Interdiction des véhicules thermiques : une fausse bonne idée ?

, par Thomas Alvarez

Interdiction des véhicules thermiques : une fausse bonne idée ?
Conférence de presse de Volkswagen, présentant sa nouvelle gamme de voitures électriques. © Matti Blume, Wikimedia

L’Union européenne a marqué un moment fort de la lutte contre le changement climatique à l’échelle mondiale, en actant l’interdiction des véhicules à moteur thermique à partir de 2035. Cette décision, plébiscitée par des associations défenseures de l’environnement, pose cependant un certain nombre de difficultés quant à sa mise en œuvre effective, sa pertinence réelle et les conséquences sociales sur les consommateurs.

Une décision historique

L’Union européenne (UE) a entériné l’interdiction de la vente des véhicules à moteur thermique à partir de 2035, en exemptant cependant la filière automobile de luxe – les producteurs de 1 000 à 10 000 voitures par an – jusqu’en 2036. La commission de l’environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire (ENVI) du Parlement européen avait déjà adopté, le 11 mai 2022, une position sur le règlement proposé en matière d’émissions de CO2 pour les nouvelles voitures et les camionnettes. Les eurodéputés avaient proposé entre autres la suppression du mécanisme d’incitation pour les véhicules à émission nulle et à faibles émissions (ZLEV), la réduction progressive du plafond pour l’éco-innovation, ainsi qu’une méthodologie européenne pour évaluer les émissions de carbone lors du cycle de vie complet des voitures et des camionnettes.

Ces mesures s’inscrivent dans le cadre de critiques nourries sur les conséquences environnementales de la filière automobile. L’organisation non gouvernementale (ONG) Greenpeace avait ainsi établi en 2019 que l’industrie automobile représentait un dixième des émissions mondiales de gaz à effet de serre. En considérant les 86 millions de véhicules vendus sur l’année 2018, l’ONG estime que l’industrie automobile serait responsable de 4,8 gigatonnes d’émissions de carbone, soit environ 9 % des émissions mondiales sur l’année. Le rapport de Greenpeace dénonce les principaux constructeurs automobiles responsables de la pollution mondiale : Volkswagen, Renault-Nissan, Toyota, General Motors et Hyundai-Kia, qui représentent à eux seuls près de 55 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales de l’industrie automobile sur l’année 2018. L’interdiction des véhicules thermiques au sein de l’UE répond donc à cet impératif de transformation de l’industrie automobile face au changement climatique.

Une décision pourtant problématique

Cette décision, bien qu’historique et volontairement radicale dans le cadre de la lutte contre le changement climatique, pose pourtant un certain nombre de problèmes.

D’abord, la fabrication de voitures électriques est très polluante et énergivore. Ainsi, comme le rappelle l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), «  à la différence des véhicules thermiques, la majorité des impacts environnementaux d’un véhicule électrique interviennent lors de la phase de fabrication  ». L’élément le plus polluant de cette fabrication est celui relatif aux batteries électriques, qui contiennent des métaux rares dont l’extraction et le raffinage nécessitent l’utilisation d’une grande quantité d’eau et de produits chimiques. De plus, l’assemblage de ces batteries requiert l’emploi de fours à haute pression dont la température atteint les 400 degrés Celsius, impliquant une consommation énergétique importante. Ainsi, la fabrication d’un véhicule électrique consomme en réalité près du double d’énergie que celle d’un véhicule essence ou diesel.

Ensuite, le mix énergétique européen ne permet pas une exploitation « propre » des voitures électriques. En effet, la batterie électrique est alimentée par une énergie produite en fonction du mix énergétique de l’État en question. Dans le cas de la France, où 77 % de l’électricité provient de l’exploitation de l’énergie nucléaire, les voitures électriques émettent 80 % de CO2 en moins qu’une voiture diesel, selon une étude de l’ONG Transport&Environnement. Mais dans le cas de la Pologne, où 80 % de l’électricité est produite par l’exploitation du charbon, la même étude révèle que les voitures électriques n’émettent alors que 25 % de CO2 en moins que les véhicules diesel, ce qui ne compense pas la pollution générée par la fabrication des voitures électriques. Selon Carlos Tavares, directeur général de Stellantis : « avec le mix énergétique européen, un véhicule électrique doit rouler 70 000 kilomètres pour compenser la mauvaise empreinte carbone de la fabrication de la batterie et commencer à creuser l’écart avec un véhicule hybride léger  ». L’autonomie encore faible des voitures électriques par rapport à leurs homologues thermiques rend difficile cette compensation.

