Les termes à utiliser, éviter les premiers amalgames
Avant d’apporter des éléments de réponse à une idée assez répandue, il convient de clarifier les termes liés à la migration. Le choix des mots est un enjeu important dans le débat sur la migration et surtout sur le développement d’idées reçues. Il n’existe pas de définition commune du terme migrant. Selon la Fédération Internationale des Sociétés de la Croix Rouge, « La migration peut être forcée ou volontaire, mais, dans la plupart des cas, elle résulte d’une combinaison de choix et de contraintes, ainsi que de la décision de s’établir ailleurs pour une période durable ». Le terme « migrant » peut concerner entre autres les travailleurs migrants ou migrants économiques, les apatrides et les migrants considérés en situation irrégulière par les autorités publiques.
Un réfugié est une personne qui répond à certains critères établis par le droit international. La Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés définit un réfugié comme une personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un certain groupe social, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays. Des migrants forcés au départ ou au départ plus ou moins volontaire ainsi que des réfugiés viennent donc en Europe pour fuir une situation.
Les migrations à l’épreuve des chiffres
« Les migrants à l’assaut de l’Europe ! » Voici ce que déclarait il y a peu un jeune élu RN siégeant au Parlement européen. L’enjeu des chiffres est important, ils peuvent être manipulés, fantasmés. Selon les chiffres d’Eurostat de septembre 2019, 2,4 millions de ressortissants de pays tiers ont immigré dans l’UE en 2017. Sur les 512,4 millions de personnes vivant dans l’UE au 1er janvier 2018, 4,4 % étaient des ressortissants de pays tiers. L’ensemble des États membres ont accordé la nationalité à 825 000 personnes en 2017. On est loin de « l’assaut de l’Europe »… Ces chiffres représentent la migration internationale vers l’Europe. Précisons que pour la France en 2017, plus d’un tiers des immigrés viennent d’un autre pays européen (35% soit 92 000 personnes), presque à égalité avec les Africains (36% ou 96 000 personnes).
Au niveau européen, Le Monde indique que « le pic de la crise migratoire s’est plutôt produit en 2015 et 2016, avec un afflux de personnes fuyant la Syrie. On recensait 1,2 million de personnes par an venant chercher asile dans l’Union européenne ». Après ce pic de 2015-2016, les demandes d’asile ont assez largement baissé dans l’UE.
Pourquoi alors, sans fondement statistique, l’idée reçue de l’invasion migratoire est-elle répandue ?
Les fausses idées qui circulent autour du débat migratoire se nourrissent simultanément de la croissance démographique prévue en Afrique dans les décennies à venir et de la « crise » de l’accueil des migrants en Europe. François Héran, titulaire de la chaire Migrations et sociétés au Collège de France, statisticien à l’INSEE est catégorique : l’invasion de l’Europe par les migrants est un mirage.
« Les Subsahariens, qui représentent 1 % de la population européenne, représenteront tout au plus 3 % ou 4 % de la population des pays du nord en 2050 », indique François Héran dans l’article « l’Europe et le spectre des migrants » publié à la revue de l’Institut national d’études démographiques. « L’Afrique émigre moins que l’Amérique centrale, l’Asie centrale ou les Balkans », rappelle aussi M. Héran.
La migration, enjeu de stratégie politique et médiatique ?
Philippe Garraud, dans son ouvrage Politiques nationales, élaboration de l’agenda de 1990 explorait les chemins possibles pour la mise sur agenda politique d’un fait de société. Les partis politiques ont la capacité d’imposer des thèmes à l’agenda politique dans la mesure où ils ont un accès facilité aux médias pour susciter des controverses et recourir à l’opinion publique. Ce serait même une nécessité stratégique afin que les électeurs potentiels puissent différencier les propositions et les identités des partis. Le rôle des médias et « des politiques » dans la création d’un discours caricaturé sur la migration est grand, que ce soit pour des raisons électorales ou parce que les histoires dramatiques et spectaculaires captent l’attention médiatique et sociétale.
Nil volentibus arduum, à cœur vaillant, rien n’est impossible. Si l’on prend l’exemple du FN des années 80, immigration et chômage sont mis sur l’agenda politique. Depuis le renouvellement politique du parti initié vers 2012, Marine Le Pen travaille à ce que le discours dérive sur l’islamisation. Via l’islamisation, la laïcité et l’immigration s’installent à nouveau comme sujets de premiers plans. Toujours selon Garraud, sans demande sociale particulière et pour des raisons de stratégie éditoriale et économiques, les médias peuvent également susciter des controverses publiques, ce qui oblige généralement les partis politiques et les gouvernants à se positionner. La médiatisation de l’enjeu est alors maximale. L’immigration, la menace d’invasion de l’autre en Europe peut s’imposer dans la sphère médiatique et politique.
Confusion européenne ou unité européenne ?
Comme d’autres enjeux, la question des réfugiés implique une réponse globale, du moins une action coordonnée des États membres. Des réponses d’accueil organisé ont été fournies donc l’Europe agit en la matière : accueil, relocalisation, procédures judiciaires contre les États membres réfractaires à la relocalisation par exemple. Rappelons aussi que l’agence européenne Frontex sera dotée de 10.000 hommes en 2027 pour mieux protéger les frontières et faciliter les retours des personnes en migration identifiée comme illégale.
