Recrudescence de tensions et menaces turques
A l’heure où la Turquie est entrée dans les festivités du centenaire de la proclamation de la République turque par Mustafa Kemal Atatürk, l’histoire se répète-t-elle ? Émanant des débris de l’Empire ottoman et après une victoire lors de la « Guerre d’indépendance » obtenue face à la Grèce en 1922, la République turque a été fondée le 29 octobre 1923. Un siècle plus tard, dans une Europe aux prises avec de nombreuses tensions internes et internationales, avec même une guerre qui a cours à ses frontières orientales entre l’Ukraine et la Russie, les problématiques territoriales sont toujours vivaces. En cause, cette fois, la relation à nouveau tendue entre la Grèce et la Turquie qui se sont affrontés militairement il y a un siècle et dont les plaies ne se sont jamais totalement refermées. Si les escarmouches sont légions et reviennent quotidiennement sur le devant de la scène diplomatique, un message a mis récemment le feu aux poudres. Le mois dernier, sur « Twitter », le président turc Recep Tayyip Erdoğan a tout simplement lancé l’idée… d’envahir militairement son voisin grec.
En sous entendant que le « prix à payer sera lourd. Nous pouvons arriver subitement la nuit », le message annoncé inquiète. Des propos sans équivoque donc et qui ont alarmé un pays tout entier devant si peu d’aménités diplomatiques. Le courroux turc se concentrant une nouvelle fois sur les îles situées en Mer Egée et que les deux pays revendiquent. Îles qui sont par ailleurs, selon Ankara, armées par les forces armées grecques qui utiliseraient du matériel anti-aérien de haute précision contre les avions turques survolant la zone. Dans ce contexte, la menace brandie par Erdoğan est loin d’être anodine et les accrochages sont assez fréquents dans la zone maritime.
Dès lors, la question qui se pose pour les chancelleries européennes voire internationales est d’ordre militaire. Un pays de l’Otan peut-il envahir un autre sous prétexte de contestations iliennes ? Pour la Turquie qui accuse régulièrement Athènes d’utiliser ces îles comme un front avancé face aux côtes turques, la limite semble franchie. De plus, s’il est difficile de déterminer la teneur du message du président turc, ce dernier a démontré à plusieurs reprises que ses menaces étaient suivies d’actes. Notamment en Syrie où, après un oukase d’Erdoğan, la Turquie a envahi en 2019 le nord du pays à majorité kurde. Ce qui avait, à l’époque, conduit à un face-à-face entre la Turquie et la… France du président Emmanuel Macron.«
Les tensions ont également été palpable lors d’une rencontre entre les deux pays pour les qualifications à l’Euro 2020. Une partie de football dont le point d’orgue avait été le signe militaire effectué par les joueurs turcs en soutien à leurs militaires engagés sur le front syrien. Dans ces conditions, le dîner pragois a eu du mal à passer pour la partie grecque et son premier ministre Kyriakos Mitsotakis. Même si celui-ci, face au courroux turc, a semblé tirer son épingle du jeu auprès des Chefs d’états présents lors de cette réunion, en passant pour la partie attaquée, du moins sur le plan diplomatique, et en tentant d’afficher un semblant de dialogue. Cependant, l’inquiétude demeure à bien des égards du côté de la Méditerranée.
Coup de bluff turc ou réelle volonté d’attaquer ?
Pour le coup, la stratégie turque a un double effet et n’est pas inhabituelle. En effet, lorsqu’il ne se sent pas suffisamment écouté ou acculé dans ses retranchements, Recep Tayyip Erdoğan est coutumier des rodomontades guerrières. Dès lors, cette velléité verbale est à lire à travers un double objectif. D’une part, montrer à ses partenaires ou potentiels « adversaires » qu’il faut compter sur la Turquie. Et d’autre part, expliciter le fait que son pays ne se laissera pas usurper ses droits, notamment en Mer Egée, source de nombreux points d’achoppements entre la Grèce et la Turquie. On se souvient du concept « Mavi Vatan » (« patrie bleue ») qui doit permettre à la Turquie d’affirmer ses positions dans une région maritime riche en gaz ; notamment au niveau de Chypre, pays qui est de plus divisé depuis 1974 en deux entités gréco-turques avec au nord de l’île, le « K.K.T.C. », non reconnu par la communauté internationale : la « République turque de chypre nord ». Un point de conflit toujours vivace entre Athènes, Nicosie et Ankara.
Une manne gazière qui serait pour le profit d’Ankara dans le futur, si le projet se concrétise, une bouffée d’oxygène pour un pays qui souffre actuellement de nombreuses carences depuis la crise du « Covid 19 ». Un trouble qui d’illustre parfaitement à travers son secteur touristique durement touché par le virus et qui a affaibli l’arrivée de devises étrangères. Mais également une monnaie qui se déprécie chaque jour un peu plus face à l’Euro et le Dollar couplée à une inflation galopante faisant augmenter les prix.