De plus, les voitures électriques émettent une grande quantité de particules polluantes. S’il est exact qu’un moteur électrique n’émet pas de gaz polluants, il faut noter que plus de la moitié des particules polluantes générées par le trafic routier en Europe ne provient pas des émissions d’échappement mais des frottements issus du freinage et du passage des pneumatiques sur le bitume : ce sont les particules hors échappement (PHE). Selon l’Ademe, la part des émissions de PHE a été multipliée par quatre entre 1990 et 2019 en Europe. Ces PHE sont réparties entre le freinage (16 % à 55 %), l’abrasion des pneus sur la chaussée (5 % à 30 %) et la remise en suspension des particules (28 % à 59 %). Au total, sur l’ensemble des études menées par l’Ademe, les émissions de PHE sont légèrement plus faibles pour les véhicules électriques légers, mais pas pour la majorité des véhicules électriques, souvent plus lourds que ceux thermiques. Une fois de plus, l’autonomie plus faible des véhicules électriques par rapport à ceux thermiques renforcent cet écart.

Enfin, l’émergence du « tout-électrique » pourrait engendrer une dégradation de l’accessibilité de la voiture à la population. Carlos Tavares parle ainsi de « risque social  ». D’après lui, en partant du postulat qu’un véhicule hybride léger coûte moitié moins qu’un véhicule électrique, une généralisation à grande échelle des véhicules électriques impliquerait une forte hausse des prix des voitures pour les particuliers, à court et moyen terme. La voiture pourrait progressivement devenir un produit hors de portée de certaines catégories de la population, alors qu’elle est indispensable dans de nombreux territoires. Carlos Tavares résume donc sa pensée ainsi : «  au total, vaut-il mieux accepter de faire rouler des voitures hybrides thermiques très performantes pour qu’elles restent abordables et apportent un bénéfice carbone immédiat, ou faut-il des véhicules 100 % électriques que les classes moyennes ne pourront pas se payer, tout en demandant aux États de continuer à creuser le déficit budgétaire pour les subventionner ? C’est un débat de société que je rêverais d’avoir, mais, pour l’instant, je ne le vois pas ».

La nécessité d’un compromis

Il apparaît nécessaire de concilier deux réalités distinctes : limiter les émissions polluantes de l’industrie automobile et assurer la capacité de transport de la population. Or, cette transition radicale vers le « tout-électrique », sans égard pour d’autres alternatives prometteuses, comme les biocarburants et l’hybridation, menace le modèle économique de nombreux constructeurs ainsi que l’accessibilité de la population à la voiture. L’accord historique et médiatique de l’interdiction des voitures thermiques au sein de l’UE d’ici 2035 ne répond pas à cette volonté de conciliation, en omettant totalement ses conséquences économiques et sociales.

La solution la plus pragmatique serait donc d’inclure l’hybridation, l’hydrogène et les biocarburants dans les motorisations autorisées par la législation européenne. En effet, la technologie hybride, déjà avancée grâce aux précurseurs asiatiques comme Toyota, constitue une solution de compromis entre la préservation de l’environnement et la pérennité de l’accès à l’automobile. En effet, les coûts des motorisations hybrides continuent de baisser année après année, en raison des importantes économies d’échelle réalisées depuis leur implantation sur le marché européen. De plus, le déploiement de la motorisation hybride permettrait de diminuer par deux les émissions polluantes des véhicules à moteurs thermiques.

S’agissant des biocarburants, les législateurs européens se sont déjà penchés sur la question concernant le trafic aérien. En effet, le plan « ReFuelEU Aviation », adopté le 2 juin 2022, prévoit un objectif de 2 % de « carburants aériens durables » – qui émettent 70 % à 95 % de CO2 en moins que kérosène issu du pétrole – dans le trafic aérien européen pour 2025, et de 63 % d’ici 2050. Les biocarburants peuvent être dérivés d’huiles végétales produites en Europe, d’hydrogène liquide, ou encore de carburants de synthèse. Par exemple, la Formule 1 développe actuellement un carburant de synthèse neutre en carbone, pour 2026, destiné à un usage commercial à grande échelle.

Ainsi, la décision historique des institutions européennes d’interdire les voitures thermiques à l’horizon 2035 semble davantage relever d’un coup médiatico-politique que d’une réelle recherche de compromis. C’est sans doute pour cette raison que l’accord signé prévoit une clause de revoyure avant l’échéance de 2035. Si la lutte contre le changement climatique doit évidemment passer par une baisse des émissions polluantes du transport automobile, celle-ci devra se faire dans l’intérêt des citoyens et des systèmes économiques des pays du Vieux Continent. Par ailleurs, l’émergence du « tout-électrique » pourrait faire la part belle aux constructeurs chinois, dont les velléités expansionnistes sont connues de tous. L’Europe devrait se doter d’une véritable stratégie en matière de transition du secteur automobile, qui s’appuierait d’abord sur ses points forts : une capacité de production importante et une expertise technique différente selon les États membres (véhicules utilitaires légers en Italie, berlines familiales en Allemagne, petites voitures citadines en France, etc.).

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