Il a rêvé de l’Europe de l’humanisme et de la paix, mais c’est l’Europe du pire qui l’a fait fuir, l’Europe nazie, ennemie de la pensée libre, des juifs et de la culture. Cet homme très célèbre dans le monde à la fois comme écrivain et comme figure morale, trouva refuge dans ce modeste lieu, loin de tout ce qu’il aimait, loin de son rêve d’une Europe pacifique qu’il appelait de ses vœux. Il s’est suicidé avec son épouse, le 22 février 1942. Il avait 60 ans et une œuvre immense derrière lui. L’espérance l’avait quitté. Dans la lettre qu’il a écrite avant de mettre fin à ses jours, il déplore « que (s)a patrie spirituelle, l’Europe, s’est détruite elle-même ». Cette année 2022 a presque complètement ignoré cet anniversaire, qui nous permet pourtant de mieux apprécier les progrès qui ont été accompli jusqu’à aujourd’hui pour que cette Europe renaisse.
Le suicide de Stefan Zweig lors de la "destruction de l’Europe" par la Shoah
Le pire, en effet, envahissait l’Europe. Été 1942, il y a 80 ans, c’est un tournant qui annonce l’irréparable et l’innommable : le processus d’extermination des juifs d’Europe commence à entrer dans sa phase industrielle. En France, la déportation des juifs s’organise avec la complicité du gouvernement de Vichy. 16-17 juillet 1942 : rafle du Vel’d’Hiv en plein Paris. Pour la première fois, des enfants, des femmes, des hommes sont arrêtés en plein jour pour le seul fait qu’ils sont nés ce qu’ils sont. Le dessinateur Cabu vient de consacrer un livre à cet événement : Dessins de la rafle du Vel d’Hiv, qu’on peut retrouver dans l’exposition qui lui est consacrée au Mémorial de la Shoah à Paris (juillet-novembre 2022). Ce drame qu’il annonçait et redoutait, Zweig ne le verra pas.
Un jour avant son suicide, Zweig poste le manuscrit d’un live magnifique qui paraîtra en 1943 sous le titre : Le Monde d’hier. Souvenir d’un Européen. L’écrivain fait le douloureux constat « que l’Europe, notre patrie, la patrie pour laquelle nous avions vécu, était détruite bien au-delà de notre propre vie ». Tout en regrettant d’avoir montré à ses lecteurs plus d’ombre que de lumière, il termine sur une note positive : « Mais en fait de compte toute ombre n’est-elle pas aussi enfant de la lumière ? » En se suicidant, il ne verra pas renaître cette lumière et cette espérance. S’il avait survécu, il aurait pu constater avec satisfaction qu’une des figures incarnant l’Europe du meilleur et l’Europe de la culture, à la réhabilitation de laquelle il a travaillée dans les années 1930, est devenue peu à peu l’emblème de l’Europe d’après-guerre : il s’agit d’Érasme.
Érasme, source d’inspiration pour Zweig
On sait que l’écrivain de Rotterdam a donné son nom au programme éducatif et de recherche le plus ambitieux de l’histoire du monde occidental. C’est à la fois un nom propre et un acronyme : « ERASMUS » (EuRopean Action Scheme for the Mobility of University Students). Imaginé au milieu des années 1980, c’est le projet le plus populaire, dont la jeunesse est le grand bénéficiaire, le moins contesté et peut-être le plus décisif pour l’intégration européenne. Mais il est aussi devenu la figure emblématique et l’incarnation de l’idée européenne, de ses valeurs, de son horizon d’attente après les catastrophes matérielles et spirituelles que l’Europe a enfantées et subies dans la première moitié du 20ème siècle. Il est aussi un pari sur le pouvoir de l’intelligence, de la tolérance, de ce que Zweig appelait « la promesse créatrice » (tout cela allant ensemble). C’est pourquoi la première exposition qui ponctue la naissance de la Convention culturelle européenne, adoptée le 19 décembre 1954 à Paris, est consacrée à l’auteur de L’Éloge de la folie et, à travers lui, à « l’Europe humaniste ».
La biographie que Zweig consacre à Érasme, un an après l’arrivée de Hitler au pouvoir, est plus qu’un acte d’écriture. C’est un message politique à l’adresse des Européens, un message d’alerte, une mise en garde. Il veut montrer la contemporanéité et l’actualité de ce qu’Érasme a transmis à la « postérité ». Dans une époque qui était marquée par la guerre de tous contre tous, le Rotterdamien, « au milieu du désarroi de la guerre et des dissensions européennes », a laissé entrevoir « une future humanisation de l’humanité » et l’espoir du « triomphe de la lumineuse et équitable raison sur la vanité égoïste des passions ».