Mais dans les faits, les pays actifs sont toujours les mêmes : Espagne, Italie et Grèce pour les terres de premier accueil, France, Italie, Allemagne pour la relocalisation. On est encore loin d’une solution coordonnée à 27 et cela donne l’opportunité de pointer du doigts « l’Europe » et de continuer à traduire la question migratoire dans la sphère politico-médiatique. Entre calculs politiques, problèmes de célérité de l’administration, positions souverainistes et absence d’accord sur l’opportunité d’accueillir « l’autre », on a vu aboutir la situation de désordre actuelle. Nous avons tous bien à l’esprit le dernier triste épisode en date : les heurts intervenus à la frontière gréco-turque entre représentants de l’ordre et personnes en migration.
Surtout, deux camps semblent s’opposer sur la question migratoire. D’un côté, nous pouvons assister à un discours en faveur de l’immigration dans la mesure où elle agit en paratonnerre pour une Europe démographiquement vieille.
Pour d’autres, l’Europe vieillit mais ce n’est pas le cas chez les 27 de la « famille ». La question migratoire relève de l’intérêt souverain des états membres et ainsi on ne pourrait imposer des règles communes à l’UE. En illustration de cette vision, on se rappellera des propos de Viktor Orbán dans sa campagne anti-immigration de février 2019 : « Ils préparent désormais de nouvelles mesures pour encourager l’immigration. Après l’instauration d’un visa et d’une carte de crédit pour les migrants [...], ils veulent forcer la répartition de migrants avec des quotas obligatoires pour les pays membres ».
Symbole des divergences sur l’opportunité pour l’Europe que représente la migration : en France, il s’agit en ce moment identifier les secteurs qui recrutent, là où des besoins en travail se font sentir. Les divergences quant à l’impact positif à l’accueil migratoire et le poids de chacun des groupes en faveur et défaveur d’un devoir d’accueil laisse imaginer qu’une solution, si elle trouvée, émergera sur un temps assez long. Mais pendant ce temps, le sujet reste dans d’actualité médiatique et la diffusion de tous types d’informations s’en trouve favorisée : certaines vraies et d’autres très fallacieuses.
L’enjeu migratoire et le paradoxe de l’opinion européenne
Dans l’enquête d’opinion « Les Démocraties sous Tensions. Une enquête planétaire. » de la Fondation pour l’innovation politique, une série de questions est posée au sein de l’espace démocratique européen dont une concerne l’accueil des réfugiés. « S’agissant des réfugiés, êtes-vous d’accord avec la proposition suivante : “C’est notre devoir d’accueillir dans notre pays des réfugiés qui fuient la guerre et la misère” ? »
Au sein de l’Union européenne, 62 % des personnes interrogées montrent leur accord avec la proposition. De plus, l’étude de la Fondation montre qu’une majorité d’Européens (68%) souhaite un traitement de l’immigration au niveau de l’Union européenne. Il est à noter que dans les 11 pays qui ont rejoint l’UE en 2004 et 2007, l’opinion majoritaire (53%) n’est pas favorable à l’accueil de réfugiés, On atteint même une proportion de refus d’accueil de 78% de l’opinion (en République-Tchèque). Le think-tank indique : « On ne réduira pas la question migratoire à l’accueil des réfugiés. Néanmoins, on peut admettre que le degré d’acceptation d’une politique d’accueil des réfugiés renseigne sur la perception des phénomènes migratoires ».
La migration, mise en lumière des enjeux de la démographie européenne
Parmi les enjeux qui travaillent l’UE, l’un des plus omnipotents est la démographie selon La Fondation pour l’Innovation Politique. Le vieillissement de la population européenne induit le problème du renouvellement des générations donc de l’immigration et ses effets sur l’économie. Elle peut être identifiée comme nécessaire mais force est de constater des réceptions différentes entre États membres. Les opinions publiques, les représentations collectives auront donc un impact décisif sur le traitement de la question migratoire dans les démocraties européennes. Et cet impact sera d’autant plus important à appréhender car une partie des flux migratoires qui a augmentée de manière épisodique en Europe concerne des personnes de confession musulmane, ce qui engendre des tensions interculturelles que les partis populistes d’Europe savent utiliser pour leur développement.
L’idée d’une invasion migratoire a été bien construite et traduite politiquement par des partis politiques européens situés à droite de l’échiquier politique. En revanche, sur l’évolution de la question migratoire, il s’agit d’être plus nuancé. Les mouvements des populations aujourd’hui « confirment un résultat connu, de longue date, des économistes : plus un pays est pauvre, moins ses habitants ont de chance de migrer au loin. S’ils émigrent, c’est d’abord dans les pays limitrophes », selon François Héran. Pour ce dernier, si tous les démographes plaident pour une soutenabilité de la migration africaine vers l’Europe dans les années à venir, ils dévoilent aussi que l’Afrique atteindra un seuil de développement suffisant qui se conjuguera avec une volonté d’émigrer plus forte.
Alors la question identitaire pourrait se poser à nouveau, ou pas. Tout dépendra de la situation de l’Europe à ce moment dont il est encore complexe de prévoir quand il interviendra précisément. Les évolutions climatiques globales seront aussi déterminantes mais pour l’instant l’idée restera une idée reçue.
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