L’arrivée au pouvoir de l’AKP, la fin du kémalisme ?

, par Samuel Touron

L'arrivée au pouvoir de l'AKP, la fin du kémalisme ?
« Anıtkabir », mausolée érigée en la mémoire de Mustafa Kemal, fondateur et premier président de la République de Turquie. Ismet Inönü, son successeur y repose également. Haut-lieu de l’idéologie kémaliste, Anıtkabir se trouve sur la colline d’Anıtteppe, à Ankara.

Le parti islamo-conservateur a réussi à s’installer au pouvoir depuis 2003 malgré son interdiction par les élites kémalistes. Avec Recep Tayyip Erdogan à sa tête, le pays connaît un nouveau souffle idéologique depuis bientôt deux décennies. Au point que l’on peut se demander si les années AKP ont définitivement mis fin à l’ère kémaliste en Turquie.

Quiconque est déjà allé en Turquie un 10 novembre, a fait l’expérience de la forte empreinte laissée par Mustafa Kemal, devenu Atatürk en 1934 sur une République de Turquie qu’il a largement contribué à créer. Le 10 novembre 1938, le vainqueur de la révolution jeune-turque puis meneur de la révolution kémaliste et enfin, fondateur de la Turquie moderne s’éteignait. Depuis, chaque 10 novembre à 9h05 précises, le pays rend hommage au père des Turcs. Or, si le kémalisme est d’une part l’idéologie politique de Mustafa Kemal et d’autre part, surtout, la politique portée par ses héritiers politiques. Autoritaire, organisée autour d’un État centralisé omniprésent et reposant sur l’armée ainsi qu’une nouvelle élite sociétale s’accaparant les champs sociaux du pouvoir, c’est le rejet du kémalisme et de son régime sécuritaire qui a permis l’arrivée au pouvoir de l’AKP. Depuis 2003, l’AKP, parti islamo-conservateur issu d’une scission d’avec le parti islamo-nationaliste, Fazilet Partisi (Parti de la vertu), interdit par les élites kémalistes au pouvoir en 2001, a réussi à gagner le pouvoir et à s’y maintenir. Recep Tayyip Erdogan, d’abord premier ministre réélu en 2007, puis premier président de la République de Turquie élu au suffrage universel direct en 2014 a donné à la Turquie kémaliste un nouveau modèle idéologique, une nouvelle organisation politique et une période économique faste de dix ans avant de sombrer dans une crise grave.

Erdogan/Kemal : des leaders opposés sur tout…

Il serait faux de dire que Recep Tayyip Erdogan est un nouveau Mustafa Kemal tant les deux hommes s’opposent. Le premier, né à Salonique, est héritier d’un Empire ottoman au cœur balkanique. Le second est né à Kasimpasa, un quartier populaire d’Istanbul, dans une famille originaire des bords de la mer Noire. L’un est un produit du monde militaire, l’autre est issu du monde civil. Leur vision du monde et de la société diverge également. Le premier prône un culte de l’individualisme occidental, le second fait la promotion de la famille et d’une société d’individus pieux. La vision kémaliste s’articule autour du rejet de l’Empire ottoman et de l’islam tandis que son successeur idéalise un Empire ottoman fantasmé, et défend une société islamiste modérée.

… mais un lien de filiation indéniable

Pourtant, la comparaison s’impose sur bien d’autres aspects. A commencer par leur longévité au pouvoir. Mustafa Kemal est resté 15 ans au pouvoir, contre 21 pour Recep Tayyip Erdogan. Un écart qui pourrait se creuser en cas de réélection en 2023. Les deux hommes incarnent aussi une période de renouveau, de réformes, de changement pour la Turquie qu’ils veulent moderniser et inscrire au rang des grandes puissances. Ils se retrouvent également sur leur culte commun de l’État et de la nation, leur autoritarisme, leur volonté de porter des réformes profondes et majeures. Si la forme est différente, le fond porté pour faire naître la forme souhaitée possède une parenté certaine, parenté qui n’échappe à aucun observateur.

Une conjoncture économique favorable

Dans les années 2000, l’économie turque explose, en cause : une population jeune (32 ans de moyenne contre 44 ans dans l’UE), un emplacement stratégique sur les flux de la mondialisation entre Asie, Europe et Afrique, des entreprises de plus en plus compétitives et adaptées à un marché mondialisé et, enfin, une balance commerciale très excédentaire avec un volume total des exportations en forte hausse. Résultat, la Turquie atteint le rang de 19ème puissance économique mondiale en termes de PIB nominal en 2018 et intègre le club des BRICS que l’on pourrait renommer BRICT : Brésil, Russie, Inde, Chine, Turquie. L’Afrique du Sud n’étant que la 34ème puissance économique mondiale en termes de PIB et se classant derrière la Turquie sur la plupart des indicateurs de développement.

