La démocratie et l’État de droit constituent les principes fondamentaux de l’Union européenne, auxquels les 27 Etats membres se sont engagés en adhérant à l’UE. Néanmoins, le succès croissant des mouvements et partis populistes qui pour certains d’entre eux sont au pouvoir en Europe, montre qu’au cours des dernières années, ces valeurs européennes communes ne sont pas respectées et acceptées de la même manière par tous les États membres. Cela n’a pas seulement pour effet d’accroître les tensions entre les sociétés concernées, mais oppose aussi les gouvernements populistes aux autres États membres. La gestion de ces situations crée également des tensions entre les organes de l’UE eux-mêmes.
En particulier, en Pologne sous le gouvernement PiS et en Hongrie sous le gouvernement Fidesz, la Commission européenne a été confrontée à de grands défis ces dernières années. Les relations entre Bruxelles et la Pologne ainsi que la Hongrie ont été très tendues au cours des cinq dernières années.
L’État de droit en Pologne et en Hongrie
Par définition, l’État de droit signifie que tout pouvoir public doit être exercé dans les limites imposées par le droit et la loi. L’État de droit exige une protection égale pour tous par la loi et empêche l’exercice arbitraire du pouvoir par le gouvernement. Cette notion vise à garantir la protection des droits et libertés fondamentales, en particuliers, celles à valeurs politiques et civiques.
Or, au cours de ces dernières années des limites à la liberté d’expression et à la liberté de la presse se sont imposées en Hongrie ainsi qu’en Pologne à travers une réforme complète de la justice. L’indépendance de la justice polonaise a été menacée par cette réforme dont l’une de ses mesures prévoyait de sanctionner un juge critique du gouvernement – de droite nationaliste - par des amendes, une rétrogradation ou même une suspension. À cela s’ajoute la restriction toujours plus forte en Hongrie des droits des minorités, tel que de la communauté LGBTQIA+, des réfugiés et des personnes issues de l’immigration. Le gouvernement dirigé par Fidesz a par exemple adopté une loi qui limite considérablement l’éducation sexuelle des mineurs dans les écoles. De même, en 2021, le gouvernement Orbán a adopté une loi restreignant la diffusion d’informations sur l’homosexualité et la transsexualité dans l’espace public.
Ces exemples ne représentent qu’une partie des mesures prises par les gouvernements nationalistes de droite en Pologne et en Hongrie au cours des cinq dernières années, qui entrent en conflit avec l’objectif de la Commission de promouvoir une union fondée sur « l’égalité, la tolérance, la justice sociale et l’État de droit ».
L’engagement de la Commission von der Leyen pour le renforcement et la protection des valeurs démocratique et de l’État de droit
La Commission européenne dispose d’un instrument antérieur à la législature 2019-2024 pour sanctionner les manquements à l’État de droit. Il est possible de déclencher le mécanisme de l’article 7 du Traité sur l’Union européenne (TUE) en cas de violation grave de l’État de droit. La plus forte sanction consiste d’après cet article à la suspension du droit de vote des représentants d’un État membre au sein du Conseil des ministres de l’UE. Cependant, cet instrument de sanction s’est souvent par le passé révélé inefficace du fait des conditions strictes qu’il exige pour le mettre en œuvre. Les représentants des gouvernements des États membres doivent dans le cadre d’un vote au sein du Conseil des ministres de l’UE approuver l’éventuelle sanction à l’unanimité. L’article 7 TUE a plusieurs fois été initié, cependant sans succès. En 2017, la procédure a été engagée contre la Pologne. En s’opposant au vote, la Hongrie a empêché l’unanimité des voix des États membres. Dès que deux gouvernements complices se soutiennent, l’article 7 TUE se retrouve inutile.
De vives critiques ont été adressées ces dernières années à la Commission dans sa gestion du cas polonais et hongrois. Il n’y a en effet pas assez d’outils efficaces pour éviter une mise en danger de l’État de droit et imposer des sanctions adéquates.
La Commission publie certes tous les ans depuis 2020 un « rapport sur l’État de droit dans l’UE », dans lequel elle présente les évolutions de l’État de droit dans chaque États membres et fournit des recommandations pour des améliorations. Ce rapport n’est cependant juridiquement pas contraignant. Cette simple valeur déclarative rend un sanctionnement efficace en cas de violation de l’État de droit difficile.
