Europe et fédéralismes, réflexion autour de l’Etat multinational et les différentes formes de fédéralisme

, par Simon Kaiser

Europe et fédéralismes, réflexion autour de l'Etat multinational et les différentes formes de fédéralisme
Photo : Kedistan

Alors que Karl Renner théorisait déjà l’État multinational il y a plusieurs décennies, cela n’a pas empêché l’avènement d’un modèle unique pour la plupart des pays du monde : l’État-nation. Dans un contexte de conflits omniprésents aux quatre coins du globe, nous sommes en droit de nous demander si ce dogme est réellement adapté. D’autres systèmes sont-ils viables, permettant une cohabitation saine et paisible des communautés ?

L’ouvrage de Simon Kaiser (« Fédéralisme territorial et fédéralisme personnel : réflexions sur les statuts personnels dans les États multicommunautaires », aux Éditions l’Harmattan) ambitionne de trouver le modèle le plus adapté aux transformations que connaît notre civilisation, par le biais d’une analyse principalement juridique et historique du sujet, mais aussi sociologique et ethnologique.

Karl Renner et sa théorisation de l’Etat multinational

Karl Renner a théorisé l’État multinational dans l’optique de « dépolitiser la question nationale en la réduisant à sa dimension culturelle : seul moyen, selon lui de concilier l’unité étatique dans la diversité de ses cultures. » [1] Cette démarche est évidemment d’essence fédérale mais d’un fédéralisme différent du fédéralisme classique, dans le sens où ce fédéralisme prend en compte les statuts personnels en respectant les intérêts communautaires, culturels et religieux. Pour cela, Karl Renner conçoit une nouvelle manière de penser l’État, de penser la nation et de penser le rapport entre la nation et l’État.

Karl Renner évoque aussi l’autonomie nationale et la définit comme « la constitution de la nation sur le modèle de l’État, son organisation en unité étatique et l’ordonnancement de l’ensemble étatique en tant que fédération de nationalités » (Ich verstehe unter nationaler Autonomie die staatsgleiche Konstitution der Nation, ihre Hinrichtung als Gliedstaat und die Ordnung des gesamten Staates als Nationalitätenbundesstaat.). [2]

L’État multinational, une conception naissante ?

Ces réflexions autour de l’État multinational, bien que paraissant nouvelles aujourd’hui, ne le sont pas en réalité, le fonctionnement de l’empire austro-hongrois s’y apparentant et ce, dès le XVe siècle. La notion d’État fédéral moderne, quant à elle, apparaît avec la Constitution des États-Unis d’Amérique dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. [3]

Ce que l’on peut appeler aujourd’hui « fédéralisme personnel » s’est donc appliqué au fonctionnement d’un État près de trois siècles avant le fédéralisme territorial moderne. Cependant, la genèse du fédéralisme personnel étant moins connue, et moins appliquée dans la période contemporaine, la notion de « fédéralisme » fait désormais référence au fédéralisme territorial que l’on substitue simplement par le terme « fédéral ». Les essais de Karl Renner, et toutes les théories et notions accompagnant l’idée d’un Etat multinational, sont nées de leurs cendres au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. L’avis qu’a rendu la Cour de Justice Internationale le 13 décembre 1974 dans l’affaire « Sahara occidental » a confirmé ce changement d’orientation en reconnaissant que l’État-nation n’est pas la seule forme d’organisation politique possible. [4] Ainsi, Karl Renner a théorisé un nouveau concept d’État il y a quelques siècles et il est intéressant d’étudier ce concept à l’aune de l’Europe.

Le Fédéralisme personnel et l’Europe

Ce que Karl Renner défendait avec ferveur jusqu’au début du XXe siècle n’a pas trouvé application comme il l’aurait voulu puisque l’accord conclu en 1919 est en profonde opposition avec sa vision pour l’Empire austro-hongrois : c’est la victoire de l’État-nation et la défaite de l’État multinational. Bien que les essais de Renner soient tombés aux oubliettes depuis, ils sont d’une grande actualité à l’aube du XXIe siècle, d’autant plus avec le développement de l’Union européenne. Pour citer Edgar Morin [5], « La difficulté de penser l’Europe, c’est d’abord cette difficulté de penser l’un dans le multiple, le multiple dans l’un : l’unitas multiplex. C’est en même temps la difficulté de penser l’identité dans la non-identité. ». [6]

L’échec de l’État national en Europe

Nul doute persiste concernant l’échec de l’État national en Europe, qui se manifeste de plusieurs manières et qui trouve certainement son origine dans la question de l’identité européenne, qui a été totalement délaissée dans le processus de construction européenne. Entre micro-nationalismes, nationalismes identitaires, minorités nationales et régionalismes, l’État-nation est morcelé et menace de s’effondrer à tout moment.

