« L’attitude agressive de Vladimir Poutine rend possible le réveil de la puissance allemande » (Alexandre Robinet-Borgomano)

, par Basile Desvignes

« L'attitude agressive de Vladimir Poutine rend possible le réveil de la puissance allemande » (Alexandre Robinet-Borgomano)
Olaf Scholz (Crédit : European Union)

L’invasion russe de l’Ukraine transforme la politique étrangère et de défense allemande établie depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Un temps jugée trop conciliante avec la Russie, Berlin a rapidement durci son discours vis-à-vis du Kremlin. Un tournant historique ? Interrogé par le Taurillon, Alexandre Robinet-Borgomano, expert de la politique allemande à l’Institut Montaigne, fait le point.

En quelques jours seulement, l’Allemagne a remis en cause tous ses principes en matière de défense et de politique étrangère. Quelles sont-elles ?

— Le discours prononcé par le chancelier allemand Olaf Scholz au Bundestag dimanche 27 février marque un tournant historique dans la politique extérieure et de sécurité allemande. Lors de ce discours, le Chancelier s’est engagé à élever à plus de 2% du PIB le niveau des dépenses militaires de l’Allemagne et à débloquer 100 milliards d’euros pour les investissements de la Bundeswehr. Dans la mesure où il est plus facile de créer une armée moderne que de moderniser une armée ancienne, tout porte à croire que l’Allemagne disposera dans peu de temps de la première armée d’Europe. C’est l’un des premiers bouleversements de cette « nouvelle réalité » provoqué par la guerre en Ukraine.

Que représentent ces annonces pour la politique de défense allemande ?

— Nous assistons à un tournant historique, une rupture par rapport à l’ère Merkel. Et pourtant, il est important de rappeler que ce sont bien les années Merkel qui ont rendu possible cette affirmation géopolitique et militaire de l’Allemagne. Depuis 2014, Angela Merkel — en s’appuyant sur ses deux anciennes ministres de la Défense Ursula von der Leyen et Annegret Kramp-Karrenbauer — a posé les principaux jalons de ce tournant. Elle s’est d’une part attachée à développer un nouveau discours sur les responsabilités internationales de l’Allemagne, afin de combattre les préjugés antimilitaristes de la société allemande. Elle s’est d’autre part attachée à renforcer les investissements de l’Allemagne dans la défense, et il n’est pas inutile de rappeler que dès 2019, le budget de défense allemand dépasse en volume le budget français.

Quel est le soutien de la population ?

— L’enjeu aujourd’hui est bien celui de la capacité du nouveau gouvernement, dominé par les deux partis les plus pacifistes d’Allemagne, à emporter avec lui sa population, à la convaincre qu’une défense crédible est le seul moyen d’éviter le retour de la guerre en Europe. En ce sens, l’attitude agressive de Vladimir Poutine donne au gouvernement des arguments solides et rend possible le réveil de la puissance allemande.

Ce revirement est-il le moyen pour l’Allemagne de réaffirmer ses engagements auprès de ses alliés et la fermeté de sa position vis-à-vis de la Russie ?

— Lors de sa première visite au Président américain Joe Biden, le Chancelier allemand Olaf Scholz s’était abstenu de prononcer le nom du gazoduc problématique et il a refusé d’en faire un moyen de pression sur le Kremlin, affirmant qu’il s’agissait d’un projet « purement privé » et non d’une arme géopolitique... C’était une erreur. Pour autant il était clair, dès le départ, qu’une invasion de l’Ukraine par la Russie signerait l’arrêt du projet. Olaf Scholz avait reconnu au début du mois de février qu’une telle situation donnerait lieu à la mise en place de sanctions « impliquant également le projet de gazoduc Nord Stream 2 ». La reconnaissance de l’indépendance des républiques séparatistes de l’Est de l’Ukraine, préalable à une offensive russe, mettait donc de facto un terme à ce projet très contesté, même en Allemagne. C’est en effet pour éviter de se retrouver isolé au sein du camp occidental que le gouvernement fédéral, après une période d’hésitation, a choisi de soutenir l’ensemble des sanctions et de livrer des armes à l’Ukraine. Si l’intensité des liens économiques et historiques entre l’Allemagne et la Russie contribue à expliquer les hésitations de Berlin, je crois qu’il faut nuancer la vision d’une Allemagne trop conciliante à l’égard de la Russie. Avant même le déclenchement de la guerre, la menace russe était prise plus au sérieux en Allemagne qu’en France. La politique de la main tendue pratiquée par Emmanuel Macron vis-à-vis de Vladimir Poutine a toujours suscité en Allemagne une profonde incompréhension.

Ces décisions sont-elles le résultat d’une concertation entre l’Allemagne, ses partenaires européens et ses alliés au sein de l’OTAN ?

— Le chancelier Olaf Scholz a répété à plusieurs reprises, le 27 février dernier, que l’Allemagne et le camp occidental apportaient à Vladimir Poutine une réponse unie et déterminé (geschlossen und entschlossen), en insistant sur la concertation avec ses partenaires européens, en particulier avec le Président français Emmanuel Macron et avec Joe Biden.

Les Européens font-ils front commun face à la Russie ?

