Jean-Denis Mouton : “L’Ukraine a été constituée comme État bien avant la Russie”

, par Antoine Potor

Jean-Denis Mouton : “L'Ukraine a été constituée comme État bien avant la Russie”
(Source : Parlement européen)

INTERVIEW. Le Professeur émérite, Jean-Denis Mouton (Université de Lorraine), ancien directeur du Centre européen universitaire qui a accepté de répondre aux questions du Taurillon dans le cadre du conflit entre l’Ukraine et la Russie.

Le Taurillon : Vladimir Poutine justifie son invasion de l’Ukraine par les liens historiques qui unissent les peuples ukrainiens et russes “La ’Rous’ de Kiev”. Que peut-on dire de ces liens, de cette histoire commune ?

Cette justification procède d’une lecture particulière de l’histoire, qui est une lecture mythique, surtout impériale selon laquelle la Russie d’aujourd’hui doit être composée de tous les peuples slaves qui ont marqué différentes étapes de l’organisation politique russe. Est-ce le cas de l’Ukraine ? Elle a été constituée comme État bien avant la Russie. Pendant cinq siècles, du IXème au XIVème, il y a déjà un État de Kiev, une sorte d’État princier alors que Moscou n’existe pas. Cet État de Kiev va subir jusqu’au XXIème siècle des aléas : il sera souvent sous domination, la plupart du temps sous celle de l’empire tsariste mais aussi celle de la Pologne, avec un partage du territoire en 1667 [ndlr après la guerre russo-polonaise (1654-1667), la Pologne cède à la Russie la partie orientale de l’Ukraine (la rive gauche du Dniepr)]. À d’autres époques, il y a des résurgences de l’Ukraine comme véritable État. Si on considère le XXème siècle, il y a de nouveau un Etat ukrainien indépendant entre 1917 et 1921 puis après la chute de l’URSS, l’Ukraine va par référendum très massivement proclamer son indépendance. La dernière période, qui est finalement la plus importante, montre que la nation ukrainienne existe. On le voit évidemment du fait de la résistance à l’agression russe, mais c’était déjà le cas dans la période précédente. On peut dire que depuis le début des années 2000, la population ukrainienne s’est fortement tournée vers l’Europe, et de ce point de vue, dire que l’Ukraine est une partie de la Russie, est une vision impériale des choses.

Et qu’en est-il des liens historiques de l’Ukraine avec le reste de l’Europe ?

Entre l’Ukraine et le reste de l’Europe, il y a eu des liens historiques dès le XIème siècle. La fille du roi de l’Etat de Kiev est devenue reine de France, en épousant Henri Ier. Ensuite, l’histoire de l’Ukraine, du moins celle de l’ouest de l’Ukraine, a toujours été très fortement liée à l’Europe. Que ce soit sous une forme de domination comme avec la Pologne, mais aussi dans les échanges, et notamment, par ce qui est peut-être le plus important : la religion. Le facteur religieux est important en Ukraine, surtout dans l’ouest de l’Ukraine où la religion est certes ortohodoxe mais a fait allégeance à Rome. Lorsque le célèbre écrivain Samuel Huntington a écrit en 1995 “Le choc des civilisations”, il a montré que l’Ukraine était justement un Etat divisé et que la partie occidentale de l’Ukraine était traditionnellement liée à la civilisation occidentale européenne.

Depuis un peu moins de 20 ans, l’Ukraine a été marquée par deux révolutions, notamment la Révolution de Maïdan durant laquelle a été exprimé un fort sentiment européen tandis que les régions séparatistes sont dites pro-russes. On peut penser qu’il s’agit de deux Ukraines "irréconciliables". Or, la guerre a montré à l’inverse, un peuple uni. Qu’est-ce que cela nous dit de la nation et du peuple ukrainien ?