Tout d’abord, ont émergé des souverainismes, dont la dernière manifestation en date est celle du Brexit. Ensuite, ont émergé des nationalismes, comme en Ecosse ou en Catalogne. De manière générale, on ne peut que déplorer une augmentation constante des nationalismes, partout en Europe. C’est donc peu dire que le modèle de l’État-nation est à bout de souffle. Il existe en Europe, dans les faits, plus d’États multicommunautaires que d’États homogènes. Il est donc impératif de trouver un modèle permettant la coexistence intercommunautaire. Nous voulons construire une Europe au moins depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale mais les obstacles sont nombreux et les scénarios multiples. Peut-on penser l’Europe multinationale comme Karl Renner pensait l’Empire austro-hongrois ? Peut-on construire une Europe des nations en dissociant État et nation ? La question nationale est au cœur de la question européenne, et le nier serait mettre en danger cette cohabitation.

L’État multinational et l’Europe

Cet échec amène les États à réfléchir à de nouvelles alternatives afin de dépasser l’État-nation. Ce fut le cas en Belgique avec le développement du nationalisme flamand d’une part et d’une identité wallonne de l’autre. En effet, à partir des années 1960 et 1970, le patriotisme linguistique flamand se développe et devient un problème communautaire. Le modèle de l’État-nation n’est donc plus viable puisqu’une nation existe sous l’égide d’un État mais sans correspondance avec la réalité. Il y a dans les faits deux nations linguistiques et culturelles qui sont apparues. Le processus de transformation de l’État belge a été entamé en 1970 et la solution finale à cette problématique a été trouvée en 1993. En effet, à cette date, l’État belge devient un État fédéral à part entière, d’un fédéralisme nouveau et unique en Europe : un mélange entre fédéralisme territorial et personnel. Le 9 août 1993 dans son discours d’avènement le Roi des Belges déclare : « Nous devons faire une Belgique fédérale dans une Europe fédérale ». [7]

Voici le modèle « classique » de fédéralisme, le fédéralisme territorial, dans lequel les sous-ensembles composant l’État fédéral sont découpés géographiquement, sous forme de régions, comme c’est le cas également en Allemagne ou aux États-Unis d’Amérique :

La deuxième forme de fédéralisme, qui fait aussi l’objet de cette étude est le fédéralisme personnel, modèle dans lequel les sous-ensembles sont définis par le statut personnel c’est-à-dire selon certaines caractéristiques (religion, langue, etc.) :

Ce que Nicolas Rousselier [8] appelle in casu « fédéralisme moderne » [9] peut aussi être appelé « fédéralisme hybride » en ce sens qu’il est un mélange entre fédéralisme territorial et personnel. Ainsi, les compétences sont réparties entre l’État fédéral, les Communautés et les Régions. [10]

Ce qui est aussi intéressant en Belgique est l’absence de hiérarchie des normes : les compétences sont réparties entre le niveau fédéral, communautaire et régional sans hiérarchie. C’est l’équipollence des normes.

Toutes ces réflexions nous amènent à de multiples questionnements concernant l’avenir de l’État de droit. En effet, la notion moderne d’État de droit est fortement remise en cause aujourd’hui mais les contestations surgissent lorsqu’apparaît la volonté de « supprimer » la nation (c’est-à-dire dénationaliser l’État) tout en supprimant les frontières territoriales en les substituant par un découpage suivant le statut personnel. C’est ici que l’exemple de la Belgique apparaît comme la solution hybride à tous ces maux en ce qu’elle prend en compte les spécificités communautaires, tout en gardant un attachement territorial.

Pour plus d’information sur l’ouvrage de Simon Kaiser, rendez-vous sur le site des Editions l’Harmattan

Notes

[1S. Pierré-Caps, « Karl Renner et l’État multinational. Contribution juridique à la solution d’imbroglios politiques contemporains », Droit et société, 1994, pp. 421-441

[2K. Renner, Das Selbstbestimmungsrecht der Nationen, Deuticke, 1918, 293 p.

[3La Constitution des États-Unis (« loi suprême du pays ») a été acceptée le 17 septembre 1787 par une convention réunie à Philadelphie, elle s’applique depuis le 4 mars 1789. Modifiée par vingt-sept amendements, elle est une des plus anciennes constitutions écrites encore appliquées.

[4O. Olivier ; J. Mouton ; S. Pierré-Caps, L’État multinational et l’Europe, Presses Universitaires de Nancy, 1997, pp. 9-18.

[5Sociologue, médiologue et philosophe français.

[6E. Morin, Penser l’Europe, Gallimard, 1987, 221 p.

[7V. O. Audéoud, J. Mouton, S. Pierré-Caps, op. cit., supra note 90, pp. 201-203.

[8Historien français, spécialiste d’histoire politique.

[9N. Roussellier. « Déconstruire l’état-nation. Travaux et discussions. », Vingtième Siècle, revue d’histoire, 1996, pp. 13-22.

[10Site officiel « belgium.be », « Constitution de l’Etat fédéral »

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