Pour un nouveau mécanisme de sanction européen
En 2020, la Commission von der Leyen a présenté un nouveau mécanisme de sanction pour lutter contre la violation de l’État de droit et de la démocratie. Le 16 décembre 2020, le Parlement européen a approuvé le nouveau mécanisme de protection de l’État de droit : « le règlement relatif à un régime général de conditionnalité pour la protection du budget de l’Union ». Le règlement est entré en vigueur au 1er janvier 2021.
Sous le nom de ce règlement à connotation budgétaire, se cache pour la première fois la possibilité pour l’UE de sanctionner financièrement des violations de l’État de droit, sans que les États membres doivent pour cela donner leur voix. Le Parlement européen et le Conseil des ministres de l’UE se sont mis d’accord en décembre 2020 pour lier l’allocation de moyens financiers européens au respect de l’État de droit. En conséquence, un État qui ne respecterait pas ce principe, serait privé des ressources financières de l’UE. Cette mesure vise à éviter premièrement que les moyens de l’union ne soient pas employés à miner les valeurs démocratiques. Deuxièmement, les gouvernements en question devraient être mis sous pression grâce au gel de leurs fonds européens (qui se compte parfois en milliards d’euros) afin de les inciter à mettre en œuvre des réformes visant à améliorer l’État de droit sur leur territoire.
L’utilisation de ce nouveau mécanisme contre la Pologne et la Hongrie
La Commission européenne a décidé avec le Parlement européen en 2022 de réagir à la réforme contestée du PiS en Pologne. L’UE a ainsi gelé pour un total de 137 milliards d’euros de fonds européens, issus des fonds d’aide pour la pandémie du COVID-19 (60 milliards d’euros) et du Fonds de cohésion (77 milliards d’euros), dont l’objectif est de mettre le niveau de vie des 27 États membres de l’UE sur un pied d’égalité. Pour que ce gèle soit levé la Pologne doit mettre un œuvre les mesures nécessaires pour rétablir une justice indépendante. Avec le départ du pouvoir du PiS en octobre 2023 et les efforts du gouvernement Tusk pour détricoter la réforme de la justice du PiS, la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a annoncé fin février 2024, le dégel des fonds européens pour la Pologne.
En avril 2022, la Commission von der Leyen a également déployé le nouveau mécanisme de sanction contre la Hongrie. Plusieurs milliards d’euros du Fonds de cohésion ont ainsi été gelés après des violations répétées de l’État de droit. En décembre 2023, malgré les critiques toujours en vigueur quant au respect de l’État de droit en Hongrie, la Commission a décidé de débloquer dix milliards d’euros. Certains politiciens hongrois ont notamment exigé le déblocage des fonds de l’UE gelés avant de donner le feu vert à l’adhésion de la Suède à l’OTAN. De plus, le Premier ministre hongrois Viktor Orbán a menacé de bloquer le début des négociations d’adhésion de l’Ukraine à l’UE ainsi qu’un paquet d’aide à l’Ukraine si les fonds n’étaient pas débloqués.
En raison de la libération controversée des fonds, la commission juridique du Parlement européen s’est largement mise d’accord pour poursuivre en justice la Commission von der Leyen devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) afin de clarifier si le dégel des fonds à la Hongrie était conforme au droit.
Selon le député européen allemand Daniel Freund (Bündnis 90/Die Grünen) il existe des soupçons selon lesquels la présidente de la Commission européenne, aurait été victime de chantage de la part du président hongrois, Viktor Orbán. Bien que la présidente de la Commission européenne ait justifié l’octroi des fonds européens par les réformes judiciaires en faveur de l’État de droit en Hongrie, les membres du Parlement européen y ont plutôt vu une concession aux menaces de Viktor Orbán.
L’indulgence de la Commission envers les violations de l’État de droit
La Commission européenne peut exercer une pression financière sur les gouvernements nationaux grâce à ce nouveau mécanisme. Cependant, à l’exemple de la Hongrie, indépendamment de la décision de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) concernant la plainte du Parlement, il est déjà évident que le nouveau mécanisme de l’UE, tout comme dans la procédure de l’article 7 TUE, peut rencontrer d’importantes difficultés de mise en œuvre.