Il faut distinguer la population traditionnellement russophone en Ukraine de la population profondément pro-indépendance ou pro-rattachement à la Russie. Lors du référendum d’indépendance de l’Ukraine en 1991, même dans le Donbass - qui est aujourd’hui une République autoproclamée reconnue par la Russie -, la population du Donbass a très majoritairement voté pour l’indépendance de l’Ukraine. Pour les Russes du Donbass et de la Crimée, qui représentent une petite partie de la population, il y a une volonté de rattachement à la Russie. Ce sentiment est encore plus vrai pour la Crimée qui, à la différence du Donbass, a été rattachée à l’Ukraine par un acte symbolique en 1954 alors qu’elle faisait partie traditionnellement de la Russie. En réalité, la part de la population qui est vraiment favorable à un rattachement à la Russie en Ukraine est très faible. Toutefois, depuis les accords de Minsk conclus en 2014 après l’annexion de la Crimée et la défense russe du Donbass, il y a eu des formes de guerre et des éléments qui participent de la justification que Vladimir Poutine donne à l’agression qu’il mène. En revanche, la Cour pénale internationale a déclaré dans une ordonnance rendue récemment qu’on ne peut pas du tout parler de génocide.

L’Union européenne a réagi d’une manière rapide et forte contrairement à ce que l’on a pu constater par le passé, faisant un pas vers une Union européenne de la Défense. Est-on à un moment de bascule, ou presque “copernicien” pour l’Europe ?

J’ai toujours été hésitant à considérer qu’il y avait des moments de bascule en faveur de l’Europe. L’Union européenne est un processus tout à fait progressif. La question est de savoir si on favorise la dynamique de ce processus pour le renforcer ou si on essaie d’en freiner la dynamique. S’agissant de l’Europe de la défense, il faut attendre. Ce qui a été décidé à Versailles est beaucoup plus une addition des réactions nationales. On peut penser à l’Allemagne qui a décidé de se doter d’un budget militaire conséquent, ce qui n’était pas le cas jusqu’à maintenant, ou à des États traditionnellement neutres et qui ne semblent plus vouloir l’être. Pour que cela donne une politique de défense commune, il faudra prendre d’autres mesures, et l’on verra dans les temps qui viennent si celles-ci sont décidées.

Le président Emmanuel Macron a parlé d’un agenda de Versailles à l’issue du dernier sommet, pour se diriger vers une Europe plus souveraine. Se dirige-t-on vers une véritable Europe politique ?

Si un début de politique de défense commune émerge, c’est évidemment un élément très important pour une Europe puissance politique, mais si c’est un élément important, cela ne se résume pas à cela. Une politique de défense commune suppose aussi une politique étrangère et de sécurité plus forte, stratégiquement plus décidée. Là effectivement, on est dans des éléments de puissance. Cela ne se limite pas à cela, ce qui s’est passé pour le plan de relance européen est aussi, même si on est dans l’ordre de l’économie, un élément important qui conditionne une Europe puissance.

Ursula von der Leyen a déclaré, après la demande du président ukrainien Volodymyr Zelensky d’intégrer au plus vite l’UE, que « les ukrainiens sont des nôtres ». Depuis, cette réponse symbolique n’a pas trouvé d’écho. Peut-on imaginer l’Ukraine intégrer un jour l’UE ?

Le fait d’avoir dit non à l’Ukraine pour une adhésion immédiate est justifiée. Pour être un Etat membre de l’Union européenne, il faut déjà être dans une situation économique et politique stable, il y a des exigences en matière d’Etat de droit. Cela peut devenir un handicap si on n’est pas dans ces standards là alors qu’on est déjà dans l’Union européenne.

Ensuite cela dépendra à court et moyen terme de comment cela va se passer. Comment on va sortir de cette guerre ? Pour l’instant le président Zelensky semble ouvert à une non adhésion à l’Otan et à l’acceptation, sous une forme ou sous une autre, peut être par référendum, de la reconnaissance des entités des Républiques autoproclamées. Tout cela, c’est à court terme. L’engagement de ne pas rentrer dans l’UE n’est pas mentionné, mais cela semble difficile, dans ces conditions, d’envisager qu’il y ait une entrée dans l’Union européenne. Cela supposerait un changement de vision de Moscou, qui serait radicalement différente, puisque ce que craint Poutine est que des Etats du voisinage de la Russie entrent dans l’UE. Il est très difficile aujourd’hui de prévoir de quoi l’avenir européen de l’Ukraine sera fait.

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