« Karlsruhe » contre la BCE : quelles significations pour l’Allemagne et l’Union européenne ?

Une tribune conjointe du Mouvement Européen - France et du Movimento Europeo - Italia

, par Pier Virgilio Dastoli, Yves Bertoncini

« Karlsruhe » contre la BCE : quelles significations pour l'Allemagne et l'Union européenne ?
Photo - Pxhere

TRIBUNE. Le récent arrêt du Tribunal Constitutionnel allemand (Bundesverfassungsgericht ou BverfG) relatif au programme de « Quantitative Easing » lancé en 2015 par la Banque Centrale Européenne (BCE) suscite de nombreux commentaires et analyses, dans nos deux pays et partout en Europe. Il nous semble essentiel de bien discerner la signification juridique et politique d’un tel arrêt pour l’Union européenne et pour l’Allemagne, afin de clarifier les enjeux de la crise en cours.

1. La BCE continuera à agir en pleine indépendance, conformément aux Traités communautaires

On a beaucoup glosé sur le « dispositif » du récent arrêt du Tribunal de Karlsruhe plutôt que sur son contenu, qui ne conclut pas à l’illégalité du « Public Sector Purchase Programme » lancé par la BCE - plus connu sous le nom de « Quantitative Easing (Q.E.).

Il est donc important de rappeler que ce programme a atteint les objectifs de politique économique qui avaient été établis par la BCE, en l’absence d’une action suffisamment ambitieuse des autres institutions européennes (Commission, Conseil Européen, Conseil de l’Union, Eurogroupe) : il a eu pour but de faire sortir l’Union européenne et l’Eurozone d’une crise asymétrique (qui frappait plus les pays de la périphérie de la zone euro), en appliquant d’une façon correcte le principe de proportionnalité aux caractéristiques de cette asymétrie.

La décision de Karlsruhe n’aura aucun effet sur les relations entre le « BverfG » et la BCE : les juges en toge rouge allemands resteront sur leur faim (Sie werden kein Gehör finden), comme le confirment les réactions des institutions européennes (Cour de Justice, Commission et BCE) et le silence gêné de la Bundesbank et des autres institutions allemandes.

Cet arrêt offre la possibilité de rappeler que la BCE – seule institution européenne ayant une personnalité juridique propre – est indépendante dans l’exercice de ses fonctions : cette indépendance a été soulignée par le Traité de Lisbonne, bien plus que dans le projet de traité constitutionnel, afin de rejeter la tentative maladroite de l’affaiblir par le gouvernement italien de l’époque. La BCE est plus indépendante que la Bundesbank, dont elle s’inspire pourtant : elle est en effet indépendante sans équivoque au terme des Traités européens, tandis que la Bundesbank n’est qu’ « autonome » dans le système fédéral allemand, et non totalement indépendante.

Dans les débats entre experts et acteurs politiques (parfois inexpérimentés), il est souvent fait référence aux différences entre la BCE et le Système Européen des Banques Centrales (ou SEBC) d’une part et la Federal Reserve (la Banque centrale des USA) de l’autre : est ainsi mise en lumière la priorité presque absolue de la BCE pour la stabilité des prix et le statut de la « Federal Reserve » dont la mission serait de contribuer davantage à la promotion de la croissance et du plein emploi.

Nous suggérons de nuancer fortement cette opposition, non pas seulement en remarquant que la « Federal Reserve » a privilégié au fil des ans une interprétation de son statut qui a souvent donné la priorité à la stabilité des prix... Il est en effet essentiel de rappeler que la BCE a en fait utilisé jusqu’aux limites de ses pouvoirs les dispositions du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (art. 282 par. 2 TFUE) selon lesquelles le SEBC « apporte son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union pour contribuer à la réalisation des objectifs de celle-ci » (voir art. 3 TUE).