Zweig se voulait un nouvel Érasme. Ce qu’il dit de l’écrivain de la Renaissance pourrait très bien être dit de lui : « L’époque choisit Érasme comme porte-drapeau de ses idées nouvelles. Elle le place en tête de tous les autres parce qu’il est l’antibarbarus, l’ennemi de la routine, du traditionalisme, le prophète d’une humanité meilleure, plus élevée, plus libre, le pionnier de l’internationalisme futur. »
Pourtant, la figure érasmienne n’a pas toujours occupé cette place de vigie l’Europe de la culture et de la paix. Érasme s’oppose à cette Europe qui s’est aussi distinguée à cultiver le rapport de force, la violence, l’exclusion et la guerre. « Aux arts de la guerre, Érasme propose ceux de la paix, à l’obéissance des sujets, l’exercice de la liberté des citoyens », écrit Carlo Ossala dans Érasme et l’Europe (2014). En 1515, Érasme lance un appel à la paix dans une Europe guerroyeuse. Son livre s’appelle justement : La Complainte de la paix. Au cœur de ce livre, une interrogation. Pourquoi l’Anglais est l’ennemi du Français ? L’Allemand du Français ? Le Breton de l’Écossais ? L’Espagnol du Français et de l’Allemand ? Pourquoi la guerre permanente ? Sa réponse : la division naît de « la diversité superficielle des noms de leur pays ». Il se voulait « citoyen du monde » (« Ego mundi civis », écrit-il dans une lettre). Pourtant, Érasme a vécu un long purgatoire mémoriel. Sa gloire, dont témoignent les nombreux portraits de peintres, a été brève. Longtemps il ne fut plus qu’un nom. Le 19e siècle n’aime pas Érasme, car c’est le temps de l’émergence des identités nationales, des « communautés imaginées » (Anne-Marie Thiesse) et du nationalisme. Comme le dira le grand historien Lucien Febvre, qui consacra à la Libération un cours sur l’Europe, les revendications nationales « allument l’incendie aux quatre coins de l’Europe » et, « pour faire cuire leur petit œuf à la coque », elles sont prêtes à « embraser l’univers entier ». Le grand praeceptor mundi, qui parle le latin universel, n’a plus sa place dans le romantisme dominant tout à « la quête des racines et des langues des peuples » (Carlo Ossala).
Dans sa biographie sur l’humaniste parue en 1935 en France (Érasme. Grandeur et décadence d’une idée), Stefan Zweig déplore que cet homme qui refusa tout compromis avec le pouvoir, qui s’évertua à rester libre et indépendant, qui est mort abandonné, n’ait pas été mieux servi par l’histoire. C’est que « l’histoire est injuste pour les vaincus » : « Elle n’aime pas beaucoup les individus mesurés, les médiateurs, les conciliateurs, les hommes aux sentiments humanitaires. Ses favoris, ce sont les passionnés, les exaltés, les farouches aventuriers de l’esprit et de l’action : c’est ainsi qu’elle n’a accordé à ce serviteur silencieux de l’humanité qu’un regard quasi méprisant ».
Réhabiliter Érasme comme "un appel à la civilisation"
Il faut donc attendre l’écrivain Stefan Zweig pour que l’auteur de l’Éloge de la folie soit à nouveau regardé comme un appel à la civilisation au moment où le fascisme et le nazisme jettent leur ombre fatale et létale sur l’Europe. « La désintoxication morale de l’Europe » qu’appelle de ses vœux l’humaniste autrichien passe par le retour aux fondamentaux, à cette idée de l’Europe qui coïncide, pour Érasme, à un christianisme qui devrait considérer, pour ne pas trahir son idéal originel et évangélique, que sa « quintessence » est « la paix et la concorde ». L’écrivain de Rotterdam a combattu, par les mots, le fanatisme, le dogmatisme, la guerre, pour mieux défendre le libre-arbitre et la tolérance. Il a déploré que la religion soit instrumentalisée comme un moyen de puissance et de violence, ramenée à un enjeu de pouvoir. Au milieu des années 1930, Érasme devient un cri d’alarme dans une Europe au bord du précipice. Et Stefan Zweig est son porte-parole le plus prestigieux, mais terriblement impuissant. Je pense que c’est par cette biographie que Zweig exprime le plus clairement le fond de sa pensée et ce à quoi devrait ressembler l’Europe.
