La guerre en Ukraine, provoquée par la Russie le 24 février, a poussé une majorité de civils à fuir, principalement vers l’Union européenne (UE). Près de cinq millions d’Ukrainiens se sont réfugiés au sein de l’UE en novembre 2022. Le conflit a fait resurgir les peurs, les comportements et les crimes de guerre contre les civils. Dans ce contexte, les diasporas ukrainiennes vivant en Europe, qui ont vu leur nombre augmenter exponentiellement depuis la guerre, ont organisé à travers toute l’Europe des actions. Parmi elles, le réseaux des étudiants de la Українська академія лідерства (“académie ukrainienne du leadership” en français) qui a organisé des actions de rue dans une dizaine de villes européennes par le programme Uncounted, financé par l’Agence américaine pour le développement international et mis en œuvre par Pact en Ukraine ; parmi les villes hôtes : Helsinki.
L’Holodomor : une famine organisée par Stalin
Le décor est presque parfait, la capitale finlandaise voit ses premières neiges, le temps est gris et inhospitalier, mais un stand se dresse fièrement au milieu de la grisaille. Sur une banderole, on aperçoit en lettres rouges sur fond noirs : “Uncounted 1932.2022. Food as a weapon of genocide” (Incomptés 1932-2022. La Nourriture comme arme de génocide). Quinze étudiants tous originaires d’Ukraine ont, pour l’occasion, confectionné des “plats” typiques de la période de la famine organisée. On retrouve ainsi sur l’étale trav’ianyky, palianytchky et autres rhlibtsi ; des mets composés principalement de farine, de paille et de restes rassis de pommes de terre. Les étudiants expatriés proposent de goûter ces plats en expliquant les origines et le contexte de ceux-ci : l’Holodmore.
“L’Holodomore - nous raconte Pavel, étudiant originaire d’Odessa et bénévole au stand de Uncounted - c’est une famine organisée par les communistes qui visait tout d’abord à affecter les Koulakis (des petits propriétaires terriens opposés à la collectivisation des terres). Pour les communistes, les Koulakis étaient des ennemis, des gens qui volaient les récoltes.” Les Koulakis étaient en effet des paysans possédant leurs propres terres, leurs propres bétails et leurs propres récoltes, pour le régime soviétique, ces “possédants” étaient des “ennemis du peuple prolétaire” au regard de l’interprétation léniniste et stalinnniste des thèses de Karl Marx. Pavel continue : “au début le régime communiste visait les Koulakis, mais ensuite il a utilisé la faim comme arme contre la population ukrainienne dans son ensemble”.
Dans les faits, le pouvoir central soviétique, dirigé d’une main de fer par Staline, réquisitionna les récoltes ukrainiennes, véritable grenier de l’Union soviétique, dans un double but : d’une part, permettre une répartition telle que dessinée par le Parti, et d’autre part, mater les possibles oppositions, de la part des Koulakis donc mais également des Ukrainiens, jugés nationalistes et dangereux pour le régime totalitaire de Stalin. Le procédé fut celui d’une réquisition forcée des récoltes ukrainiennes après redistribution aux autres républiques socialistes soviétiques. Les populations étaient interdites de conserver tous types de semences ou autre nourriture issue de leurs terres sous peines de prison ou d’exécution. Pour les personnes qui essayaient de fuir les campagnes ou le pays, une escorte les attendaient les renvoyant directement de là où ils venaient. Selon les travaux de l’historien Robert Conquest, ce sont plus de 5 millions de personnes, hommes, femmes et enfants qui périrent de la Grande famine.
Peut-on qualifier l’Holodomor de génocide ?
“Génocide” Le mot est lisible sur les banderolles, les dépliants et le site internet de Uncounted, il est également repris par l’ensemble des bénévoles. Chaque Ukrainien que l’on croise sur la place où se situe le stand nous le confirme. Le mot est dans toutes les bouches. Chacun et chacune nous content avec émotion une ou plusieurs histoires familiales. L’une nous parle de la souffrance endurée par sa grand-mère face à la faim, un autre de son grand-oncle, déporté, qui recevait plus de nourriture dans un goulag que dans son Ukraine natale. Plusieurs personnes venues se réfugier en Finlande, suite à la guerre de 2022, de passage devant le stand laissent leur émotion prendre leur dessus : certains pleurent, d’autres hurlent, la majorité salue les étudiants brandissant cette mémoire face à la Russie belliciste de 2022. Cette diversité de récits ne cache pas l’unité des mémoires : la famine a touché l’ensemble de l’Ukraine comme un seul homme.