Nous savons tous que l’objectif prioritaire fixé au « SEBC » – dont la BCE est une partie essentielle avec les banques nationales de toute l’Union européenne, et pas seulement de l’Eurozone – est la stabilité des prix, et que cet objectif prenait tout son sens quand le risque d’une inflation généralisée était très fort et qu’il fallait éviter une croissance inflationniste. Faisant usage de sa sagesse d’autorité responsable de la politique monétaire, le BCE a donné au fil des ans et sous l’impulsion de Mario Draghi une interprétation évolutive des moyens d’atteindre cet objectif, quand il est apparu clairement que les problèmes des économies européennes étaient plus liés aux risques et aux effets de la déflation qu’à ceux de l’inflation.

L’insertion de la BCE parmi les « institutions européennes » par le Traité de Lisbonne a par ailleurs eu comme conséquence non négligeable que le principe de la coopération loyale (art. 4.3 TUE) – selon lequel « l’Union et les États membres se respectent et s’assistent mutuellement dans l’accomplissement des missions découlant des traités » - s’applique à la BCE vis-à-vis des États membres mais aussi aux États membres vis-à-vis de la BCE.

Nous ne devons donc pas surestimer les conséquences de l’arrêt de Karlsruhe sur l’action de la BCE et du SEBC puisque nous sommes convaincus que, comme l’a indiqué Christine Lagarde, le Pandemic Emergency Purchase Programme (PEPP), lancé pour faire face aux effets de la crise du COVID-19, sera mis en œuvre selon les orientations décidés - à la majorité – par le directoire de Francfort. Et également que le principe de proportionnalité sera appliqué si les conséquences de la crise seront symétriques mais il sera mis à jour si elles deviendront asymétriques.

2. L’arrêt du Tribunal Constitutionnel de Karlsruhe traduit un malaise politique allemand qu’il faut traiter sur le terrain politique

Le problème soulevé par le récent arrêt du Tribunal constitutionnel allemand n’est pas tant juridique que politique : c’est donc aussi sur le second registre qu’il faut se situer et apporter les clarifications nécessaires, en Allemagne et en Europe.

Cet arrêt traduit en effet un malaise allemand qu’exprime aussi l’AfD sur le plan partisan, et qui est lié aux énormes ajustements des règles de fonctionnement de la zone euro au regard du contrat de mariage initial signé à Maastricht. N’oublions pas en effet que le Traité de Maastricht ne prévoyait pas du tout qu’il faudrait venir en aide à des pays en difficulté, comme les Européens l’ont fait pour l’Irlande, la Grèce, le Portugal et Chypre – ce Traité excluait même une telle aide ! La solidarité déployée par les Européens a donc suscité un trouble réel et de profondes oppositions en Allemagne, qui ont conduit à la saisine du Tribunal de Karlsruhe par plus de 35 000 épargnants – saisine à l’origine du conflit actuel. C’est cet euroscepticisme rétif à la solidarité exercée par la BCE et l’UE qui fait aujourd’hui obstacle à la mutualisation européenne des dettes nationales, alors qu’elle serait très utile. C’est donc cet euroscepticisme qu’il s’agit de réduire, en apportant aux Allemands des garanties en matière de responsabilité et de réformes dans les pays en difficulté, y compris après la crise du COVID-19.

Il est compréhensible que la solidarité et la flexibilité dont l’Allemagne a fait preuve ces dernières années aient été sous-estimées compte tenu des contreparties qu’elle a exigé dans les pays sous assistance financière, que la trop fameuse « Troïka » a incarnée. Mais il est assez fascinant que les énormes concessions politiques acceptées par l’Allemagne au fil des récentes réformes de la zone euro ne soient pas davantage perçues dans des pays comme la France ou l’Italie, où l’on feint de considérer que la zone euro est toujours gérée « à l’Allemande », alors que rien n’est plus faux ! Notre complexe d’infériorité vis-à-vis de l’Allemagne en matière économique et budgétaire ne devrait pas nous priver de notre lucidité quant à sa malléabilité en matière politique et juridique : peut-être le sort réservé au récent arrêt du Tribunal de Karlsruhe contribuera-t-il à nous ouvrir les yeux sur ce point ?