Cependant, à court terme, il faut voir dans cette volonté d’Erdoğan d’asseoir sa puissance sur la scène nationale un autre dessein de l’homme fort d’Ankara. Une Turquie, on le rappelle, qui va célébrer ses 100 ans et que le « Reis » (le chef, son surnom) désire ardemment grandiose, arborant toute sa gloire le 29 octobre prochain. Mais, face à des difficultés économiques critiques, c’est une année qui sera également décisive pour Recep Tayyip Erdoğan à titre personnel.
« Comme il y a un siècle, nous lançons un avertissement à la Grèce. Nous allons lui faire regretter ses rêves, ses paroles et ses actes. Qu’ils reprennent leurs esprits une bonne fois pour toutes ». Le message en turc du président turc sur « Twitter » adressé à la Grèce et qui évoque la guerre entre les deux pays au 20ème siècle
En effet, des élections présidentielles doivent avoir lieu d’ici juin 2023, celles-ci qui vont mettre aux prises son pouvoir face aux opposants. Lui qui a grandement contribué à personnifier la fonction présidentielle autour de sa personne, voire son culte diront ses détracteurs. Dès lors, face à une opposition nationale plus remontée que jamais et qui rêve, après de nombreux échecs, de prendre sa revanche, rien n’est gagné. Dans ces conditions, il est donc tentant pour le président turc de tenter de souder son opinion publique face au voisin grec. En créant un ennemi commun capable de fédérer sa population autour de son chef. Un habile détournement qui permet de gagner du temps et de masquer les lacunes chroniques d’un pays économiquement et socialement instable, tout en montrant aux Européens qu’il est prêt à attaquer le premier pour garder la main en prenant les habits de « Commandant en chef » de la nation.
2023, année décisive pour Erdogan
S’il est difficile de savoir jusqu’où peut aller l’escalade, l’exemple ukrainien de Vladimir Poutine étant encore dans toutes les mémoires, un conflit armé au sud de l’Europe a tout pour faire peur à plus d’un titre. D’un côté, il est question de deux des principaux pays d’arrivée des migrants venus de l’est. La Turquie, sur le flanc oriental et la Grèce pour la partie européenne. Un argument migratoire que les Turcs mettent en avant régulièrement, eux qui sont accusés par la partie grecque d’instrumentaliser l’arrivée des réfugiés aux frontières grecques en laissant passer des convois entiers sans intervenir. De plus, nonobstant le coût d’une guerre, les deux pays auraient toutes les peines du monde à se relever d’un conflit armé. 15 ans après le krach boursier qui a mis à mal le pays, Athènes n’a surtout pas envie de se lancer dans une guerre “chaude” face à son voisin. Côté turc, s’il faut voir une volonté de taper du poing sur la table notamment face aux Européens, pas toujours clairs sur leurs intentions avec la Turquie, attaquer directement un pays européen n’est pas chose aisée.
Le passé récent prouve que la Turquie peut envoyer au front ses soldats à tout moment. Mais, dans les conditions actuelles, il sera également intéressant de voir ce que l’Union européenne peut faire pour calmer les deux parties. Le silence et l’absence de réactions des pays européens pouvant s’inscrire dans le fait que la Turquie a un pouvoir de pression par l’instrumentalisation des vagues migratoires. Une capacité de nuisance avec laquelle les Etats membres ne veulent surtout prendre aucun risque. Dans cet horizon belliqueux, côté grec, un élément peut permettre de voir dans les diatribes d’Erdoğan à leur encontre, un motif d’espoir. Celui qu’a le Turc de changer de cap et de position si ses intérêts le demandent. Comme la rencontre qui a eu lieu entre le président égyptien Sissi et lui-même il y a une semaine, à Doha, au Qatar, à l’occasion du début de la Coupe du monde où les objectifs et les télévisions du monde entier ont pris les deux présidents en train de serrer la main.
Pour deux hommes qui se vouaient aux gémonies depuis la prise du pouvoir en 2014 d’Abdel Fattah al-Sissi, l’image a de quoi surprendre. Dès lors, c’est un véritable changement de cap pour celui dont Erdoğan a toujours contesté la légitimité, lui qui soutenait le président déchu, Mohamed Morsi. La preuve surtout que le président turc est adepte d’un certain pragmatisme lorsque cela lui est nécessaire, dont il use pour arriver à ses fins et se faire entendre. En attendant, une chose est sûre dans cet assaut d’amabilités gréco-turc : chacun des pays à tout à perdre en cas de conflits. Mais pour Recep Tayyip Erdoğan, davantage encore, lui qui attend l’année 2023 avec grande impatience, mais également crainte pour son pouvoir avec les élections à venir. Une année qui sera d’autant plus décisive pour lui et dont la relation avec la Grèce n’est que la partie émergée de l’iceberg dans une stratégie plus large maintes fois utilisée pour tenter de galvaniser l’opinion turque autour de sa personne et s’assurer un mandat dans la foulée.
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