L’Europe dont rêvait l’écrivain autrichien avait les traits d’Érasme, l’homme qui a combattu le fanatisme et le dogmatisme, au nom de la liberté de conscience. D’où le lien qu’il établit entre le « libre-arbitre », la tolérance et la « conquête morale ». Pour Érasme, la civilisation européenne doit être d’abord la conquête de soi et non les conquêtes militaires par où s’expriment la violence, la passion et le mépris des autres. Au lieu de la volonté de puissance, il prône la puissance de la volonté pour réaliser le bien commun. Ce qui lui a valu une haine farouche, certains le prenant pour un hérétique et un apostat. Voilà pourquoi il figure dans l’Index de 1559 promulgué sous Paul IV qui interdit la lecture de ses œuvres. Voilà pourquoi la biographie d’Érasme de Stefan Zweig figure dans la « liste Otto » des livres interdits en France pendant l’occupation allemande. Car Zweig, aussi, était persécuté en raison de ses origines et de son combat contre les idéologies qui excluent, divisent et bannissent la liberté de pensée.
"Libérer l’Europe du giron de l’Église"
L’auteur entend démontrer qu’Érasme a été un réformateur courageux (mais peu entendu) de sa propre religion. Zweig explique que la Renaissance selon Érasme vise à libérer l’Europe du giron de l’Église, à faire qu’elle éprouve à nouveau « le désir de rechercher la vérité sur les routes du savoir et de la connaissance ». L’arme contre la barbarie, c’est la connaissance, c’est la culture par quoi on peut échapper aux dogmes belligènes et mortifères, par quoi on peut accéder, écrit-il, à une « humanité meilleure, plus élevée, plus libre ». C’est un plaidoyer pour un nouvel humanisme reposant sur le triptyque : fraternité, culture, paix ; « Tout homme qui aspire à la culture et à la civilisation peut devenir humaniste : tout individu, quelle que soit sa profession, homme ou femme, chevalier ou prêtre, roi ou marchand, laïc ou clerc, peut entrer dans cette communauté libre, on ne demande à personne quelle est sa race, sa classe, sa nation, sa langue ».
Quand la biographie de Zweig sur Érasme paraît, malheureusement, c’est l’inverse qui se prépare : l’hypernationalisme, le racisme, la haine, la guerre, la barbarie. Érasme, « premier combattant pacifiste », le « défenseur le plus éloquent de l’idéal humanitaire », sera le remords de l’Europe. On comprend pourquoi l’Europe d’après-guerre fit retour à l’érasmisme. Il incarne la culture de la liberté de l’esprit qui, selon Zweig, est le propre de l’esprit européen, la mission de l’Europe ; il écrit : « L’Europe a acquis le sens de sa véritable mission : faire admettre la prépondérance de l’esprit, édifier une civilisation occidentale unique, une culture universelle modèle et agissante ». L’écrivain autrichien est sur la même ligne que le philosophe Edmund Husserl (1859-1938) qui, au milieu des années 30, demande à ce qu’on puisse repenser l’Europe dans sa « configuration culturelle » pour retrouver la valeur agissante de « l’héroïsme de la raison » et lutter contre la « lassitude », « le plus grand danger pour l’Europe ».
"Stefan Zweig pensait peut-être qu’il était vaincu à la fois dans les « faits » et dans ses idées"
Cette lassitude a fini par atteindre Stefan Zweig. Banni d’une Europe qu’il ne reconnaît plus, il lui était insupportable que la haine ait ravivé pour longtemps « le flambeau impie du fanatisme ». Il ne verra pas l’accomplissement de son rêve et l’avènement d’une « nouvelle culture européenne » qu’il appelait de ses vœux, celle qui ne correspond pas à « la vaine gloire d’une nation » mais au « bien-être de l’humanité tout entière ». Il savait que la raison, « calme, patiente, éternelle, sait attendre et persévérer » ; « son heure vient, elle vient toujours ».
Dans sa biographie, l’Autrichien reconnaissait qu’Érasme a été « vaincu dans le domaine des faits ». Mais sa victoire « ce sera d’avoir frayé littérairement la voie à l’idée humanitaire », à la nécessaire lutte contre, dit-il, « l’inhumanité ». En 1942, le crime contre l’humanité entrait dans sa phase opérationnelle. Et cela se passait en Europe, dans le pays qui avait inventé Goethe et Kant. En ce mois de février 1942, Stefan Zweig pensait peut-être qu’il était vaincu à la fois dans les « faits » et dans ses idées, que l’ombre de la force serait plus forte que la lumière de la raison et de la concorde.
À l’heure du retour de la guerre en Europe, Érasme et Zweig sont à relire car ils ont toujours quelque chose à nous dire.
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