C’est notamment le cas lorsque les gouvernements concernés réagissent au mécanisme de sanction de la Commission, employé contre eux en conditionnant leur voix à la libération des fonds retenus. De plus, si la Commission donne l’impression de céder à ces manœuvres « tactiques », elle contribue elle-même à priver de son efficacité le mécanisme qu’elle a récemment introduit.
Le plan d’action européen en faveur de la démocratie
La protection de l’État de droit et la création d’un nouveau mécanisme de sanction européen ont été au cœur de la législature 2019-2024. Dans le viseur de la Commission se tenait également le renforcement de la démocratie et la sensibilisation au danger de la tendance antidémocratique qui touche la population européenne, en particulier avec la mise en perspective des élections du Parlement européens en juin 2024.
En décembre 2020, la Commission a présenté un plan d’action pour la démocratie européenne. Ce plan vise à renforcer la liberté d’expression et des médias à travers la promotion d’un journalisme digital et la mise en place d’organisations de médias indépendantes. L’élément central de ce plan est la lutte contre la propagation de la désinformation dans la population, en particulier lorsqu’elle a pour but de causer des dommages publics et à affaiblir la confiance dans les institutions démocratiques. Par le biais de responsabilités accrues imposées aux plateformes en ligne et d’un code de conduite amélioré, l’objectif est de prévenir la propagation de la désinformation. Au cœur de ce plan d’action se trouve également la promotion et la protection d’élections libres et équitables. Dans ce sens, il faut mentionner des mesures concrètes de la Commission, comme par exemple la révision du « Règlement sur le financement des partis politiques européens » ou la mise au point de normes visant à garantir plus de transparence en matière de « publicité politique », ce qui est particulièrement important à l’ère de TikTok et d’autres plateformes de médias sociaux. Ainsi, à partir d’avril 2024, plusieurs millions de citoyens de l’Union européenne recevront des notifications push de TikTok les dirigeant vers leur site d’information électorale local. Là-bas, les électeurs recevront des informations fiables sur les prochaines élections européennes.
La Conférence sur l’avenir de l’Europe
Full house right now in Strasbourg. Citizens, politicians, presidents... All looking ahead how to shape the future of Europe. A lot of ideas on paper, now it is time we deliver. #COFEU #EuropeDay pic.twitter.com/qUUOi6f05l
— Dita Charanzová (@charanzova) May 9, 2022
En 2021, la Conférence sur l’avenir de l’Europe (CoFE) a eu lieu pour la première fois, avec plus de 700 000 participants. L’objectif de la conférence est d’impliquer davantage les citoyens européens. Ainsi, de nouvelles réponses pour l’avenir de la démocratie européenne et des propositions pour le développement ultérieur de l’Union européenne devraient être formulées. Les citoyens participants ont discuté entre eux lors d’une série de débats, échangé des idées sur l’avenir de l’UE et rédigé un rapport final comprenant 49 propositions et plus de 300 mesures, qui seront désormais suivies et mises en œuvre par le Parlement européen. Il reste à voir, si et dans quelle mesure ces propositions seront effectivement mises en œuvre. Cependant, il est déjà possible de dire que la CoFE représente un processus novateur de participation des citoyens et pourrait offrir une opportunité de permettre à la population de participer davantage au processus démocratique.
Bilan : entre ambition et réalité
Comme l’ont montré les différentes réformes, la Commission est pleinement engagée dans la protection de l’État de droit dans les États membres et à contrer les dangers antidémocratiques. Cependant, l’exemple de la Hongrie montre clairement que la Commission n’applique pas son arsenal juridique de manière suffisamment cohérente. Il est donc nécessaire d’avoir des moyens capables de résister à la pression politique et à l’influence des États qui violent l’État de droit et la démocratie. Face aux violations répétées de l’État de droit et de la liberté de la presse, ainsi qu’ à la discrimination des minorités en Hongrie et en Pologne, la Commission européenne n’a réagi que de manière modeste.
En vue des prochaines élections européennes et du risque d’une nouvelle tendance vers l’extrême droite, il est d’autant plus important de protéger de manière cohérente l’État de droit et la démocratie au sein de l’UE et de ses institutions. Bien qu’ Ursula von der Leyen ait eu, au début de son mandat, la vision d’une UE fondée sur l’État de droit, la Commission européenne a agi de manière hésitante et insuffisante face aux violations parfois graves de l’État de droit. En cédant au chantage de la Hongrie, la Commission se nuit à elle-même dans sa lutte contre la violation de l’État de droit.
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