Cette clarification politique en France et en Italie serait salutaire dans le débat visant à obtenir davantage de mutualisation financière européenne, dont le Tribunal de Karlsruhe a le mérite de nous rappeler que la BCE ne peut pas en être l’unique vecteur. Les responsables politiques nationaux doivent cesser de s’en remettre à elle de manière excessive, comme l’ont déjà souligné Mario Draghi et Christine Lagarde ! La crise du COVID-19 a déjà suscité l’émission bienvenue de nouvelles dettes communes via la Banque Européenne d’Investissement, le Mécanisme européen de stabilité et le Budget de l’UE : le nouveau projet de cadre financier pluriannuel proposé par la Commission sera une étape déterminante dans cette perspective. C’est sur ces bases et en parallèle qu’il faut continuer à militer pour l’émission commune de dettes nationales, qui serait sans doute plus acceptable si elle se focalise dans un premier temps sur des projets de reconstruction et de relance concrets pour sortir de la crise sanitaire et économique.

3. Ouvrir le « scaphandre » de Karlsruhe : de la Communauté sui generis à la Communauté fédérale

Il ne faut pas sous-estimer le vrai objectif des juges de Karlsruhe, qui ont visé Francfort (la BCE) pour frapper Luxembourg (la Cour de Justice de l’Union européenne) dans une guérilla judiciaire qui s’est intensifiée après le Traité de Maastricht en 1993 et qui a vu chaque fois la victoire de Luxembourg et la défaite du « BverfG ».

Affirmée par la Cour de justice dès 1964 dans son arrêt « Costa contre ENEL », la primauté du droit de l’Union européenne n’a pas explicitement proclamée par le Traité de Lisbonne, à cause du refus de certains gouvernements de la « constitutionnaliser » : elle a donc été mentionnée dans la « déclaration 17 » annexée à ce Traité, juridiquement non contraignante, en lien avec l’article 4 du TUE. Cette primauté doit donc être réaffirmée sans équivoque non seulement par la Commission et par le Parlement européen mais aussi par le Conseil européen en appliquant le principe parallèle de la coopération loyale : ainsi sera assuré le respect du troisième principe de l’État de droit à la base de l’idée de la « Communauté » née avec la Déclaration Schuman le 9 mai 1950.

Dans leur guérilla contre la Cour de Luxembourg, les juges de Karlsruhe insistent sur un point qui est essentiel pour nos Mouvements Européens, et qu’il est difficile de contester : l’Union européenne n’est pas (encore) une Fédération - même si elle en contient des éléments tel que le pouvoir monétaire absolu de la BCE et du SEBC. Cette situation ambiguë diffère de celle qui est établie par la Loi Fondamentale allemande (et son article 31, selon lequel « le droit fédéral prévaut sur le droit des Länder ») et la Constitution des États-Unis d’Amérique (dont l’article 6 stipule que «  la Constitution… sera la loi suprême du pays et les juges de chaque État y seront liés malgré les dispositions contraires des constitutions et des lois des États »).

L’affirmation de la primauté du droit de l’Union européenne dans les secteurs où l’UE est compétente, de même que celle de l’État de droit, sera un enjeu fondamental du débat sur l’avenir de l’Europe et des conclusions auxquelles la Conférence travaillant sur le sujet doit aboutir. Puisse le malaise suscité par le récent arrêt du Tribunal de Karlsruhe souligner qu’il s’agit d’une opportunité unique de favoriser le passage d’une « Communauté sui generis », telle que définie par la Cour de Luxembourg dans l’arrêt Van Gend en Loos en 1963, à une « Communauté fédérale », conformément aux objectifs de nos Mouvements Européens.

Vos commentaires
modération a priori

Attention, votre message n’apparaîtra qu’après avoir été relu et approuvé.

Qui êtes-vous ?

Pour afficher votre trombine avec votre message, enregistrez-la d’abord sur gravatar.com (gratuit et indolore) et n’oubliez pas d’indiquer votre adresse e-mail ici.

Ajoutez votre commentaire ici

Ce champ accepte les raccourcis SPIP {{gras}} {italique} -*liste [texte->url] <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Suivre les commentaires : RSS 2.0 | Atom