022 le congé menstruel à leurs salariées ». L’idée est en tout cas largement validée par la population. « 68% des Françaises seraient favorables à la création d’un congé menstruel, et même 78% chez les 15-19 ans, selon une étude Ifop réalisée en mars 2021 auprès de 1 009 femmes âgées de 15 à 49 ans », rappelle France24.

L’Italie a tenté d’introduire dans sa législation une mesure semblable en 2017, « mais le Parlement transalpin l’a enterrée », précise le média Publico. En Allemagne, la Vanguardia explique que l’opportunité de l’accorder reste à discrétion du médecin lorsqu’une femme s’y rend afin de se voir prescrire un congé pour règles douleureuses.

En revanche, au sein du continent asiatique cette mesure est inscrite dans la législation de nombreux pays depuis des décennies. C’est par exemple le cas au Japon depuis 1947. « Les entreprises japonaises ne peuvent forcer une salariée à travailler si elle demande un congé menstruel », et cela sans limite du nombre de jours, même si ces congés ne sont pas payés dans 70% des cas. Au final, seule une très faible proportion de femmes en auraient bénéficié, 0,9% « selon une étude menée par le ministère du travail japonais en 2020 », précise Juritravail, qui indique que ce taux a largement diminué ces dernières années.

En Corée du Sud, ce droit existant depuis 2001, d’avoir un jour de congé par mois, est plus ancré dans les mœurs. Cette fois, « 19% des salariées l’utilisent, bien qu’il ne soit pas rémunéré ». Ce type de congé existe également en Indonésie depuis… 1948 ! Ou encore en Inde. Mais certaines femmes n’y ont pas recours « par crainte d’être pénalisées par [leur] employeur ».

En Espagne, le congé menstruel est encore loin d’être acquis. La proposition de loi doit d’abord être validée par le Conseil général du pouvoir judiciaire et le Conseil d’État espagnols, puis par le Conseil des ministres, avant d’être soumise au Congrès des députés et au Sénat. Son adoption définitive interviendra au mieux en 2023.

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