— L’agression provoquée par Vladimir Poutine n’a pas seulement renforcé la cohésion européenne, elle a également donné une nouvelle force au concept de « West » (Das Westen), cette relation particulière entre l’Europe et les États-Unis considérée en Allemagne comme indépassable depuis la Seconde Guerre mondiale. Nous mesurons aujourd’hui la pertinence de la position allemande qui consistait à rappeler qu’en matière de défense, il nous fallait devenir « plus Européens » pour rester transatlantiques... Dans le nouvel ordre mondial qui se dessine, opposer le renforcement des capacités de défense européenne et l’attachement à l’OTAN relève d’une illusion. Ce front uni qu’opposent les Occidentaux est sans doute une surprise pour Vladimir Poutine, mais elle l’est aussi pour les Européens eux-mêmes. Jamais l’Union européenne n’avait été aussi unie. Et jamais elle n’avait semblé aussi décidée à assumer son statut de puissance.

Jusqu’à récemment, le projet Nord Stream 2 divisait la coalition gouvernement allemande. Quelles pourraient être les conséquences de sa suspension sur l’unité de la coalition ?

— L’accord de coalition entre le parti social démocrate (SPD), Verts et Libéraux (FDP) (coalition Ampel) occultait ostensiblement le sujet Nord Stream 2. En effet, les Libéraux et les Verts sont fermement opposés au projet et seul le SPD le soutenait véritablement. Il aura fallu moins de deux mois pour faire sortir de l’ombre cette question problématique. D’une certaine façon, l’agression russe enlève une épine au pied de la coalition puisqu’elle contraint le SPD à renoncer à ce projet sans donner l’impression de céder à ses partenaires. Désormais, les trois partis sont convaincus de la nécessité d’accélérer le développement des énergies renouvelables pour renforcer l’indépendance énergétique du pays.

Depuis sa décision de sortir du nucléaire, l’Allemagne a considérablement augmenté sa dépendance au gaz russe. L’Allemagne peut-elle réellement se passer du gaz russe ?

— La dépendance de l’Allemagne vis-à-vis du gaz russe est un fait incontestable. Plus de 50 % des approvisionnements en gaz de l’Allemagne viennent de Russie (contre 30 à 40 % pour le reste de l’Union) et le gaz naturel est un élément indispensable à la réussite de la Energiewende, la transition énergétique allemande. Mais en annonçant sa décision de créer en Allemagne deux terminaux pour recevoir du gaz liquéfié GNL et en renforçant son engagement en faveur des énergies renouvelables, le Chancelier Olaf Scholz a confirmé dimanche 27 février, la volonté de l’Allemagne de mettre un terme à sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie.

Et l’Europe ?

— L’attitude de la Russie force désormais l’Allemagne et l’Europe à trouver de nouvelles alternatives au gaz russe. Dans une interview datée du 4 février 2022, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, s’est montrée confiante quant à la possibilité pour l’Europe de renoncer au gaz russe en s’approvisionnant dans d’autres régions du monde — en particulier aux Etats-Unis grâce au gaz liquéfié GNL — et en accélérant les investissements dans les énergies renouvelables, afin d’assurer la souveraineté énergétique de l’Europe. Pendant un temps, la France a pu espérer que la guerre en Ukraine conduirait l’Allemagne à réviser ses positions sur le nucléaire. Si la question de la prolongation des trois centrales encore en activité se pose en ce moment, un retour en grâce de cette source d’énergie ne semble pas être une option durable pour l’Allemagne. D’une part en raison du coût de cette énergie, mais également parce que les bombardements d’une centrale nucléaire dans l’Est de l’Ukraine ont fait resurgir le spectre traumatisant de Tchernobyl et de Fukushima.

La Russie est également dépendante de ses exportations gazières vers l’Europe, qui représentent 15% de son PIB. Une interruption massive des exportations serait catastrophique pour l’économie russe, déjà l’économie très impactée par les sanctions occidentales. Les Européens peuvent-ils sortir vainqueurs de ce bras de fer ?

— Je crois que le Ministre français de l’économie, Bruno le Maire a eu raison d’affirmer que nous menions une guerre économique totale contre la Russie et que les sanctions occidentales allaient « mettre à terre » l’économie russe. Le but de ces sanctions — qui pénalisent aussi lourdement l’industrie européenne et en premier lieu l’industrie automobile allemande — est bien d’affaiblir la Russie pour contraindre le régime à renoncer à ses ambitions militaires et lui faire perdre le soutien de sa population. Et ces mesures fonctionnent visiblement. Pour autant, n’exagérons pas l’impact de ces sanctions : le pays pourrait à terme finir par se refermer sur lui-même et la présence aux frontières de l’Europe d’un État agressif et isolé compromettrait la possibilité d’une paix durable en Europe.

Le chancelier allemand a prévenu que d’autres sanctions contre la Russie pourraient suivre en cas d’aggravation de la situation en Ukraine. Quelles pourraient être ces nouvelles sanctions ? Peut-on s’attendre à un abandon définitif de Nord Stream 2 ?

— Oui, on peut légitimement aujourd’hui enterrer le projet Nord Stream 2. Quant au prochain paquet de sanctions, il pourrait évidemment contenir un arrêt des importations de gaz russe, ce qui se traduirait également par une hausse importante des prix de l’énergie en Europe. Le chancelier allemand exclut en revanche une intervention militaire de l’OTAN, tant que l’un de ses membres n’est pas attaqué. Et l’Ukraine n’est pas membre de l’OTAN.

(Propos recueillis par Basile Desvignes)

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