Olha, bénévole au stand et étudiante en droit, nous explique que l’Holodomor “est un génocide !” “L’Holodomor a été une source d’inspiration pour le concepteur de la qualification juridique du génocide comme crime contre l’humanité [Raphaël Lemkin, juriste Polonais]”, nous rappelle Olha. Pour nombre d’Ukrainiens, ce qu’a fait l’Union soviétique à ce moment de l’Histoire peut en tout point être qualifié de “génocide”.
Selon l’article 6 du statut de la Cour pénale internationale, un génocide est l’un “des actes commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux [notamment par] le Meurtre de membres du groupe ; l’Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe”. Une définition largement inspirée de celle de Raphaël Lemkin utilisée lors du Tribunal de Nuremberg. Au regard de cette définition, l’Holodomor peut être considéré comme une atteinte intentionnelle grave à l’intégrité physique des Ukrainiens en particulier, les récoltes n’ayant pas été redistribuées à cette population dans un but politique.
Un devoir de mémoire et de sensibilisation
Toutefois, si certains juristes poussent pour la reconnaissance de l’Holodomor comme génocide, seuls vingt-deux pays l’ont officiellement reconnu comme tel, dont l’Allemagne depuis le 30 novembre 2022 ; à ceux-là, il faut ajouter dix Etats qui ont déclaré l’Holodomor comme un crime contre l’humanité. La France quant à elle n’a pas prévu de le reconnaître comme “génocide”, cela malgré plusieurs propositions de députés. Les opinions publiques ne sont que très peu informées de cet événement historique. Viktoria, une autre bénévole et étudiante en sciences politiques, nous le confirme, “de nombreuses personnes entendaient pour la première fois parler de l’Holodomor”, nous citant notamment les exemples des interventions à Helsinki et à Paris.
Pour ces étudiants bénévoles, l’action de rue, comme celle d’Uncounted, dessert deux causes : le devoir de mémoire et la sensibilisation. “Peu de personnes commémorent l’Holodomor, même en Ukraine” nous relate Olha, “c’est un moyen pour se souvenir”. Pour elle, c’est un moyen de montrer que l’événement ne peut pas et ne doit pas être oublié. Pour Viktoria, la démarche permet la sensibilisation, permettre aux étrangers d’en apprendre plus sur l’Holodomor donc, mais également permettre in fine une “plus large reconnaissance de l’Holodomor comme génnocide ”.La sensibilisation permet une meilleure compréhension des enjeux par le public, et à terme une possible pression des opinions sur leur gouvernement pour la reconnaissance de l’Holodomor comme crime contre l’humanité, voire comme génocide.
Quand l’Histoire balbutie…
Cette commémoration des 90 ans de ce qui peut dans tous les cas être défini comme crime n’est pas sans arrières pensées. L’éléphant dans la pièce n’est autre que la guerre déclenchée par la Russie de Vladimir Poutine contre l’Ukraine. Olha nous le confirme : “aujourd’hui, ce que fait la Russie, avec le chantage sur les exportations de blé [et le bombardement des infrastructures civiles ukrainiennes] n’est qu’une autre forme de ce qu’ont subi les Ukrainiens lors de l’Holodomor.”
En effet, alors que l’armée russe subit des défaites à répétition, la dernière en date étant la perte de Kherson, ainsi qu’a un manque criant d’hommes et de munitions, le commandement russe a choisit une nouvelle stratégie : privilégier les attaques directes contre les civils à défaut de pouvoir décimer l’armée ukrainienne. Premières victimes de cette nouvelle stratégie : les civils ukrainiens, notamment urbains, soumis aux bombardements à répétition, aux black-out et à la rupture d’approvisionnement d’eau, tout ça alors que l’hiver donne ses premières neiges.
Alors que la question sur le caractère génocidaire de l’Holodomor continue à être discutée, notamment en dehors de l’Ukraine, aucun débat n’est possible face à la caractérisation des actes russes comme terroristes. Le Parlement européen n’a pas hésité à déclarer le régime russe comme “promoteur du terrorisme” ce 23 novembre 2022. Si les déclarations sont principalement symboliques, les aides militaires et économiques, elles, ne le sont pas ! Le financement de la guerre et ses conséquences fut ainsi l’un des autres buts poursuivis par le réseau Uncounted, il est d’ailleurs encore possible de donner sur leur site internet (voir le lien en post scriptum).
Si la Russie ne fait plus la différence entre militaires et civils -en Ukraine, par le chantage funebre fait à la population ukrainienne, mais également en Russie alors que les civils, souvent issus de minorités ethniques, sont conscrits de force- alors les civils considèrent qu’ils doivent agir en tant que tel et se comporter comme des forces armées. Si le “courageux peuple ukrainien” fait cause commune avec la liberté et la démocratie que cela soit sur le plan militaire comme sur le plan civil avec ces actions mémorielles, une question demeure comme l’a rappelée récemment Jean-Marc Four sur FranceInter : “quand est-ce que les Russes s’y mettent ?”
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