La situation économique, force motrice du succès de l’AKP

Cette période de prospérité de la Turquie a galvanisé et donné une véritable légitimité à l’AKP et à son modèle de société. La classe moyenne turque naissante à cette période est, lorsque l’on analyse les caractéristiques sociologiques du vote, pleinement acquise à l’AKP. Cependant, la dérégulation de l’économie turque avec la maintien de taux d’intérêts bas à l’emprunt par la Banque centrale turque (BCT) favorise l’endettement des ménages et des entreprises et oblige à produire de la monnaie, faisant exploser l’inflation et dévaluant la lira. Face à cette crise économique grave, le pouvoir en place a désigné des bouc-émissaires principalement les kémalistes et le camp laïc accusé de « terrorisme ».

La volonté d’incarner un changement idéologique

La pensée d’Erdogan n’est pas héritière de celle de Mustafa Kemal, bien que celui-ci aime s’afficher au côté du « père des Turcs » lors de ses meetings politiques ou sur les affiches électorales. Les mentors du président sont à retrouver du côté des penseurs d’un islam politique et nationaliste, Necip Fazil Kisakürek et Nurretin Topçu notamment, grands opposants au kémalisme dans les années 1950 et 1960. Penseurs d’une renaissance islamique face à un islam sous contrôle de l’État, Kisakürek et Topçu étaient anti-communiste, anti-européens, anti-laïcité et promouvaient un nouvel islam politique turc inscrit dans la tradition et la modernité. La volonté de Recep Tayyip Erdogan de créer une génération pieuse pour la Turquie, modèle d’un islam politique différent de celui, intégriste et fermé de l’Arabie Saoudite ou de l’Iran, est directement lié à la pensée de ces deux auteurs.

Un modèle de société centré sur la religion

En envisageant l’ensemble de la société par le prisme du religieux, le président turc propose un nouveau modèle, celui d’une société insérée dans la mondialisation et porteuse d’une idéologie islamo-conservatrice. L’autorisation du port du voile dans l’administration et à l’université, la construction de mosquées et toute une législation imposant des lois religieuses à proximité des mosquées a remis la religion au centre de la société turque. La transformation du musée de la basilique Sainte-Sophie en mosquée symbolise d’ailleurs cette volonté de réformer l’héritage kémaliste. Si cette ouverture à l’islam - religion majoritaire du pays pourtant intransigeant sur les règles d’une laïcité stricte inspirée du « modèle » français - a été vécu comme une libération par de nombreuses musulmanes durant la première moitié de l’ère AKP, force est de constater que les droits des femmes sont en recul en Turquie. En somme, l’ouverture à l’islam a permis, à la suite de l’arrivée au pouvoir de l’AKP, de faire entrer les femmes musulmanes notamment voilées dans la société et donc de restreindre une laïcité qui était largement privative pour les droits des femmes. La fin de l’interdiction du voile à l’université en fut l’une des mesures phares. Cependant, en dépit de cette ouverture, les droits des femmes demeurent tout de même en recul.

Les droits des femmes en recul

En 2016, le gouvernement souhaitait faire passer une loi prévoyant l’amnistie pour les violeurs, à condition qu’ils épousent leur victime, face au tollé quasi-général, le projet de loi avait dû être retiré, sans pour autant être abandonné. En 2021, la Turquie a officiellement quitté la convention d’Istanbul de « lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique » sur décret présidentiel. Si la situation des femmes en Turquie sous les gouvernements kémalistes successifs n’avait rien d’idyllique, celle-ci tend depuis plusieurs années à se dégrader fortement sous l’AKP et la vision de la place de la femme est diamétralement opposée dans les deux idéologies.

En outre, à la femme dévoilée, laïque, travailleuse, parfois sur des postes à responsabilité, voulue par les kémalistes s’oppose la femme voilée, pieuse, « mère d’au moins trois enfants » comme le président turc le demande à chacun de ses discours. Dans les deux visions, la femme n’est envisagée qu’au singulier comme un archétype uniforme, jamais au pluriel, dans sa diversité et donc libre. Le modèle kémaliste maltraite la femme voilée, le modèle AKP maltraite celle qui ne l’est pas. Les années 2000 ont constitué une parenthèse heureuse où les champs idéologiques se sont recomposés, aujourd’hui le virage est passé, de l’ère kémaliste nous sommes bel et bien entrain de passer à l’ère erdoganiste.

2023 : année décisive

En 2023, la Turquie célèbrera les 100 ans de la naissance de sa république, république fondée par Mustafa Kemal. Cette année sera également marquée par des élections législatives que pourrait bien perdre l’AKP mis en difficulté par la crise économique, les atteintes au droit des femmes et ses relations exécrables avec les Kurdes. En cas de victoire cependant, Recep Tayyip Erdogan pourrait définitivement consacrer la naissance de son modèle de société, islamo-conservateur, nationaliste et autoritaire. La « génération pieuse », celle qui n’a connu que l’AKP, née à la toute fin des années 1990 et au début des années 2000, entrera massivement dans la vie adulte, si elle donne, lors de ces élections, sa voix à l’AKP, Recep Tayyip Erdogan aura réussi son pari. Une nouvelle Turquie sera belle et bien née.

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