Eurotopie : quand l’Europe s’invite à Venise

, par Lucile Rossat

Eurotopie : quand l'Europe s'invite à Venise
Photo : Tout droit réservé.

À un an des élections européennes, le 26 mai 2018, le pavillon belge de la Biennale de l’Architecture de Venise ouvrait ses portes sur un amphithéâtre circulaire d’un bleu outremer.

Couleur de dimension internationale, d’abord peu appréciée puis controversée dans les sociétés européennes plus anciennes, le bleu est devenu la couleur préférée des occidentaux et s’affiche comme la couleur dominante du Parlement européen à Strasbourg. Le collectif Traumnovelle et Roxane Le Grelle, curateurs du pavillon belge à la Biennale de l’Architecture de Venise pour l’année 2018, s’intéressent pourtant à l’ancrage spatial de la « capitale de l’Europe » à Bruxelles : que peut-on apprendre de l’architecture du Quartier Européen – le Quartier Léopold – sur la construction politique de l’Europe ?

« Ce qu’[ils y ont] trouvé, c’est une manifestation infra-ordinaire d’un pouvoir supranational, cimentée dans des formes architecturales archaïques rappelant des puissances obsolètes ». Leur analyse se développe comme une quête de nouveaux codes pour définir une « capitale » qui ne s’assume pas entièrement mais qui témoigne néanmoins de l’évolution d’un projet politique de nature inconnue : « toujours en devenir et précisément constituée par son hétérogénéité ».

Une proposition artistique engagée

« Eurotopie » porte bien son nom. Le collectif Traumnovelle a pour habitude de mêler architecture et fiction pour mettre en lumière les questions et défis de notre époque. Pour ce projet, en collaboration avec Roxane Le Grelle, ils sont partis d’une utopie : une Europe supranationale et démocratique ; un idéal qui permet de dévoiler à la fois les obstacles architecturaux et les obstacles politiques que l’on observe aujourd’hui à Bruxelles.

L’Eurocode 7, essai que l’on retrouve détaillé dans le catalogue du pavillon, donne sept nouvelles perspectives aux architectes ou aux citoyens pour comprendre le Quartier Européen, embryon d’une « capitale » supranationale. Tantôt « Cité Mycélium », ville aux nombreux réseaux de communication où les institutions européennes sont liées par l’électricité, le téléphone, internet, sans oublier les trains en direction de Strasbourg, Paris, Londres, etc. ; tantôt « Forteresse de Cristal », dévoilant une gouvernance « super » protégée au détriment d’une réelle transparence du pouvoir ; ou encore « Machine Dodécaphonique », détentrice de nouveaux sens, « résidu[s] intraduisible[s] » de vingt-quatre langues officielles différentes ; autant de labellisation qui permettent de comprendre la construction d’une organisation politique telle que l’Union européenne. Cette entité supranationale ne s’est pas établie sur des symboles ou sur des esthétiques mais sur un projet toujours en devenir, qui ne trouve pas son équivalent dans l’existant. Partant de l’« Eurotopie », le diagnostic est le suivant : c’est un projet politique qui « a besoin de fabriquer des mythes de « minorités » dans lesquels les citoyens peuvent s’unir et donner une mission à l’Europe ».

Le pavillon : mythe national et espace démocratique

Rien n’est plus paradoxale que de parler des prémisses d’une Europe supranationale visibles à Bruxelles dans un pavillon qui renvoie en force à l’idée d’exhiber un certain prestige national, en l’occurrence celui de la Belgique, lors d’une Biennale qui reproduit le schéma des expositions universelles de la fin du XIXème siècle où le concept de « nation » était exacerbé. Entre les pavillons espagnols et néerlandais, le pavillon belge affiche fièrement sa devise : « L’Union fait la force », devise qui se marrie curieusement bien avec les lettres capitales argentées : EUROTOPIE. On pourrait s’y méprendre ! Arrosée de bière wallonne, l’inauguration de l’exposition montre également toute la complexité d’une « nation » telle que la Belgique qui doit composer avec la diversité de ses citoyens. Ainsi Wallons et Flamands s’entendent pour animer de manière alternée ce pavillon belge tantôt habité par de l’art contemporain, tantôt par un concept d’architecture.

Le catalogue répond aux attentes d’un projet artistique engagé, la proposition architecturale à l’intérieur du pavillon également. L’engagement commence à l’entrée du cercle : il faut dénouer ses lacets, déchausser ses chaussures, affronter les aléas climatiques – en ce jour de fin de mois de mai, il s’agit de se confronter à la chaleur étouffante -, enfin gravir les quelques grandes marches pour redescendre et se retrouver au beau milieu de cet amphithéâtre bleu et circulaire. Après tous ces efforts, on est obligé de rester quelques minutes. Ces cercles concentriques qui s’étendent de l’entrée aux quatre pièces du pavillon, remplissant ainsi tout l’espace, forcent à participer, à se référer au centre, à regarder ce qui nous fait face. Les murs préexistants du pavillon, considérés ici comme des obstacles, offrent des espaces cachés, retirés, où l’on peut se réfugier. Ils donnent aussi un côté ludique à la construction. Selon sa position dans le cercle, l’individu peut choisir son degré d’implication : au milieu, en haut, en bas, dissimulé à moitié ou entièrement. Quoiqu’il arrive, il est inclus dans le cercle. La couleur bleue est attractive, elle est intense et donne le sentiment de faire partie de quelque chose d’ouvert, de profond et de sérieux. Enfin, l’hymne européen, accéléré, basses accentuées, résonne de manière lointaine, faisant planer au-dessus des têtes le devoir de participation, le devoir de citoyen nécessaire à la poursuite de la construction de cette Europe idéale.

Bruxelles : capitale de l’Europe ?

Bien installé dans un petit coin d’amphithéâtre, et si la température le permet, on peut s’attarder à lire la deuxième partie du catalogue. Cette fois dans le registre de la fiction, le philosophe et écrivain Bruce Bégout décrit le parcours d’une députée européenne choisie au tirage au sort selon les modalités de la Nouvelle Europe. Voyage en Eurotopie parle des institutions mises en place après « la grande guerre civile européenne » dans un futur plus ou moins lointain. Bruxelles et le Quartier Européen étant partiellement détruits à la suite de la guerre, le champ est libre pour redéfinir l’architecture de la « capitale européenne » et son organisation politique. Bien que les descriptions des espaces et des bâtiments soient remarquables, on regrettera le manque de recherche et de précision sur les éléments politiques, notamment les détails incohérents sur le fédéralisme européen.

La remise en question du « nationalisme méthodologique » à travers la discipline de l’architecture permet de repenser le concept de ville « capitale » pour une organisation politique à cheval entre la structure d’une organisation internationale et celle d’un État. Le pavillon et le catalogue donnent des clefs de compréhension intéressantes sur ce qu’est l’Union européenne aujourd’hui. Ils amènent les citoyens à s’interroger sur cette entité supranationale en évolution et sur leur participation dans la construction d’un projet politique commun. Maintenant, à qui revient la responsabilité de compléter le cercle ? Aux citoyens européens ? Aux États membres ? Doit-on attendre une guerre civile pour relever les défis de l’Europe ?

Toutes les citations sont issues de : Traumnovelle, Roxane Le Grelle et al., Eurotopie.

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